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Les nouvelles incertitudes démocratiques

Numéro 1 - 2019 par Thomas Lemaigre

janvier 2019

Notre vision de l’incertitude en poli­tique doit être réin­ven­tée. Face au cours de l’histoire qui s’accélère, elle est géné­ra­le­ment beau­coup trop réduc­trice. Au point de bri­der les réponses que nous sommes en train de don­ner aux défis glo­baux et de confor­ter les ten­dances qui nous poussent vers des pentes très glis­santes. La démo­cra­tie moderne s’est […]

Éditorial

Notre vision de l’incertitude en poli­tique doit être réin­ven­tée. Face au cours de l’histoire qui s’accélère, elle est géné­ra­le­ment beau­coup trop réduc­trice. Au point de bri­der les réponses que nous sommes en train de don­ner aux défis glo­baux et de confor­ter les ten­dances qui nous poussent vers des pentes très glissantes.

La démo­cra­tie moderne s’est impo­sée de ne pas se don­ner d’idées défi­ni­tives sur ce qui consti­tue le bon régime poli­tique. Elle doute d’elle-même, elle se cherche. Notre der­nier édi­to­rial, sur les usages et més­usages du débat public1 en était encore une forme de rap­pel : la démo­cra­tie construit l’avenir en se construi­sant elle-même. De Toc­que­ville à Ulrich Beck2 en pas­sant par Claude Lefort, elle se met congé­ni­ta­le­ment à l’épreuve du doute, « une épreuve qui s’étaie sur un cer­tain agen­ce­ment des ins­ti­tu­tions », et tou­jours « le sort de la démo­cra­tie demeure incer­tain »3. Telle est la rup­ture qui la dis­tingue his­to­ri­que­ment des autres régimes politiques.

La COP24 qui s’est clô­tu­rée à la mi-décembre donne une acui­té par­ti­cu­lière à de telles lec­tures et oblige sans doute à les actua­li­ser, ou tout au moins à les inter­ro­ger de façon prospective.

Et c’est jus­te­ment là un pre­mier cur­seur qui a bou­gé : le cur­seur pros­pec­tif, celui de l’horizon du temps his­to­rique. Et ce n’est pas rien… Des Lumières au com­pro­mis social-démo­crate, nous héri­tons d’un rap­port au poli­tique et aux ins­ti­tu­tions ins­crit dans un ave­nir sans fin et éga­le­ment dans un hori­zon de res­sources infi­nies4. Cela avait com­men­cé à chan­ger pen­dant la Guerre froide avec la pers­pec­tive d’une confla­gra­tion nucléaire glo­bale, ensuite avec le rap­port Mea­dows de 1971 et le Club de Rome, jusqu’au point de bas­cule actuel qui a vu depuis une dizaine d’années les opi­nions publiques s’approprier une cer­taine idée de fin du monde à tra­vers des tra­vaux, cer­tains dis­cu­tables et dis­cu­tés5, qui dans l’univers fran­co­phone se retrouvent désor­mais sous l’étiquette attrape-tout de « col­lap­so­lo­gie ». L’idée de pro­grès implose, en tout cas celle autour de laquelle nous avons construit nos ins­ti­tu­tions socioé­co­no­miques au XXe siècle.

Tout cela se passe au moment même où le Giec, comme aidé par les évè­ne­ments cli­ma­tiques inédits et mar­quants de cet été, s’efforce de pro­mou­voir un cadrage tem­po­rel assez direc­tif de la crise envi­ron­ne­men­tale glo­bale6 : il nous reste au maxi­mum vingt ans pour enclen­cher les muta­tions struc­tu­relles qui feront en sorte que soit en par­tie évi­tée la menace de dégra­da­tion par réchauf­fe­ment moyen du cli­mat des condi­tions mini­males de la vie humaine sur Terre, sans doute pas de toute vie humaine, mais de la vie d’une majo­ri­té des membres de l’espèce. Quelque vingt ans pour déci­der de res­ter ou non sous la barre fati­dique des 2°C. Et ensuite, il ne s’agira pas de dévier des tra­jec­toires pres­crites, sous peine de retom­ber illi­co dans l’ornière terminale.

Si le Giec tente de mobi­li­ser les opi­nions mon­diales en nous pous­sant, si pas à l’angoisse, du moins à voir le futur comme quelque chose qui risque de finir dans un temps his­to­ri­que­ment proche — un siècle, peut-être deux ou trois —, ses tra­vaux pré­cé­dents indui­saient déjà un autre ensemble de consi­dé­ra­tions sur l’incertitude démo­cra­tique : la ques­tion de la cal­cu­la­bi­li­té de l’avenir. C’est là un second cur­seur à prendre en compte.

Ce que nous enten­dons rele­ver ici n’est pas nou­veau et se retrouve à pro­pos de bien d’autres enjeux que le cli­mat : il s’agit sim­ple­ment de l’effet de cadrage que pro­voquent les recom­man­da­tions du Giec, et peut-être même l’exercice en tant que tel de modé­li­sa­tion des rap­ports huma­ni­té-cli­mat, et la manière dont ces recom­man­da­tions sont tra­duites, essen­tiel­le­ment en objec­tifs quan­ti­ta­tifs, dans les conclu­sions des COP. Il n’y a sans doute pas moyen en cette manière de faire autre­ment. Il est vital de fixer les idées de l’opinion publique et des déci­deurs poli­tiques. Ce sera : pas plus de 2°C d’augmentation des tem­pé­ra­tures moyennes mon­diales par rap­port à l’époque pré­in­dus­trielle et la courbe à suivre pour y arri­ver implique des objec­tifs de réduc­tion des émis­sions de CO2 trois fois plus impor­tants que ceux adop­tés il y a trois ans à Paris en conclu­sion de la COP21.

Nous sommes de la sorte col­lec­ti­ve­ment emme­nés vers une vision très par­ti­cu­lière du futur, où toute déci­sion se résume à un cal­cul couts-béné­fices. Or les incer­ti­tudes sont nom­breuses et il en existe de toutes sortes. Toutes ne sont pas « com­men­su­rables », pas rap­por­tables à une seule échelle de mesure, parce que tous les rap­ports à l’incertitude ne sont pas équi­va­lents. Ils n’ont pas la même valeur. Ils ont même éven­tuel­le­ment des valeurs incon­ci­liables entre elles, au sens le plus épais du mot valeur : pas les mêmes signi­fi­ca­tions cultu­relles, pas les mêmes por­tées éthiques, pas les mêmes impli­ca­tions politiques.

Une telle com­men­su­ra­bi­li­té, aux mains de la science éco­no­mique cano­nique, se tra­duit d’abord en conver­ti­bi­li­té en mon­naie et juste ensuite en mise en place de mar­chés d’investissements spé­cu­la­tifs. Toute incer­ti­tude n’est pas com­pres­sible sur un cal­cul de risques7. La poli­tique n’est en aucun cas un exer­cice de ges­tion d’assurances ni l’avenir de l’humanité un por­te­feuille de hedge fund. L’incertitude démo­cra­tique au XXIe siècle, en matière de cli­mat comme en toute autre, n’est pas réduc­tible à des marges d’erreur, des « inter­valles de confiance », des valeurs rési­duelles, des « évè­ne­ments extrêmes ». Au contraire, elle appelle une défi­ni­tion de la démo­cra­tie comme action face à l’inconnu et pas juste face à l’incertain, y com­pris donc face à l’impossibilité de cer­ner l’inconnaissable de l’inconnu, le rap­port entre ce qu’on sait, ce qu’on est cer­tains de ne pas savoir, et sur­tout ce qu’on ignore qu’on ne sait pas.

Tout ceci n’est pas que spé­cu­la­tions en chambre entre phi­lo­sophes poli­tiques. Tout ceci se joue déjà dans le monde réel. Une telle ana­lyse de l’incertitude com­bi­née à l’impuissance des États à évi­ter les scé­na­rios cli­ma­tiques glo­baux répu­tés les moins graves, cela nous confronte à des choix his­to­riques qui iront jusqu’à remettre en ques­tion les options prises quant au régime poli­tique avec lequel nous enten­dons jouer nos ave­nirs com­muns8. L’écologie poli­tique l’a com­pris depuis bien­tôt un demi-siècle et en a fait un pro­jet de chan­ge­ment social radi­cal et radi­ca­le­ment démo­cra­tique9.

Mais réin­ven­ter notre régime poli­tique, où cela peut-il nous emme­ner ? Nos axiomes démo­cra­tiques suf­fisent-ils ? (l’action ration­nelle pro­duite par le débat entre per­sonnes qui se regardent comme égaux, et qui par là contient la vio­lence poli­tique). Nous dotent-ils à coup sûr d’«agencements ins­ti­tu­tion­nels » à la hau­teur de cette espèce de nou­velle figure du mal qui borne désor­mais les temps futurs ? On ne peut que le sou­hai­ter, tant elle est la seule manière, nous le rap­pe­lions d’entrée de jeu, de ne pas se men­tir pas sur ces formes d’inconnu qui nous échappent le plus. Mais ce modèle convainc-t-il ? A‑t-il déjà per­mis de capi­ta­li­ser des avan­cées signi­fi­ca­tives au-delà de quelques ilots d’entre-soi ? Sera-t-il à même d’y par­ve­nir dans les temps impar­tis ? La démo­cra­tie moderne sera-t-elle plus pour nous que cette convic­tion qui pous­sa, dit-on, l’orchestre du Tita­nic à jouer jusqu’au der­nier moment ? Et pour le « reste du monde » comme disent les éco­no­mistes, si la démo­cra­tie moderne convainc face aux remises en ques­tion de son uni­ver­sa­li­té, notam­ment par les cri­tiques post-colo­niales et fémi­nistes, quelle est sa robus­tesse effec­tive ? Le constat doit être posé : le doute plane mal­heu­reu­se­ment sur ce scé­na­rio opti­miste, sans doute même utopiste.

L’alternative qui semble inévi­table est le scé­na­rio de l’écodictature ou de l’écoautoritarisme. Insta­bi­li­tés, incer­ti­tudes, péri­phé­ri­sa­tion, tout pous­se­rait déjà nombre de pays de la pla­nète vers ce type de ten­ta­tions, plus ou moins tein­tées de supré­ma­cisme, et plus ou moins expli­ci­te­ment pré­oc­cu­pées de jouer seules, de tirer l’échelle, de s’approprier le peu qui reste tant qu’il est encore temps, et de neu­tra­li­ser ceux qui vont les empê­cher d’en jouir. Un cer­tain degré de vio­lence est exté­rio­ri­sé, reven­di­qué, assu­mé, mis en scène. Trump masse ses troupes à la fron­tière pour conte­nir une colonne de réfu­giés. Bol­so­na­ro menace de mort les porte-paroles des pay­sans sans terre et des peuples indiens. Telle major des indus­tries extrac­tives inti­mide par des attaques en jus­tice des mili­tants de causes comme la bio­di­ver­si­té. Des scé­na­rios anti­dé­mo­cra­tiques, mais dans cer­tains cas avec une sub­ti­li­té consis­tant à res­ter com­pa­tibles avec une cer­taine dose de démo­cra­tie10.

Mais une lec­ture pros­pec­tive duale est for­cé­ment appau­vrie. La réa­li­té trou­ve­ra d’autres che­mins entre vio­lence éco­au­to­ri­taire et uto­pie radi­cale-démo­cra­tique, et elle en trouve sans doute déjà. Concluons en pro­po­sant une hypo­thèse : celle de la délé­ga­tion de la poli­tique et du gou­ver­ne­ment des choix indi­vi­duels à des dis­po­si­tifs tech­no­lo­giques. Le scé­na­rio, lit­té­ra­le­ment, d’un régime de l’intelligence poli­tique arti­fi­cielle. Les inten­tions poli­tiques sont confiées à des algo­rithmes qui pres­crivent des ajus­te­ments de l’action publique de façon « ration­nelle », orga­nisent le ration­ne­ment de façon « dépas­sion­née », contrôlent les com­por­te­ments indi­vi­duels et les pré-para­mètrent de façon « opti­mi­sée »11. Ils sont com­man­di­tés par des États, cer­tains vous per­suadent que vous les avez choi­sis en toute auto­no­mie. Ils ne sont pas néces­sai­re­ment très com­plexes. Ils sont basés sur des modèles pour les­quels la réa­li­té sociale est entiè­re­ment réduite à du cal­cul. Ils sont déjà mis en œuvre, par exemple dans la for­ma­tion des salaires12, dans la régu­la­tion du tra­fic auto­rou­tier ou dans la concor­dance entre can­di­dats et postes vacants assu­rée par le Forem, ailleurs dans les déci­sions de libé­ra­tion condi­tion­nelle des déte­nus, etc. Ils sont pré­pa­rés par les comp­teurs élec­triques intel­li­gents ou les appli­ca­tions de paie­ment par télé­phone por­table, ils s’appuieront sur les objets connec­tés, « smart », que vous vous êtes peut-être offerts à Noël et les don­nées innom­brables que pro­duit votre usage des pla­te­formes en ligne, réseaux sociaux en tête. Ils régentent déjà la vie de citoyens chi­nois chaque jour plus nom­breux au tra­vers de dis­po­si­tifs de social ran­king13, en par­ti­cu­lier l’application Sesame déve­lop­pée par la branche finan­cière du groupe Ali­ba­ba, celui-là même qui ins­tal­le­ra sous peu sa pla­te­forme logis­tique euro­péenne à Liège.

Un tel régime de gou­ver­ne­ment auto­ma­tique s’invente déjà, il est une mine d’or pour les mul­ti­na­tio­nales du web qui le pro­meuvent. Il n’est vrai­sem­bla­ble­ment pas soluble dans la démo­cra­tie, il dépo­li­tise toutes les formes d’inégalités, il n’est pas bête­ment auto­ri­taire, et il est une manière très sédui­sante d’inventer de nou­veaux modèles per­met­tant d’affronter ensemble les incer­ti­tudes d’un monde et d’un temps finis.

L’un des nœuds à tran­cher pour qu’adviennent des scé­na­rios de ce type est de démon­ter « le pou­voir du pou­voir14 » : est-ce la tech­no­lo­gie qui ampute le déci­deur ou le déci­deur qui entre­prend de s’«augmenter » ? Ce qui est cer­tain déjà, c’est que les entre­pre­neurs d’un tel scé­na­rio owel­lien, contrai­re­ment aux modé­li­sa­teurs du Giec, recom­mandent et les objec­tifs et les recettes pour les atteindre. Ils n’en appellent pas à notre créa­ti­vi­té col­lec­tive — cette manière de faire men­tir les algo­rithmes, ce levier d’incertitudes salu­taires, non cal­cu­lables et, si pos­sible, démocratiques.

  1. Car­lier D., « That’s just like your opi­nion, man », édi­to, La Revue nou­velle, n°8/2018.
  2. Voir entre autres « Com­ment créer une nou­velle moder­ni­té “verte”?», La Revue nou­velle, n°5/2015.
  3. Lefort C., « L’incertitude démo­cra­tique », Revue euro­péenne des sciences sociales, 31(97), 1993, 5 – 11.
  4. Voir notre récent dos­sier « Res­sources natu­relles », n°4/2018.
  5. Voir en par­ti­cu­lier l’ouvrage col­lec­tif Ques­tio­ning col­lapse diri­gé par P. McA­na­ny et N. Yof­fee, dont on trou­ve­ra en ligne quelques recen­sions en fran­çais.
  6. Voir en par­ti­cu­lier encore son der­nier rap­port spé­cial sur les consé­quences d’un réchauf­fe­ment pla­né­taire de 1,5°C. Pour consul­ter ce rap­port et le résu­mé qu’en donne notre admi­nis­tra­tion fédérale.
  7. Pour appré­hen­der la réa­li­té comme un assu­reur, voir un exemple local et récent.
  8. Ces choix sont rap­pe­lés par des évè­ne­ments d’actualité de plus en plus fré­quents, comme la démis­sion du ministre fran­çais Nico­las Hulot sur laquelle reve­nait notre édi­to­rial « Hulot désen­chai­né », n°6/18.
  9. Voir l’ouvrage de B. Lechat, La démo­cra­tie comme pro­jet, Eto­pia, 2015, et la recen­sion faite à l’époque par La Revue nou­velle.
  10. Comme le montre par exemple par son roman de poli­tique-fic­tion, Brut (Seuil, 2011), Dali­bor Frioux qui ima­gine une Nor­vège for­te­resse repliée sur sa rente pétro­lière, son modèle social éco­res­pon­sable et la pré­da­tion de quelques ter­ri­toires afri­cains inféodés.
  11. Voir notre dos­sier « Les big data épuisent-ils la culture », n°8/2016.
  12. Voir sur les blogs de La Revue nou­velle, Der­ruine O., « Vous repren­drez bien vingt ans d’austérité ? », 2 février 2017.
  13. Hvis­ten­dahl M., « Bien­ve­nue dans l’enfer du social ran­king » (trad. par M. Saint-Upé­ry), Revue du Crieur, 10/2018, p. 4 – 21.
  14. Voir l’édi­to de notre édi­tion de février 2009.

Thomas Lemaigre


Auteur

Thomas Lemaigre est économiste et journaliste. Il opère depuis 2013 comme chercheur indépendant, spécialisé sur les politiques sociales et éducatives, ainsi que sur les problématiques socio-économiques régionales. Il exerce également des activités de traduction NL>FR et EN>FR. Il est co-fondateur de l'Agence Alter, éditrice, entre autres, du mensuel {Alter Echos}, qu'il a dirigée jusqu'en 2012. Il enseigne ou a enseigné dans plusieurs Hautes écoles sociales (HE2B, Helha, Henallux).