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La zone neutre ou comment craindre le pluralisme politique en son nom même

Numéro 05/6 Mai-Juin 2012 par John Pitseys

juin 2012

Hors la fête natio­nale, ni dra­peau ni défi­lé dans le parc de Bruxelles ! La loi du 2 mars 1954, ten­dant à pré­ve­nir et répri­mer les atteintes au libre exer­cice des pou­voirs sou­ve­rains éta­blis par la Consti­tu­tion, n’interdit pas seule­ment de trou­bler les tra­vaux par­le­men­taires et de péné­trer sans motif légi­time dans les locaux du Par­le­ment. Elle interdit […]

Hors la fête natio­nale, ni dra­peau ni défi­lé dans le parc de Bruxelles ! La loi du 2 mars 1954, ten­dant à pré­ve­nir et répri­mer les atteintes au libre exer­cice des pou­voirs sou­ve­rains éta­blis par la Consti­tu­tion, n’interdit pas seule­ment de trou­bler les tra­vaux par­le­men­taires et de péné­trer sans motif légi­time dans les locaux du Par­le­ment. Elle inter­dit aus­si les ras­sem­ble­ments en plein air et les démons­tra­tions indi­vi­duelles dans un péri­mètre bien déter­mi­né, dénom­mé « zone neutre ». Cette zone neutre de Bruxelles consti­tue aujourd’hui un péri­mètre incluant les prin­ci­paux minis­tères, les deux chambres du Par­le­ment et le Palais royal1.

La boite noire politique

Anec­do­tique en soi, l’extension de la zone neutre pose de réelles ques­tions poli­tiques et révèle une part de la boite noire de la culture poli­tique belge.

Pour­quoi ins­tau­rer une zone neutre aux abords des ins­ti­tu­tions publiques ? Outre la volon­té par des repré­sen­tants des par­le­ments des Com­mu­nau­tés fran­çaise et fla­mande de dis­po­ser de davan­tage de lati­tude pour sta­tion­ner aux abords de leurs lieux de tra­vail — le débat public belge n’oublie jamais d’aborder les ques­tions fon­da­men­tales — la réponse semble à prio­ri évi­dente : mettre en place une zone neutre per­met d’assurer la sécu­ri­té des prin­ci­paux lieux publics du pays. Les ins­ti­tu­tions repré­sen­tant des lieux sen­sibles, qui demandent des mesures par­ti­cu­lières de pro­tec­tion. Des pro­tes­ta­tions de masse ou des actions vio­lentes pour­raient mena­cer le fonc­tion­ne­ment des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques. Pour ne prendre qu’un exemple, le bourg­mestre de la Ville de Bruxelles Fred­dy Thie­le­mans juge ain­si inac­cep­table le 10 février 2012 le non-res­pect par les pom­piers de la zone neutre, à l’occasion de leur mani­fes­ta­tion contre les mesures envi­sa­gées par le gou­ver­ne­ment fédé­ral en matière de pen­sion : « Il est inac­cep­table que des agents des ser­vices publics ne res­pectent pas les règles démo­cra­tiques de mani­fes­ta­tion et enva­hissent la zone neutre. Ce fai­sant, ils mettent à mal la tenue de mani­fes­ta­tions paci­fiques, uti­li­sant leurs véhi­cules de ser­vice et pro­vo­quant la confron­ta­tion avec leurs col­lègues du corps de police. »

La sécurité, un argument fallacieux

Si l’argument de la sécu­ri­té est mas­si­ve­ment mis en avant, il s’avère en soi pour­tant assez faible. En effet, l’établissement de la zone neutre est une mesure de sécu­ri­té cou­teuse et mal­adroite. Contrai­re­ment à ce que le pro­jet de loi adop­té au Sénat avance, l’extension de la zone sécu­ri­té n’est pas sou­hai­tée par les forces de police, au contraire. Il nous revient de source sûre que les forces de police estiment que l’existence de la « zone neutre » repré­sente un cout finan­cier et d’énergie inutile : plu­tôt que devoir assu­rer de manière sys­té­ma­tique le res­pect rigide de la zone neutre, elles pré­fèrent adap­ter leur poli­tique de sécu­ri­té au cas par cas, en fonc­tion des risques que telle ou telle mani­fes­ta­tion pose­rait pour la sécu­ri­té. Sur la base d’un simple cri­tère de sécu­ri­té, l’option la plus sou­hai­table serait tout sim­ple­ment de sup­pri­mer la zone neutre.

En réa­li­té, l’argument de la sécu­ri­té recouvre une jus­ti­fi­ca­tion d’ordre phi­lo­so­phique et poli­tique. L’objectif de la « zone neutre » est de déga­ger un espace phy­sique exempt d’intrusions col­lec­tives. Pour que les lieux démo­cra­tiques puissent appar­te­nir à tous, ils ne doivent être occu­pés par per­sonne en par­ti­cu­lier. L’espace phy­sique entou­rant ces lieux doit donc être lais­sé vide2. Que les mani­fes­ta­tions soient mas­sives ou non, vio­lentes ou paci­fiques, de longue haleine ou ponc­tuelles, les règles du libé­ra­lisme démo­cra­tique demandent de don­ner une tra­duc­tion spa­tiale au prin­cipe de neutralité.

Un lieu vide

La mise en avant de ce prin­cipe de neu­tra­li­té peut se jus­ti­fier de trois façons dif­fé­rentes. Pre­miè­re­ment, la « zone neutre » per­met­trait d’éviter que les repré­sen­tants ne soient indu­ment influen­cés par les dif­fé­rents grou­pe­ments d’intérêts pré­sents dans la socié­té : dans la fou­lée de la Ques­tion royale, la loi de 1954 visait, entre autres, à évi­ter que les alen­tours du Par­le­ment soient trans­for­més en lieu de pres­sion qua­si phy­sique sur les repré­sen­tants. Deuxiè­me­ment, la « zone neutre » contri­bue à assu­rer l’égalité poli­tique des citoyens entre eux, la sup­pres­sion d’une telle zone offrant une caisse de réso­nance toute par­ti­cu­lière aux pra­tiques de guerre cultu­relle ou à des grou­pe­ments d’intérêts mino­ri­taires, mais spec­ta­cu­laires. Enfin, et troi­siè­me­ment, l’établissement d’une « zone neutre » favo­rise sym­bo­li­que­ment la qua­li­té de la dis­cus­sion poli­tique, un débat public serein demande une forme de dis­tance par rap­port à l’instantané poli­tique. Dans ce cadre, ces trois jus­ti­fi­ca­tions du prin­cipe de neu­tra­li­té trouvent une tra­duc­tion par­ti­cu­liè­re­ment judi­cieuse dans le cas de la Bel­gique fédé­rale. Conce­voir les lieux de la démo­cra­tie comme un espace neutre per­met de figu­rer par la néga­tive un inté­rêt géné­ral pos­sible. L’existence d’une « zone neutre » évite par ailleurs que les alen­tours des ins­ti­tu­tions fédé­rales ne deviennent le lieu de mus­cu­la­tion pri­vi­lé­gié des mani­fes­ta­tions communautaires.

Supprimer la zone neutre ?

Ces argu­ments sont-ils déci­sifs ? Rien n’est moins sûr. La défense de la zone neutre repose tout d’abord sur l’idée qu’un espace public débar­ras­sé du jeu des pres­sions par­ti­cu­lières est sou­hai­table et pos­sible. Or, au nom de quel titre les repré­sen­tants poli­tiques ne pour­raient-ils pas se faire influen­cer par des citoyens ou groupes de citoyens ? Les pres­sions qui s’exercent sur eux sont-elles moins légi­times quand elles sont mani­fes­tées sur la place publique que lorsque celles-ci sont exer­cées hors du regard des citoyens ? Enfin, inter­dire les mani­fes­ta­tions publiques au sein de la zone neutre a‑t-il un effet sur les pres­sions ni plus ni moins légi­times que subissent les repré­sen­tants hors de la zone neutre ou plus dis­crè­te­ment en son sein ? Pour ce qui est des faits, la zone neutre est un cache-sexe éri­gé en dépit même de tous les méca­nismes infor­mels de pres­sion propres au sys­tème poli­tique belge. Sur le plan des prin­cipes, empê­cher une mani­fes­ta­tion publique d’opinion ne se jus­ti­fie que si elle com­pro­met la tenue de la dis­cus­sion publique elle-même.

La pres­sion phy­sique exer­cée à par­tir du péri­mètre de la zone neutre serait certes illé­gi­time si elle devait nuire à la tenue d’une déli­bé­ra­tion équi­table : dans cette pers­pec­tive, la sup­pres­sion de la zone neutre per­met­trait à une mino­ri­té bruyante de visuel­le­ment prendre d’assaut les pour­tours des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques. Néan­moins, l’idée que la sup­pres­sion de la zone neutre avan­ta­ge­rait cer­tains types d’action poli­tique ou cer­tains groupes de pres­sion au détri­ment d’autres ne peut être accep­tée. Tout d’abord, il s’agit de rap­pe­ler que si la démo­cra­tie vise, elle ne garan­tit ni ne vise la chance égale de cha­cun d’influencer ce débat. Une déci­sion poli­tique stric­te­ment éga­li­taire pour­rait par­fai­te­ment être obte­nue par une pra­tique sys­té­ma­tique du tirage au sort. Les droits civils et poli­tiques dont béné­fi­cie le citoyen pro­tègent et expriment sa liber­té dans la mesure où ils lui donnent la pos­si­bi­li­té d’exprimer, et donc de convaincre et de faire par­ta­ger ses convic­tions. Dans ce cadre, mani­fes­ter autour des ins­ti­tu­tions publiques n’est qu’un outil par­mi d’autres de pro­pa­gande publique. Le fait que la pra­tique soit davan­tage uti­li­sée par cer­tains groupes de pres­sion plu­tôt que par d’autres ne suf­fit pas à la dis­qua­li­fier : quel qu’en soit le côté gro­tesque, irra­tion­nel ou déma­go­gique, la mani­fes­ta­tion publique reste un des moyens les plus acces­sibles — et donc les plus équi­tables — pour faire valoir sa parole dans l’espace public.

Des manifestations invisibles

Enfin, l’idée selon laquelle le main­tien de la zone neutre favo­ri­se­rait une dis­cus­sion publique ration­nelle sup­pose non seule­ment qu’il y ait consen­sus sur ce qu’est une dis­cus­sion ration­nelle, mais que cet objec­tif de ratio­na­li­té consti­tue le cri­tère de légi­ti­mi­té d’une déci­sion publique. Or, il s’agit d’une part de rap­pe­ler que si le cri­tère de légi­ti­mi­té de la démo­cra­tie repose sur sa capa­ci­té à don­ner à cha­cun une chance d’égale nature de faire valoir ses pré­ro­ga­tives au pou­voir, cela signi­fie qu’un régime démo­cra­tique ne peut tran­cher à prio­ri laquelle de ses pré­ro­ga­tives doit être pré­fé­rée, et ne peut donc se pro­non­cer à prio­ri ni sur la dési­ra­bi­li­té ni sur les cri­tères d’une déci­sion ration­nelle. Et d’autre part, de sou­li­gner à quel point le cri­tère de ratio­na­li­té poli­tique est en Bel­gique esca­mo­té au pro­fit de cri­tère de consensus.

Car voi­là la réelle jus­ti­fi­ca­tion nor­ma­tive de la zone neutre. Si celle-ci existe, ce n’est pas pour per­mettre un débat déga­gé des pres­sions ou une dis­cus­sion ration­nelle : c’est parce qu’elle isole les ins­ti­tu­tions fédé­rales du conflit poli­tique. Conflit social, bien sûr. Conflit com­mu­nau­taire, encore plus cer­tai­ne­ment : sup­pri­mer la zone neutre, c’est per­mettre la mise en scène face au Par­le­ment d’une lutte syn­di­cale, d’un défi­lé natio­na­liste, d’une mani­fes­ta­tion bel­gi­caine. La zone neutre figure le mythe d’une Bel­gique ras­sem­blée sous la même Église tout en enté­ri­nant sa dis­pa­ri­tion — et ne tolère pré­ci­sé­ment son enva­his­se­ment que les jours de concert ou de fête nationale.

Dans ce cadre, la recherche du consen­sus n’est pas illé­gi­time bien enten­du, mais le cas de la zone neutre nous en montre les impasses lorsqu’elle devient un idéal en soi. Le consen­sus devient l’aune à laquelle s’évaluent la ratio­na­li­té et l’équité d’une déci­sion, comme si des com­pro­mis stu­pides et inéqui­tables n’étaient pas non seule­ment pos­sibles, mais presque inévi­tables dès lors jus­te­ment que le com­pro­mis devient le cri­tère ultime de la déci­sion. Ce fai­sant, il empêche la tenue d’une réflexion auto­nome sur les fins que doit pour­suivre l’activité poli­tique. En ce sens, la zone neutre est un révé­la­teur de la mise au fri­go de la ques­tion démo­cra­tique, qu’il s’agisse de son détour­ne­ment com­mu­nau­taire ou de son empaille­ment sous les ori­peaux de la démo­cra­tie conso­cia­tive belge. C’est dans cette Bel­gique « neu­tra­li­sée » qu’une mani­fes­ta­tion syn­di­cale ne peut être orga­ni­sée que hors du champ visuel des repré­sen­tants, comme si elle ne pou­vait être per­mise que si elle reste sym­bo­li­que­ment invi­sible. Et c’est en fait sans éton­ne­ment qu’on constate que Bruxelles étend sa zone neutre, mais n’offre aucune agora.

  1. Actuel­le­ment, celle-ci com­prend la rue Ducale, la rue de Lou­vain (de la rue du Nord à la rue Royale), la rue Royale (du car­re­four des rues de la Croix de Fer, de l’Enseignement et du Treu­ren­berg à la Place Royale), la place des Palais, la place du Trône, la rue Bré­de­rode et l’intérieur de la zone déli­mi­tée par ces voies publiques.ØØ. Afin qu’elle prenne désor­mais plei­ne­ment compte des dif­fé­rentes ins­ti­tu­tions fédé­rées situées à proxi­mi­té, une pro­po­si­tion a été dépo­sée devant la Chambre pour élar­gir cette zone et qu’elle englobe, entre autres, le Par­le­ment de la Com­mu­nau­té fran­çaise, la Mai­son des par­le­men­taires fla­mands. Le Sénat a adop­té la mesure le 24 jan­vier 2012 et la Chambre se pro­non­ce­ra bien­tôt sur la question[[Doc. Parl., n° 5 – 1256/1, 11 octobre 2011 : www.senate.be.
  2. Her­vé Bro­quet et Simon Peter­mann, Deve­nir citoyen. Initia­tion à la vie démo­cra­tique, édi­tions De Boeck, 1998, p. 17.

John Pitseys


Auteur

John Pitseys est licencié en droit et en philosophie, docteur en philosophie à l’UCLouvain (Chaire Hoover d’éthique économique et sociale), député au Parlement bruxellois et sénateur, chef du groupe Ecolo au Parlement régional bruxellois