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Les big data épuisent-ils la culture ?

Numéro 8 - 2016 par Thomas Lemaigre Pierre Hemptinne

décembre 2016

La dimen­sion virale colle au numé­rique. Il est deve­nu banal de s’émerveiller de cette pro­pa­ga­tion magique, irré­sis­tible d’images, de mots, de sons et de sché­mas de pen­sée. Cela englobe les besoins de com­mu­ni­ca­tion de tout un cha­cun, au quo­ti­dien, et crée le besoin d’une nou­velle effi­ca­ci­té natu­relle, comme si nous étions dotés de facul­tés inédites […]

Dossier

La dimen­sion virale colle au numé­rique. Il est deve­nu banal de s’émerveiller de cette pro­pa­ga­tion magique, irré­sis­tible d’images, de mots, de sons et de sché­mas de pen­sée. Cela englobe les besoins de com­mu­ni­ca­tion de tout un cha­cun, au quo­ti­dien, et crée le besoin d’une nou­velle effi­ca­ci­té natu­relle, comme si nous étions dotés de facul­tés inédites et plus per­for­mantes pour envoyer et rece­voir des signaux avec un élar­gis­se­ment sur­pre­nant du champ d’action. La dimen­sion épi­dé­mique construit ain­si un ima­gi­naire glo­rieux et non ques­tion­né de l’envahissement de l’humain par le numé­rique. Une sorte de fata­li­té géné­rale, qui s’impose, et que porte un dis­cours domi­nant de pro­pa­gande type « aubaine uni­ver­selle ». Cette vira­li­té s’impose à l’ensemble du corps social, sans autre forme de pro­cès, et est même pres­crite mas­si­ve­ment par les experts poli­tiques, éco­no­miques, indus­triels, garants de l’économie de mar­ché. Les tech­no­lo­gies de trans­mis­sion virale de cette idéo­lo­gie sont ensei­gnées dans les écoles, les uni­ver­si­tés et l’on oublie qu’il n’y a de mar­ke­ting viral que si mon corps et mon cer­veau col­la­borent en se fai­sant trans­met­teurs les plus zélés possible.

Cette vague est deve­nue immense. Elle conti­nue de croitre et prend force d’environnement omni­pré­sent qui façonne nos quo­ti­diens indi­vi­duels et col­lec­tifs sans qu’une dimen­sion cri­tique suf­fi­sante soit intro­duite pour pro­duire de quoi ali­men­ter un réel débat démo­cra­tique. Des choix de socié­té se des­sinent avec et pour le numé­rique, mar­qués du sceau de l’évidence, mais sans être ins­truits en tant qu’enjeux de démocratie.

Non pas pour accep­ter ou refu­ser le numé­rique — il faut bien enten­du sor­tir des alter­na­tives binaires —, mais pour le façon­ner selon l’intérêt public. Parce qu’aujourd’hui, « numé­rique » est le terme épi­dé­mio­lo­gique pour dési­gner l’action de quelques entre­prises mul­ti­na­tio­nales, et donc d’intérêts pri­vés, qui idéo­lo­gisent une tech­no­lo­gie. Le débat de fond est éva­cué sous pré­texte que les tech­no­lo­gies forgent des révo­lu­tions neutres, objec­tives, incon­tour­nables. Il n’en est rien, encore moins ici.

Le dos­sier de ce numé­ro veut pro­po­ser quelques pierres de touche pour cette cri­tique, dans l’horizon d’un numé­rique vou­lu comme démo­cra­tique, humain et critique.

Nous com­men­ce­rons par nous pen­cher sur l’histoire d’internet. De façon sur­tout des­crip­tive, à l’attention spé­ciale des non-spé­cia­listes, de ceux à qui les mots cookie ou Snow­den ne disent rien qui vaille, Tho­mas Lemaigre tente de dres­ser un tableau en relief, pour se don­ner une carte de ce qui se passe, de ce que sont les tech­no­lo­gies à l’œuvre, les repré­sen­ta­tions qui en fondent le déve­lop­pe­ment et les usages, ou encore les acteurs concer­nés et leurs stra­té­gies. Cela ne pour­ra se faire que de façon très syn­thé­tique et très vul­ga­ri­sée. On en retien­dra la cen­tra­li­té depuis peu, et pour long­temps sans doute, de la com­bi­nai­son de deux notions : les big data et les algorithmes.

Big data ? Le terme est très sou­vent employé, mais rare­ment clai­re­ment défi­ni pour le grand public, ce qui en fait un objet à la fois évident et flou. Non, il ne s’agit pas sim­ple­ment des grandes bases de don­nées infor­ma­tiques des admi­nis­tra­tions ou des entre­prises, comme la data ware­house de notre sécu­ri­té sociale. Les big data sont l’ensemble des traces et infor­ma­tions que tout un cha­cun pro­duit en per­ma­nence par ses acti­vi­tés en ligne (ou avec des appa­reils connec­tés). Ces don­nées, pour la plu­part pro­duites sans que l’utilisateur s’en rende compte, sont extrê­me­ment riches au double sens de per­mettre des trai­te­ments sta­tis­tiques robustes et de géné­rer de la valeur com­mer­ciale : beau­coup de don­nées par indi­vi­du et des mil­lions d’individus concernés…

Les algo­rithmes, quant à eux, sont les équa­tions mathé­ma­ti­co-logiques tra­duites dans les pro­grammes infor­ma­tiques qui trans­forment ces big data en don­nées uti­li­sables. Les algo­rithmes des der­nières géné­ra­tions passent par des modé­li­sa­tions pous­sées de nos com­por­te­ments, de nos fonc­tion­ne­ments psy­cho­lo­giques, de nos codes lin­guis­tiques, etc. Ils per­mettent aux big data, une fois sto­ckés, d’être exploi­tés et com­mer­cia­li­sés au point de consti­tuer désor­mais l’un des moteurs de ce qu’on n’appelle déjà presque plus la « nou­velle économie ».

Ain­si outillé, le lec­teur, sans doute un peu effrayé et un peu émer­veillé, pour­ra dans un second temps se plon­ger dans deux visions ana­ly­tiques et cri­tiques très com­plé­men­taires, celles d’Yves Cit­ton et d’Antoinette Rou­vroy. Ils décèlent les méca­nismes de cap­ture de l’attention et de pré­emp­tion du désir par les­quels nos inter­ac­tions numé­riques à l’heure des algo­rithmes sont deve­nues déshu­ma­ni­santes et anti­cri­tiques, et com­ment nous com­men­çons à peine à en sai­sir les consé­quences sur nos com­por­te­ments, nos choix, nos inter­ac­tions et notre exis­tence col­lec­tive, bref sur le social, le poli­tique et la culture. Ils nous montrent aus­si des portes de sor­tie, soit sous forme de réap­pro­pria­tions artis­tiques ou citoyennes de la com­bi­nai­son big data-algo­rithmes, soit sous forme d’interrogations sur la notion de « don­née », sur ses limites et sur cette déno­mi­na­tion pour le moins fal­la­cieuse1.

Ce numé­rique de la géné­ra­tion big data, une fois bien ins­tal­lé dans le corps social, a ses organes de pré­di­lec­tion : il aime s’infiltrer dans tout ce qui touche aux pra­tiques cultu­relles. C’est une fois bien ins­tal­lé dans ces tis­sus qu’il peut prendre les com­mandes des envies, des pul­sions, des habi­tudes, for­ger des pro­fils de consom­ma­teurs utiles à la nou­velle éco­no­mie. A. Rou­vroy comme Y. Cit­ton nous montrent à quel point il y a de moins en moins d’intermédiaires entre un indi­vi­du et ce qu’il va absor­ber en termes de biens cultu­rels pour for­ger et ali­men­ter son ima­gi­naire et sa créativité.

Or, en termes de culture, plus il y a d’intermédiaires, plus on diver­si­fie les sources de pres­crip­tions et plus la manière de « faire culture » dans une socié­té conserve des dimen­sions d’un com­mun à construire. L’immense machine algo­rith­mique de conseils cultu­rels, ten­ta­cu­laire, fon­dée sur la recom­man­da­tion du même, que laisse-t-elle comme place à la dif­fé­rence, à l’accident, l’altérité, la bifur­ca­tion ? Il y a dans le corps social des dis­po­si­tifs pour jouer ce rôle : rendre pos­sibles des che­mi­ne­ments cultu­rels qui côtoient l’inconnu, l’insondable, le non-for­ma­té, le non-ajus­té. Il s’agit d’associations d’éducation per­ma­nente et d’institutions cultu­relles rele­vant des poli­tiques publiques. Face aux ver­tus virales du numé­rique, elles vivent une crise d’une ampli­tude rare. Et elles doivent jouer le rôle d’alerte : atten­tion, cultu­rel­le­ment, ce sont des choses sérieuses qui sont en train de se passer.

C’est ce sen­ti­ment d’alerte, orien­té vers des objec­tifs posi­tifs et construc­tifs, qui a réuni le PAC, Point­Cul­ture, le centre Librex, le Gsa­ra, Culture & Démo­cra­tie, le CESEP, l’ACMJ, Arts & Publics, la Concer­ta­tion des centres cultu­rels bruxel­lois et La Revue nou­velle pour créer un espace de réflexion. Sous la forme d’un cycle de confé­rences et sémi­naires lan­cé en décembre 2015 — et dont la sai­son 2 com­mence ce mois de décembre —, des cher­cheurs y viennent par­ta­ger leurs connais­sances de manière à ce que les inter­mé­diaires cultu­rels asso­cia­tifs et publics se forgent des capa­ci­tés de recom­man­da­tion cultu­relle adap­tées aux enjeux socié­taux du numérique.

Le pré­sent dos­sier s’inscrivant réso­lu­ment dans cette dyna­mique2, il se conclut sur trois contri­bu­tions d’acteurs cultu­rels qui pro­posent des pistes d’action, des alter­na­tives pos­sibles. Jean Cor­nil, pour le mou­ve­ment PAC, cherche dans l’histoire et dans la médio­lo­gie les balises d’une éthique pour la pleine par­ti­ci­pa­tion de tout un cha­cun aux cultures numé­riques. Jean-Claude Cres­py, de l’Alliance fran­çaise à Bruxelles, montre l’utilité des algo­rithmes (sans big data) au ser­vice de pro­jets péda­go­giques, ici un cours en ligne de fran­çais langue étran­gère. Enfin, Jean-Luc Manise du Cesep expose pour­quoi et com­ment une asso­cia­tion fran­çaise a com­men­cé à « dégoo­gli­ser » inter­net et pro­pose à cha­cun des outils pour y par­ve­nir, avec l’ambition de faire men­tir le fameux adage « Quand c’est gra­tuit, c’est toi le produit ! ».

Enfin, comme un rap­pel après un bon concert, la rubrique Ita­lique a été confiée à Luc Mal­ghem qui pro­pose une ren­contre dérou­tante avec une créa­ture algorithmique.

Inter­net n’est plus ce qu’il était et c’est bien d’un autre monde, désen­chan­té, qu’il s’agit désor­mais. Un tas de ques­tions ont déjà été posées dans l’espace public, allant de la pro­tec­tion de la vie pri­vée et au droit à l’oubli à l’hyperdépendance des indi­vi­dus aux ser­vices en ligne. Ce que nous décou­vrons ici tra­verse encore plus pro­fon­dé­ment la socié­té et la culture. L’enjeu est posé de l’emprise de la démo­cra­tie sur les inves­tis­se­ments à l’œuvre, les rap­ports de force en pré­sence et les pra­tiques en déve­lop­pe­ment, tout comme nous nous en ren­dions déjà compte en 2010 avec notre dos­sier sur les neu­ros­ciences (n° 3) et en 2011 avec celui sur les nano­tech­no­lo­gies (n° 11). Ici, ce qui se tra­vaille, ce sont tout à la fois nos rap­ports au savoir, à la culture, aux autres, aux orga­ni­sa­tions, à la pro­prié­té, à la poli­tique — in fine nos rap­ports à nous-même.

La dyna­mique de réflexion évo­quée plus haut a été inti­tu­lée « Pour un numé­rique humain et cri­tique ». « Humain » ? « Cri­tique » ? Le sens don­né à ces mots au départ était assez géné­ral, voire un peu « bateau ». À l’arrivée, nous sommes invi­tés à rien de moins que les recomprendre.

  1. Comme tou­jours sur les sujets sen­sibles, le lan­gage même est ici en jeu. Nous avons été atten­tifs à désa­cra­li­ser les réa­li­tés abor­dées, en limi­tant l’usage des majus­cules (inter­net, big data) et en nous affran­chis­sant des gra­phies com­mer­ciales (Iphone au lieu d’iPhone).
  2. Ain­si que la publi­ca­tion simul­ta­née par l’asbl Culture et Démo­cra­tie de Neuf essen­tiels pour un numé­rique humain et cri­tique, col­lec­tif, Bruxelles, déc­cembre 2016.

Thomas Lemaigre


Auteur

Thomas Lemaigre est économiste et journaliste. Il opère depuis 2013 comme chercheur indépendant, spécialisé sur les politiques sociales et éducatives, ainsi que sur les problématiques socio-économiques régionales. Il exerce également des activités de traduction NL>FR et EN>FR. Il est co-fondateur de l'Agence Alter, éditrice, entre autres, du mensuel {Alter Echos}, qu'il a dirigée jusqu'en 2012. Il enseigne ou a enseigné dans plusieurs Hautes écoles sociales (HE2B, Helha, Henallux).

Pierre Hemptinne


Auteur

écrivain, directeur de la médiation culturelle à PointCulture (anciennement La Médiathèque)