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Loin, très loin

Numéro 3 – 2020 - Asimov confinement Covid-19 par Thomas Lemaigre

avril 2020

« Fina­le­ment, on ne se sen­tait pas tel­le­ment seul. Clair­se­mé, oui, mais c’était mieux que d’être tout seul. » Tho­mas Pyn­chon, L’arc-en-ciel de la gra­vi­té, 1973 Ils vivaient loin les uns des autres. À tel point que le corps de l’autre était une menace objec­tive : vivant seuls ou en couple, leurs défenses immu­ni­taires étaient au plus bas. Les époux occupaient […]

Dossier

« Fina­le­ment, on ne se sen­tait pas tel­le­ment seul.

Clair­se­mé, oui, mais c’était mieux que d’être tout seul. »

Tho­mas Pyn­chon,
L’arc-en-ciel de la gra­vi­té, 19731

Ils vivaient loin les uns des autres.

À tel point que le corps de l’autre était une menace objec­tive : vivant seuls ou en couple, leurs défenses immu­ni­taires étaient au plus bas.

Les époux occu­paient des mai­sons conçues de façon qu’ils ne s’y croisent jamais.

Les pires épreuves de leurs vies lisses étaient l’accouplement et l’accouchement. Mais leurs diri­geants s’apprêtaient à géné­ra­li­ser l’insémination arti­fi­cielle, pro­gram­mée et opé­rée par des machines auto­nomes et intelligentes.

Ils ne savaient pas qui étaient leurs parents ni qui étaient leurs enfants.

Depuis le stade du fœtus, ils avaient tous été éle­vés dans un hôpi­tal-nur­se­rie où l’enjeu de leur édu­ca­tion était de les fami­lia­ri­ser avec les machines qui les pre­naient en charge, pour ensuite les « socia­li­ser » le plus tôt pos­sible à des inter­ac­tions sans contacts physiques.

Ils avaient désap­pris la pré­sence et l’altérité.

*****

Asimov…

Isaac Asi­mov est ce ponte de la SF amé­ri­caine. Scien­tiste, tech­no­lâtre, ver­ti­gi­neu­se­ment céré­bral, dont les romans accom­pa­gne­ront toute l’époque de la Guerre froide.

Ado dans les années 1980, Asi­mov était un phare pour mes congé­nères seconds de classe, un peu imma­tures, très intro­ver­tis. Et, de manière frap­pante, il l’était autant dans mon col­lège hen­nuyer qu’aux États-Unis où je fis un petit bout de sco­la­ri­té secondaire.

Éton­nam­ment, aujourd’hui, son œuvre plé­tho­rique et inégale reste un point de repère pour les esprits libres qui tentent de com­prendre dans quel monde nous font vivre les algo­rithmes de ladite intel­li­gence artificielle.

J’ai eu un recueil de nou­velles d’Asimov. Je l’avais rache­té pour rien dans un de ces mar­chés aux puces bario­lés qui se tenaient sur un par­king de la base mili­taire de Cas­teau, et qui s’y tiennent peut-être tou­jours à l’heure d’eBay et de Face­book Marketplace.

Sous les bâches des Yan­kees sur le départ, s’étageaient les bun­kers laby­rin­thiques de l’état-major euro­péen de l’Otan. Un temps où l’on avait peur des SS-20 sovié­tiques plu­tôt que des bou­le­ver­se­ments col­lap­so­lo­giques et de la télé­vi­sion com­mer­ciale plu­tôt que de la décul­tu­ra­tion par les algo­rithmes. Tel­le­ment vin­tage

J’ai tou­jours été curieux d’Asimov. Le recueil d’occasion est res­té long­temps dans ma pile à lire. Trop long­temps. Je ne suis pas sûr de l’avoir tou­jours, il a dû par­tir dans une caisse à bananes à l’occasion d’un désherbage.

Et de fait, comme cette écri­ture a mal vieilli ! Des dia­logues guin­dés, des héros bien éle­vés, cette rete­nue petite-bour­geoise tel­le­ment US, ce déluge de pre­mier degré… Cer­tains adorent ces ingré­dients qu’ils retrouvent dans Star Trek ou dans Ma sor­cière bien-aimée, mais qui, pour moi, ont tou­jours tout enfoui sous une inamo­vible couche d’ennui. Peut-être même d’anxiété.

Mais c’est cer­tain, si l’on est prêt à un peu d’apnée et que l’on fait le tri dans ses délires, Asi­mov a quelques intui­tions com­plè­te­ment décoiffantes.

*****

Ils vivaient très loin les uns des autres.

Ils ne se côtoyaient que par machines interposées.

Ils ne se voyaient pas, ils se vision­naient : ils com­mu­ni­quaient par vidéo­con­fé­rence. Pour prendre un repas ensemble. Pour des réunions de tra­vail. Pour des pro­me­nades dans les champs.

La plu­part n’avaient pas grand-chose à faire. Quelques-uns géraient la Cité, quelques-uns excel­laient dans des acti­vi­tés artis­tiques. Et les autres, on ne sait pas trop.

Ils com­man­daient toutes sortes de choses à une innom­brable domes­ti­ci­té de machines inter­con­nec­tées : tra­vailler dans leurs usines, culti­ver leurs vastes domaines, opé­rer les com­mu­ni­ca­tions entre eux, assu­rer leur ravi­taille­ment. Même ouvrir les rideaux ou éteindre la lumière.

Quelques tâches de pre­mière néces­si­té res­taient l’apanage des humains, comme conce­voir les machines. Il y avait aus­si des méde­cins, qui ne consul­taient qu’à distance.

Ils s’étaient incul­qués une vis­cé­rale hor­reur de l’idée même que deux per­sonnes puissent se tenir dans la même pièce.

*****

Face aux feux du soleil (The Naked Sun, 1956) est le second volume du Cycle des robots2. Asi­mov y déroule une enquête poli­cière sur une pla­nète éloi­gnée, Sola­ria, colo­ni­sée trois siècles plus tôt par des humains. Consi­dé­ra­ble­ment plus grande que notre Terre, Sola­ria n’est habi­tée que par 20.000 per­sonnes. Cha­cun vit au centre d’un immense domaine, de sorte que la ren­contre phy­sique est impraticable.

Sola­ria pro­jette un point culmi­nant de l’évolution humaine, une socié­té sans ren­contre des corps. Fine­ment, mais d’entrée de jeu, Asi­mov a ras­su­ré son lec­teur bou­ton­neux : ce n’est pas là un uni­vers dési­rable. Il semble pour tout dire y avoir assez peu d’univers dési­rables chez Asimov…

Au moment même où l’on évoque la pers­pec­tive d’un confi­ne­ment cette fin d’hiver, je retombe par hasard sur des notes prises quelques mois plus tôt lors d’une confé­rence3. The Naked Sun y avait été évo­qué en pas­sant pour illus­trer la notion d’habi­tèle, un néo­lo­gisme qui désigne l’espace d’interactions ren­dues pos­sibles par nos appa­reils connec­tés. Un espace imbri­qué à l’espace phy­sique auquel c’est notre corps qui donne accès4. Un espace qui indique la pos­si­bi­li­té d’une inver­sion entre réel et non réel.

Ma frus­tra­tion asi­mo­vienne ravi­vée, je me pro­cure illi­co Face aux feux du soleil auprès d’un bou­qui­niste en ligne. Pour deux sous, une fois encore.

*****

Les habi­tants de Sola­ria vivent donc loin, très loin les uns des autres

Si, dans des cas extrêmes, la ren­contre phy­sique doit avoir lieu, les pro­ta­go­nistes res­tent à dis­tance res­pec­table, se par­lant de loin et se pro­té­geant de vête­ments très couvrants.

Le corps de l’autre est une menace vitale objective.

L’accident avec un grand A, le risque ultime, c’est pour une telle socié­té le détour­ne­ment mal­veillant des machines dont dépend toute l’existence de chacun.

Un jour — et c’est évi­dem­ment le nœud de l’intrigue du roman —, cet acci­dent fini­ra par adve­nir. À l’issue des péri­pé­ties qui en décou­le­ront, une Sola­rienne sera ame­née à émi­grer sur une autre pla­nète, à y être confron­tée à d’autres condi­tions de vie et à une autre culture.

Toute la ques­tion sera de savoir si elle pour­ra sup­por­ter la manière dont y ont cours les rela­tions humaines. Sera-t-elle capable de se ser­vir une tasse de café sans aide ? De se rete­nir de sur­sau­ter si quelqu’un lui pose la main sur l’épaule ? De vivre avec les pul­sions sen­suelles qu’elle est en train de décou­vrir en elle ?

Opti­miste, reflet de son époque, Asi­mov laisse entendre qu’il y croit.

*****

Cinq jours exac­te­ment après ma com­mande en ligne, j’ai déjà reçu l’opus aux pages jau­nies. C’est le moment où le pays entier se retrouve enfer­mé, cha­cun chez soi, à durée indé­ter­mi­née. Affu­blé d’une innom­brable domes­ti­ci­té de machines inter­con­nec­tées, cha­cun s’invente à la fois en sujet et en objet de « dis­tan­cia­tion sociale ».

Sans attendre, dans cette ambiance d’irréalité, je me laisse englou­tir dans l’imaginaire daté de Face aux feux du soleil.

Nous res­tons civi­que­ment dans notre appar­te­ment bruxel­lois. Je suis avec mon amou­reuse. Il faut dire qu’elle est un peu grip­pée depuis une semaine. Elle finit par se déci­der à joindre son méde­cin… qui la ras­sure, mais lui sou­met une petite note sur les élé­men­taires pré­cau­tions à prendre. Quelques mesures de bon sens, abso­lu­ment faciles à mettre en œuvre avec un tout petit peu d’organisation, du genre dés­in­fec­ter obses­sion­nel­le­ment tout ce que l’on touche, ne pas mélan­ger son linge et sa vais­selle avec ceux des autres, vivre et dor­mir dans une pièce sépa­rée, res­ter à une dis­tance d’1 m 50 de ses proches, ne côtoyer abso­lu­ment aucune per­sonne qui ne vit pas sous son toit, etc.5 Une espèce de délire névro­tique qu’on dirait ima­gi­né pour détruire un couple, pour faire plon­ger une famille.

Sau­rons-nous nous y tenir ? Pour autant que l’un de nous n’ait pas défe­nes­tré l’autre, sau­rons-nous vivre en petits-bour­geois Sola­riens dociles ?

Dans quel état en sor­ti­rons-nous de ce tun­nel ? Sau­rons-nous faire la vais­selle et le ménage (ou pas!) comme nous l’avions fait jusque-là ? Retrou­ve­rons-nous l’élan vital de prendre l’âme sœur dans nos bras, de don­ner l’accolade aux vieux amis, de ser­rer la main à l’inconnu ? Sau­rons-nous réap­prendre cette vie hors Sola­ria, tout aus­si bien rangée ?

Et sur­tout, le voudrons-nous ?

  1. Coll. « Fic­tion et Cie », Seuil, Paris, 1988 (trad. M. Doury).
  2. Les pré­ados du baby­boum découvrent ce roman dans le numé­ro esti­val (n° 35 – 36, juillet-aout 1961) de la revue Satel­lite, tra­duit par A.-Y. Richard, Edi­tions scien­ti­fiques et lit­té­raires, Paris, p. 3 – 183. Il est régu­liè­re­ment réédi­té en poche (éd. J’ai lu) depuis 1973.
  3. Lus­sault M., « L’individu contem­po­rain : un hyper-lieu incar­né ? », le 16 juin 2018 à Point­Cul­ture Bruxelles, dans le cadre du cycle « Pour un numé­rique humain et cri­tique ». Voir aus­si sur ce sujet : Hemp­tinne P., pré­sen­ta­tion cri­tique du livre « Hyper­lieux. Les nou­velles géo­gra­phies de la mon­dia­li­sa­tion de Michel Lus­sault », La Revue nou­velle, n° 8/2018.
  4. Boul­lier D. (2019), « Rendre le numé­rique habi­table : l’habitèle », dans Cal­bé­rac Y, Laz­za­rot­ti O., Levy J., Lus­sault M., Carte d’identités. L’espace au sin­gu­lier, Paris, Her­mann (Les col­loques de Ceri­sy), p. 151 – 174.
  5. « Annexe E Conseils d’hygiène au patient qui pré­sente des symp­tômes d’infection à coro­na­vi­rus et est en isol­meent à la mai­son », SPF San­té publique, envi­ron­ne­ment et sécu­ri­té de la chaine ali­men­taire, Bruxelles, 2020.

Thomas Lemaigre


Auteur

Thomas Lemaigre est économiste et journaliste. Il opère depuis 2013 comme chercheur indépendant, spécialisé sur les politiques sociales et éducatives, ainsi que sur les problématiques socio-économiques régionales. Il exerce également des activités de traduction NL>FR et EN>FR. Il est co-fondateur de l'Agence Alter, éditrice, entre autres, du mensuel {Alter Echos}, qu'il a dirigée jusqu'en 2012. Il enseigne ou a enseigné dans plusieurs Hautes écoles sociales (HE2B, Helha, Henallux).