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L’indécent Bachar et ses âmes mortes

Numéro 4 Avril 2012 par Pierre Coopman

avril 2012

« Les États et leurs dirigeants — même Bachar Al-Assad — sont des hydres froides guidées par des intérêts. » Voilà une antienne qui rassemble les postures idéologiques les plus paradoxales. Dans le camp des antiimpérialistes, borgnes ou au troisième œil atrophié, quelques-uns sont convaincus que le « monstre froid » occidental cherche à intervenir militairement en Syrie, par des méthodes fourbes, en tentant […]

« Les États et leurs dirigeants — même Bachar Al-Assad — sont des hydres froides guidées par des intérêts. » Voilà une antienne qui rassemble les postures idéologiques les plus paradoxales.

Dans le camp des antiimpérialistes, borgnes ou au troisième œil atrophié1, quelques-uns sont convaincus que le « monstre froid » occidental cherche à intervenir militairement en Syrie, par des méthodes fourbes, en tentant de faire adopter des résolutions onusiennes qui feignent de refuser un remake à la libyenne. L’Occident hypocrite et les « gérontes2 » de la péninsule arabique essayent « d’autres astuces ».

Heureusement, l’hydre à deux têtes, russe et chinoise, veille au grain… et à ses intérêts. Quand les tirs au mortier pleuvent sur Baba Amro, le quartier rebelle de Homs, elle peut même s’avérer délicate, puisque c’est elle — nous apprend malicieusement le journaliste Alain Gresh3 — qui « aurait exercé une influence modératrice sur le régime syrien en le dissuadant d’utiliser l’aviation ».

« La domination dévoilée »

S’il n’y a pas d’enjeu énergétique majeur en Syrie, le calcul, glacial et cynique, ne peut être que géopolitique. C’est de la mécanique élémentaire pour tout apprenti expert en complots : les « gérontes » de la péninsule et leurs alliés occidentaux rêvent d’en découdre avec l’axe irano-syro-libanais. Les uns par prosélytisme salafiste et pour garantir leur rente pétrolière, les autres pour les intérêts de cette rente et afin de protéger Israël.

Les analystes pointus signalent que le prosélytisme salafiste fragilise l’entente entre l’«Occident séculier » et les « gérontes » de la péninsule. Mais très vite, ces doctes experts se ressaisissent et rappellent que le « monstre froid » occidental s’accommode facilement de quelques obscurantistes à sa périphérie… tant qu’ils ne menacent pas, ou favorisent, ses intérêts.

Ne nous aventurons pas à supposer que nos décideurs puissent être animés de quelques sentiments, même sélectifs, lorsqu’ils sont confrontés à des crimes contre l’humanité. Ne nous couvrons pas de ridicule aux yeux des contempteurs antiimpérialistes. Face à la succession dramatique des violences en Syrie, les politiciens occidentaux sont des harpies, les autocrates de la péninsule arabique sont un léviathan, les Russes et les Chinois, une hydre à deux têtes.
Suivons plutôt le discours du « dévoilement de la domination » à la lettre. Intégrons sa logique. La conclusion en sera d’autant plus paradoxale.

Monstrueusement froids, nos dirigeants politiques n’ont donc jamais été inspirés par le respect des vies humaines. En mars2011, quand un massacre en Libye « n’était qu’annoncé » (dixit Rony Brauman que l’on avait connu plus pertinent) par Mouammar Kadhafi et ses fils, nos dirigeants ont dressé un constat insensible : « La manne pétrolière ne peut nous échapper, mais Kadhafi ne contrôle déjà plus la Cyrénaïque (l’est de la Libye). Il est hors de question de laisser éclater une guerre civile dans cette citerne de mazout à ciel ouvert, coincée entre la Tunisie et l’Égypte, déjà révoltées à notre insu » (la citation est imaginaire).

Aujourd’hui, concernant la Syrie, la communauté internationale parait tétanisée par l’escalade de la violence. Le 7mars, l’Observatoire syrien des droits de l’homme faisait état de 8500 victimes, en majorité civiles. Néanmoins, le régime de Damas est encore soutenu par une partie non négligeable de la population syrienne, « qui a tout simplement peur », précise l’universitaire américain Joshua Landis4.

Ne sachant comment réagir aux combats entre les partisans de Bachar Al-Assad (plus nombreux que la filiation de Mouammar Kadhafi) et des « bandes islamiques entrainées par la dgse » (un « scoop » de Thierry Meyssan du réseau Voltaire), les engelures recouvrent et paralysent les harpies occidentales, le léviathan péninsulaire et l’hydre bicéphale sino-russe.

Vision paranoïaque et méfiance envers le peuple

C’est ici que bifurquent les critiques « dévoilantes » et convenues. Elles divergent entre ceux qui croient mordicus au dessein interventionniste et les sceptiques qui pensent que l’ingérence n’aura pas lieu, pour des raisons tout aussi peu recommandables de domination par le maintien du statuquo.
Car qui mieux, s’interrogent les sceptiques, que la « tromocratie » syrienne5 pour garantir le statuquo régional ? Velléitaire avec Israël depuis sa débâcle de la guerre des Six jours (1967), la dictature a brutalisé et infantilisé sa société. Et les ressentiments antiisraéliens d’une majorité de Syriens, entretenus pendant des décennies d’acculturation politique, annoncent un avenir effrayant pour la région…

Voilà le paradoxe : des lectures partant de postulats identiques, ne reconnaissant que la logomachie des « monstres froids » et de leurs intérêts dominants, mènent à des conclusions parfaitement opposées : les intérêts de l’Occident à intervenir en Syrie — pour affaiblir l’Iran — versus les intérêts de l’Occident à ne pas intervenir en Syrie — pour maintenir autour d’Israël des sociétés opprimées par des États sclérosés et finalement très peu menaçants -, peuvent être induits par des approches qui ont en commun leur vision paranoïaque du monde. Elles se rejoignent par leur défiance envers la volonté et la capacité des peuples à construire un avenir paisible, qui ne serait pas immédiatement supplanté par le chaos, la violence, le mensonge, la duplicité et le complot.

Mais ceux qui les premiers répriment les manifestations au départ pacifiques de leur peuple, ne sont-ils pas également les premiers à ne pas lui faire confiance et à l’orienter vers le chaos, la violence,etc.?

À l’heure actuelle, à tous points de vue, les acteurs de cette tragédie sont largement dépassés par les évènements. Leurs hésitations et leur fuite en avant criminelles sont le fruit de leur incrédulité ou de leur incompétence.

Revenons dès lors à des considérations plus objectives sur le point qui nous préoccupe : y aura-t-il ingérence ou non-ingérence ? Début mars2012, avant d’imprimer La Revue nouvelle, rien n’indique que l’on s’oriente pour la Syrie vers un scénario à la libyenne. Mais il convient bien sûr d’être prudent.

« Tous les signaux montrent que les Occidentaux n’ont aucune intention d’intervenir en Syrie6 », explique le Belge Thomas Pierret, maitre de conférences à l’université d’Édimbourg, spécialiste de l’islam sunnite et de la Syrie. Depuis mars 2011, la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton répète invariablement qu’elle est opposée à une intervention étrangère et le secrétaire général de l’Otan, Anders Fogh Rasmussen, a déclaré à plusieurs reprises qu’il était hors de question pour l’Alliance d’intervenir en Syrie. Le politologue belge précise même que « les Russes ont pu juger sur pièces du caractère très relatif de la détermination américaine : en décembre dernier, alors que des navires de guerre russes accostaient dans le port syrien de Tartous, procédant ainsi à la première intervention militaire étrangère ouverte depuis le début de la crise, le porte-avion américain George H.W. Bush, positionné en Méditerranée orientale, regagnait discrètement sa base de Norfolk. »

Mascarade sur fond de massacre

Le « monarque républicain » syrien, Bachar Al-Assad, peut donc pavoiser. Le 26 février, il s’est offert un référendum constitutionnel sur fond de massacres. Magnanime, il ne restera au pouvoir que jusqu’en 2028. Dans le Journal des alternatives7, un Syrien exilé au Canada rappelle que « même les morts votent dans mon pays ». Tel Tchitchikov, le héros du célèbre roman de Gogol, le régime syrien rachète les âmes mortes. « Offusqué » que l’on puisse organiser une consultation populaire dans un tel contexte, Walid Joumblatt, vieux et légendaire leadeur druze libanais — qui traine pourtant quelques solides casseroles au terme de sa sanglante carrière politique — en a profité pour ironiser à propos de Bachar Al-Assad8 : « Ceausescu et Saddam étaient plus décents », a‑t-il affirmé. Quel aplomb !

  1. Jean-Paul Marthoz, « La Syrie et les antiimpérialistes borgnes », Le Soir, 28février.
  2. Dans son article du Monde diplomatique de mars 2012, intitulé « Impunité saoudienne », Serge Halimi qualifie les leadeurs saoudiens de « gérontes de Riyad ».
  3. Alain Gresh, 23 février, sur son blog du Monde diplomatique.
  4. Joshua Landis intervenant dans l’émission « Radio Times with Marty Moss-Coane, Update and debate on Syria », le mardi 28 février 2012.
  5. Dans son éditorial du mois de janvier pour La Revue nouvelle, Pascal Fenaux utilise ce terme d’origine grecque pour synthétiser les notions d’État de barbarie et de République de la peur.
  6. Thomas Pierret, « À propos de la position russe sur la Syrie. Réponse à Alain Gresh », 2 mars 2012, Mediapart.fr.
  7. Anna Rozanova, « Les âmes mortes de la Syrie », http://journal.alternatives.ca.
  8. En arabe sur le portail web Elaph : « Jounblatt fi a’naf houjoum ‘ala al Assad : Tcheaoutcheskou wa Saddâm kâna akthar haya’ ».

Pierre Coopman


Auteur

Pierre Coopman a étudié le journalisme à l'ULB et la langue arabe à la KUL, au Liban et au Maroc. Pour La Revue nouvelle, depuis 2003, il a écrit des articles concernant le monde arabe, la Syrie et le Liban . Depuis 1997, il est le rédacteur en chef de la revue Défis Sud publiée par l'ONG belge SOS Faim. À ce titre, il a également publié des articles dans La Revue nouvelle sur la coopération au développement et l'agriculture en Afrique et en Amérique latine.