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Loin, très loin
« Finalement, on ne se sentait pas tellement seul. Clairsemé, oui, mais c’était mieux que d’être tout seul. » Thomas Pynchon, L’arc-en-ciel de la gravité, 1973 Ils vivaient loin les uns des autres. À tel point que le corps de l’autre était une menace objective : vivant seuls ou en couple, leurs défenses immunitaires étaient au plus bas. Les époux occupaient […]
« Finalement, on ne se sentait pas tellement seul.
Clairsemé, oui, mais c’était mieux que d’être tout seul. »
Thomas Pynchon, L’arc-en-ciel de la gravité, 19731
Ils vivaient loin les uns des autres.
À tel point que le corps de l’autre était une menace objective : vivant seuls ou en couple, leurs défenses immunitaires étaient au plus bas.
Les époux occupaient des maisons conçues de façon qu’ils ne s’y croisent jamais.
Les pires épreuves de leurs vies lisses étaient l’accouplement et l’accouchement. Mais leurs dirigeants s’apprêtaient à généraliser l’insémination artificielle, programmée et opérée par des machines autonomes et intelligentes.
Ils ne savaient pas qui étaient leurs parents ni qui étaient leurs enfants.
Depuis le stade du fœtus, ils avaient tous été élevés dans un hôpital-nurserie où l’enjeu de leur éducation était de les familiariser avec les machines qui les prenaient en charge, pour ensuite les « socialiser » le plus tôt possible à des interactions sans contacts physiques.
Ils avaient désappris la présence et l’altérité.
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Asimov…
Isaac Asimov est ce ponte de la SF américaine. Scientiste, technolâtre, vertigineusement cérébral, dont les romans accompagneront toute l’époque de la Guerre froide.
Ado dans les années 1980, Asimov était un phare pour mes congénères seconds de classe, un peu immatures, très introvertis. Et, de manière frappante, il l’était autant dans mon collège hennuyer qu’aux États-Unis où je fis un petit bout de scolarité secondaire.
Étonnamment, aujourd’hui, son œuvre pléthorique et inégale reste un point de repère pour les esprits libres qui tentent de comprendre dans quel monde nous font vivre les algorithmes de ladite intelligence artificielle.
J’ai eu un recueil de nouvelles d’Asimov. Je l’avais racheté pour rien dans un de ces marchés aux puces bariolés qui se tenaient sur un parking de la base militaire de Casteau, et qui s’y tiennent peut-être toujours à l’heure d’eBay et de Facebook Marketplace.
Sous les bâches des Yankees sur le départ, s’étageaient les bunkers labyrinthiques de l’état-major européen de l’Otan. Un temps où l’on avait peur des SS-20 soviétiques plutôt que des bouleversements collapsologiques et de la télévision commerciale plutôt que de la déculturation par les algorithmes. Tellement vintage…
J’ai toujours été curieux d’Asimov. Le recueil d’occasion est resté longtemps dans ma pile à lire. Trop longtemps. Je ne suis pas sûr de l’avoir toujours, il a dû partir dans une caisse à bananes à l’occasion d’un désherbage.
Et de fait, comme cette écriture a mal vieilli ! Des dialogues guindés, des héros bien élevés, cette retenue petite-bourgeoise tellement US, ce déluge de premier degré… Certains adorent ces ingrédients qu’ils retrouvent dans Star Trek ou dans Ma sorcière bien-aimée, mais qui, pour moi, ont toujours tout enfoui sous une inamovible couche d’ennui. Peut-être même d’anxiété.
Mais c’est certain, si l’on est prêt à un peu d’apnée et que l’on fait le tri dans ses délires, Asimov a quelques intuitions complètement décoiffantes.
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Ils vivaient très loin les uns des autres.
Ils ne se côtoyaient que par machines interposées.
Ils ne se voyaient pas, ils se visionnaient : ils communiquaient par vidéoconférence. Pour prendre un repas ensemble. Pour des réunions de travail. Pour des promenades dans les champs.
La plupart n’avaient pas grand-chose à faire. Quelques-uns géraient la Cité, quelques-uns excellaient dans des activités artistiques. Et les autres, on ne sait pas trop.
Ils commandaient toutes sortes de choses à une innombrable domesticité de machines interconnectées : travailler dans leurs usines, cultiver leurs vastes domaines, opérer les communications entre eux, assurer leur ravitaillement. Même ouvrir les rideaux ou éteindre la lumière.
Quelques tâches de première nécessité restaient l’apanage des humains, comme concevoir les machines. Il y avait aussi des médecins, qui ne consultaient qu’à distance.
Ils s’étaient inculqués une viscérale horreur de l’idée même que deux personnes puissent se tenir dans la même pièce.
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Face aux feux du soleil (The Naked Sun, 1956) est le second volume du Cycle des robots2. Asimov y déroule une enquête policière sur une planète éloignée, Solaria, colonisée trois siècles plus tôt par des humains. Considérablement plus grande que notre Terre, Solaria n’est habitée que par 20.000 personnes. Chacun vit au centre d’un immense domaine, de sorte que la rencontre physique est impraticable.
Solaria projette un point culminant de l’évolution humaine, une société sans rencontre des corps. Finement, mais d’entrée de jeu, Asimov a rassuré son lecteur boutonneux : ce n’est pas là un univers désirable. Il semble pour tout dire y avoir assez peu d’univers désirables chez Asimov…
Au moment même où l’on évoque la perspective d’un confinement cette fin d’hiver, je retombe par hasard sur des notes prises quelques mois plus tôt lors d’une conférence3. The Naked Sun y avait été évoqué en passant pour illustrer la notion d’habitèle, un néologisme qui désigne l’espace d’interactions rendues possibles par nos appareils connectés. Un espace imbriqué à l’espace physique auquel c’est notre corps qui donne accès4. Un espace qui indique la possibilité d’une inversion entre réel et non réel.
Ma frustration asimovienne ravivée, je me procure illico Face aux feux du soleil auprès d’un bouquiniste en ligne. Pour deux sous, une fois encore.
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Les habitants de Solaria vivent donc loin, très loin les uns des autres
Si, dans des cas extrêmes, la rencontre physique doit avoir lieu, les protagonistes restent à distance respectable, se parlant de loin et se protégeant de vêtements très couvrants.
Le corps de l’autre est une menace vitale objective.
L’accident avec un grand A, le risque ultime, c’est pour une telle société le détournement malveillant des machines dont dépend toute l’existence de chacun.
Un jour — et c’est évidemment le nœud de l’intrigue du roman —, cet accident finira par advenir. À l’issue des péripéties qui en découleront, une Solarienne sera amenée à émigrer sur une autre planète, à y être confrontée à d’autres conditions de vie et à une autre culture.
Toute la question sera de savoir si elle pourra supporter la manière dont y ont cours les relations humaines. Sera-t-elle capable de se servir une tasse de café sans aide ? De se retenir de sursauter si quelqu’un lui pose la main sur l’épaule ? De vivre avec les pulsions sensuelles qu’elle est en train de découvrir en elle ?
Optimiste, reflet de son époque, Asimov laisse entendre qu’il y croit.
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Cinq jours exactement après ma commande en ligne, j’ai déjà reçu l’opus aux pages jaunies. C’est le moment où le pays entier se retrouve enfermé, chacun chez soi, à durée indéterminée. Affublé d’une innombrable domesticité de machines interconnectées, chacun s’invente à la fois en sujet et en objet de « distanciation sociale ».
Sans attendre, dans cette ambiance d’irréalité, je me laisse engloutir dans l’imaginaire daté de Face aux feux du soleil.
Nous restons civiquement dans notre appartement bruxellois. Je suis avec mon amoureuse. Il faut dire qu’elle est un peu grippée depuis une semaine. Elle finit par se décider à joindre son médecin… qui la rassure, mais lui soumet une petite note sur les élémentaires précautions à prendre. Quelques mesures de bon sens, absolument faciles à mettre en œuvre avec un tout petit peu d’organisation, du genre désinfecter obsessionnellement tout ce que l’on touche, ne pas mélanger son linge et sa vaisselle avec ceux des autres, vivre et dormir dans une pièce séparée, rester à une distance d’1 m 50 de ses proches, ne côtoyer absolument aucune personne qui ne vit pas sous son toit, etc.5 Une espèce de délire névrotique qu’on dirait imaginé pour détruire un couple, pour faire plonger une famille.
Saurons-nous nous y tenir ? Pour autant que l’un de nous n’ait pas défenestré l’autre, saurons-nous vivre en petits-bourgeois Solariens dociles ?
Dans quel état en sortirons-nous de ce tunnel ? Saurons-nous faire la vaisselle et le ménage (ou pas!) comme nous l’avions fait jusque-là ? Retrouverons-nous l’élan vital de prendre l’âme sœur dans nos bras, de donner l’accolade aux vieux amis, de serrer la main à l’inconnu ? Saurons-nous réapprendre cette vie hors Solaria, tout aussi bien rangée ?
Et surtout, le voudrons-nous ?
- Coll. « Fiction et Cie », Seuil, Paris, 1988 (trad. M. Doury).
- Les préados du babyboum découvrent ce roman dans le numéro estival (n° 35 – 36, juillet-aout 1961) de la revue Satellite, traduit par A.-Y. Richard, Editions scientifiques et littéraires, Paris, p. 3 – 183. Il est régulièrement réédité en poche (éd. J’ai lu) depuis 1973.
- Lussault M., « L’individu contemporain : un hyper-lieu incarné ? », le 16 juin 2018 à PointCulture Bruxelles, dans le cadre du cycle « Pour un numérique humain et critique ». Voir aussi sur ce sujet : Hemptinne P., présentation critique du livre « Hyperlieux. Les nouvelles géographies de la mondialisation de Michel Lussault », La Revue nouvelle, n° 8/2018.
- Boullier D. (2019), « Rendre le numérique habitable : l’habitèle », dans Calbérac Y, Lazzarotti O., Levy J., Lussault M., Carte d’identités. L’espace au singulier, Paris, Hermann (Les colloques de Cerisy), p. 151 – 174.
- « Annexe E Conseils d’hygiène au patient qui présente des symptômes d’infection à coronavirus et est en isolmeent à la maison », SPF Santé publique, environnement et sécurité de la chaine alimentaire, Bruxelles, 2020.