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Quel esprit ne bat la campagne ? Qui ne fait châteaux en Espagne ?

Numéro 4/5 avril-mai 2014 par Cristal Huerdo Moreno

mai 2014

« C’est le moment d’a­che­ter en Espagne, pas vrai ? » « C’est fou les prix et les offres ! Moi, je suis sur un appart dans le Sud, magni­fique ! Et puis, là-bas, il fait tou­jours beau, hein ? » Voi­là ce que l’on peut entendre régu­liè­re­ment dans la bouche de col­lègues ou d’a­mis. Entre rire jaune, sou­rire gêné ou furieuse envie de faire […]

« C’est le moment d’a­che­ter en Espagne, pas vrai ? »

« C’est fou les prix et les offres ! Moi, je suis sur un appart dans le Sud, magni­fique ! Et puis, là-bas, il fait tou­jours beau, hein ? »

Voi­là ce que l’on peut entendre régu­liè­re­ment dans la bouche de col­lègues ou d’a­mis. Entre rire jaune, sou­rire gêné ou furieuse envie de faire man­ger ses niai­se­ries à l’in­ter­lo­cu­teur, l’ex­pli­ca­tion paraît, à l’Es­pa­gnol, la voie la plus sage. Quelle situa­tion connait le beau pays dans lequel ces ingé­nus rêvent de s’ins­tal­ler à si bon compte ?

Avant la crise, les banques espa­gnoles prê­taient des sommes impor­tantes aux Espa­gnols, bien plus impor­tantes que ce qu’ils étaient en mesure de rem­bour­ser. Ceux-ci, à l’instar des Belges, ont une brique dans le ventre, mais pas pour les mêmes rai­sons1. À l’époque, les enti­tés finan­cières se vou­laient ras­su­rantes : « Si vous n’êtes plus en mesure de payer votre hypo­thèque, pas d’inquiétude, l’immobilier ne perd jamais de valeur. Dans le pire des cas, vous reven­drez, il n’y a pas de sou­cis à se faire. »

Les Espa­gnols se sont endet­tés. C’était si facile, et puis les risques étaient tel­le­ment minimes. À tel point que cer­tains ont fait de leur vie une par­tie de Monopoly.

Quand la crise s’est abat­tue sur la pénin­sule, les gens ont per­du leur bou­lot, leur salaire a été rabo­té, leurs fac­tures éner­gé­tiques ont aug­men­té et les défauts de paie­ment se sont accu­mu­lés. Les banques se sont alors retrous­sé les manches et ont enta­mé le sale bou­lot : l’heure était venue des sai­sies de mai­sons et des expul­sions de familles2. C’est alors que les gens ont appris l’existence de méca­nismes incon­nus d’eux jusqu’alors. Ni le notaire, ni l’agence immo­bi­lière, ni la banque n’avaient jugé utile d’attirer leur atten­tion sur le fait que, en cas de défaut de paie­ment, ils ris­quaient, non seule­ment de se retrou­ver à la rue, mais aus­si de devoir conti­nuer à payer leur emprunt3. Per­sonne n’avait jugé bon d’ajouter que leurs proches, qui s’étaient por­tés garants, seraient, eux aus­si, en danger.

Si, dans les années 1990 et 2000, les Espa­gnols se rêvaient en rois du pétrole, il est très peu pro­bable qu’ils auraient doci­le­ment posé la tête sur le billot s’ils avaient eu connais­sance de ce que ce type de cré­dit impliquait.

C’est ain­si que, depuis l’éclatement de la bulle finan­cière, ce sont plus de 350000 exé­cu­tions hypo­thé­caires qui ont eu lieu4, condam­nant des mil­liers d’Espagnols à la rue5, quand ce n’est pas au sui­cide6. Aujourd’hui, en Espagne, la cruau­té et l’inhumanité du mar­ché hypo­thé­caire ne cessent de poser ques­tion. Le cynisme et l’amnésie des banques — sau­vées par l’argent de l’État, soit celui des Espa­gnols — laissent sans voix. L’attitude du gou­ver­ne­ment7, qui favo­rise de toute évi­dence les enti­tés finan­cières, ne cesse d’interpeler en ce qu’il laisse pla­ner le doute d’une col­lu­sion entre poli­tique et finances. Ne serions-nous pas face à un bra­quage en col blanc ?

Dans les pre­mières années de la crise, une majo­ri­té d’Espagnols pen­sait, aidée en cela par les dis­cours culpa­bi­li­sa­teurs du gou­ver­ne­ment, que les gens expul­sés ne récol­taient que ce qu’ils méri­taient. Depuis, cette majo­ri­té a été tou­chée à son tour, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment (des proches, des amis, des voi­sins expul­sés). Dès lors, les argu­ments sim­plistes ne passent plus, et c’est un sen­ti­ment de soli­da­ri­té qui voit le jour.

Si bien que les Espa­gnols se sont peu à peu regrou­pés autour d’un mou­ve­ment, la Pla­te­forme d’affectés par les hypo­thèques (PAH), pré­sent dans toutes les villes d’Espagne afin d’aider juri­di­que­ment et humai­ne­ment les vic­times d’expulsions. Ils sont, par ailleurs, plus de 1.400.000 — soit presque le triple du nombre de signa­taires néces­saire — à avoir sou­te­nu une ini­tia­tive légis­la­tive popu­laire, ensuite dépo­sée au Congrès8.

Hélas, la sur­di­té et la mau­vaise foi dont fait preuve le gou­ver­ne­ment ont contraint les citoyens à recou­rir à d’autres formes de résis­tance. D’une part, une soli­da­ri­té inter­per­son­nelle est née qui a conduit, par exemple, le voi­si­nage à empê­cher les forces de l’ordre d’expulser des familles, des pen­sion­nés, des malades ou des han­di­ca­pés… au risque d’être vic­time de vio­lences poli­cières. D’autre part, la PAH s’est lan­cée dans une cam­pagne de mani­fes­ta­tions paci­fiques devant le domi­cile ou le lieu de tra­vail des membres du gou­ver­ne­ment et ce, à tra­vers tout le pays. Ces ras­sem­ble­ments, appe­lés escraches, visent à rap­pe­ler aux élus qu’ils ont le pou­voir de chan­ger les lois inhu­maines, qui pré­ca­risent une frange impor­tante de leur popu­la­tion, et les invitent à voter en âme et conscience9.

Recou­vrant subi­te­ment l’ouïe, les élus du PP ont opté pour la finesse des argu­ments et ont oppo­sé les insultes aux pro­pos mesu­rés des citoyens10. La numé­ro deux du PP, María Dolores de Cos­pe­dal, a com­pa­ré los escraches à du « nazisme pur» ; tan­dis qu’Esperanza Aguirre, pré­si­dente du PP de Madrid, plus volu­bile, a qua­li­fié ces paci­fistes de « vio­lents har­ce­leurs » qui pensent déte­nir le mono­pole des bons sen­ti­ments, mais qui sont de simples « épi­gones des pires tota­li­ta­rismes du siècle pas­sé, telles les jeu­nesses hit­lé­riennes ou les patrouilles cas­tristes qui ten­taient et tentent d’effrayer ceux qui ne se sou­mettent pas à leurs des­seins ». Pour être par­fai­te­ment lim­pide, elle a ajou­té que les pro­mo­teurs de ces actions étaient à com­pa­rer aux membres de l’ETA qui ont empê­ché de vivre en liber­té les citoyens basques11. Le som­met a sans doute été atteint lorsqu’un membre du PP, ex-dépu­té des Cana­ries, a pro­mis de dis­tri­buer des man­dales (sic) et d’arracher la tête (sic) de ceux qui s’approcheraient de son domi­cile et d’ajouter : « Les nazis pei­gnaient des étoiles de David sur les murs, en Espagne, ils uti­lisent des auto­col­lants12. » Voi­là un gou­ver­ne­ment qui sait par­ler à ses citoyens.

Alors, s’il est vrai que le soleil brille tou­jours autant et que la mer est tou­jours bleue, les autoch­tones sont moins fes­tifs qu’autrefois ; ils sou­rient moins, c’est que la moro­si­té les écrase. Et puis, tous ces gens qui men­dient dans les rues, habillés comme s’ils sor­taient du bureau, ces vic­times toutes fraiches de la crise qui s’éternise filent le bour­don. Sans comp­ter toutes ces per­sonnes qui campent dans les rues, sur les places ; ces jeunes révol­tés, ces vieux ulcé­rés qui occupent les trot­toirs des banques avec leurs ban­de­roles et leurs ther­mos de café, ne sont-ils pas le signe de révoltes à venir ?

Une chose est cer­taine, la moro­si­té ambiante ter­nit la carte pos­tale idyl­lique que l’on se fait de la pénin­sule depuis l’étranger. Il est fort à parier que le tou­riste pren­dra moins de plai­sir à siro­ter sa san­gria entou­ré d’un peuple psy­cho­lo­gi­que­ment meur­tri et maté­riel­le­ment pré­ca­ri­sé. Pour reprendre Madame de Sévi­gné, « Il n’y a qu’à être en Espagne pour n’avoir plus envie d’y bâtir des châteaux ».

  1. Les pen­sions espa­gnoles ont tou­jours été basses. Dès lors, être pro­prié­taire de son domi­cile était une forme d’épargne pension.
  2. Il est à noter que la Cour de jus­tice de l’Union euro­péenne à Luxem­bourg a jugé illé­gale la loi sur les expul­sions en mars 2013.
  3. Ce qu’on appelle en espa­gnol « deu­da de por vida ».
  4. Chiffres de la PAH (Pla­ta­for­ma de Afec­ta­dos por la Hipo­te­ca), 2012.
  5. Gale­rie de pho­to illus­trant le phé­no­mène : http://bit.ly/1dpeBPC.
  6. Aucune enquête sur les chiffres n’a été com­man­dée par le gou­ver­ne­ment en place, peu dési­reux, semble-t-il, de mesu­rer le phé­no­mène. Il est à noter, en revanche, que l’INE relève que le sui­cide est deve­nu la pre­mière cause externe de mor­ta­li­té dans la péninsule.
  7. À aucun moment, il n’a envi­sa­gé de négo­cier avec les enti­tés finan­cières les mai­sons, les appar­te­ments vides afin de consti­tuer un parc loca­tif à loyer modé­ré pour les familles expulsées.
  8. Ce texte pro­pose l’adoption de méca­nismes de pro­tec­tion des expul­sés : dation en paie­ment, extinc­tion de la dette, mora­toire sur les exé­cu­tions hypo­thé­caires, occu­pa­tion de l’immeuble contre un loyer social.
  9. Inter­view de la porte-parole de la PAH et images d’expulsions et d’escraches : http://bit.ly/ONp4ZP.
  10. Les per­sonnes qui recourent à los escraches n’ont jamais usé de vio­lences ni phy­siques ni ver­bales. C’est d’ailleurs une de leurs forces.
  11. http://bit.ly/1fa1mNF et http://bit.ly/1fXvaP4.
  12. http://bit.ly/1dGKbmw.

Cristal Huerdo Moreno


Auteur

Cristal Huerdo Moreno est maitre de langue principal à l’Université Saint-Louis—Bruxelles, maitre de langue à l’UMONS et traductrice. Elle travaille sur l’écriture féminine engagée (Espagne 1920-1975), sur la fictionnalisation de la guerre civile dans la littérature du XXIe siècle et sur l’hétérolinguisme. Elle encadre la rubrique Italique de La Revue nouvelle.