Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Nous sommes appelé.e.s à nous revoir
Une administration, des bureaux cloisonnés, des personnes assises en vis-à-vis. D’un côté de la table, des chômeurs. De l’autre, des contrôleurs.
L’enjeu des entretiens : le maintien des allocations de chômage.
S’y opposent la rigidité de la procédure et la singularité des hommes et des femmes qui y sont soumis. La vie, leur vie, est un tissu d’histoires. Bureau de chômage, le film documentaire de Charlotte Grégoire et Anne Schiltz, interroge le sens du travail dans un monde où la précarité de l’emploi est prégnante, où l’insécurité des travailleurs et des chômeurs est de plus en plus grande et où le modèle d’État-providence se réduit comme peau de chagrin.
Chacun des films de Charlotte Grégoire et Anne Schiltz implique un travail de longue haleine. Une immersion. Dans ce cas-ci, l’immersion est « particulière » puisque, comme beaucoup de leurs collègues cinéastes belges, les deux sont chômeuses.
En effet, aujourd’hui, le financement des films permet de rémunérer les cinéastes et leurs équipes pendant de courtes périodes. Trop courtes que pour leur permettre de vivre uniquement de ces moments salariés et construire une carrière. Charlotte Grégoire et Anne Schiltz, collaboratrices depuis 2003, bénéficient donc du statut d’artiste. Fabriqueuses ? Ou alors entre guillemets d’histoires patientes et exigeantes, elles se sont rencontrées sur les bancs de la faculté d’anthropologie. Stam — Nous restons là (2007), leur premier film cosigné commence en 2003 par des repérages et une écriture commune. Ensuite, elles enchainent avec la même méthode de travail Charges communes qu’elles terminent en 2012. Évidemment, l’argent dévolu à l’écriture des dossiers et aux repérages existe à peine. Comme chômeuses, elles doivent pourtant pouvoir prouver qu’elles sont soit en contrat de travail, soit disponibles sur le marché de l’emploi. La recherche de financements, les repérages, l’écriture, la constitution d’un carnet d’adresses, les réunions d’auteurs, les lectures, la présentation des films sont autant d’étapes de travail non rémunérées… et donc, impossibles à valoriser lors des contrôles de chômage. Seule la notion d’emploi réduite au contrat qui fait de nous des salariés est valorisée. Il faut donc pouvoir prouver la recherche de contrats de travail coute que coute, que ces contrats soient de très courte ou de moyenne durée, qu’ils correspondent ou non au profil du demandeur d’emploi, quelles que soient les conditions d’embauche… C’est ce décalage entre les cases de l’administration et leurs conditions de vie et de travail qui a été à l’origine du désir de Charlotte Grégoire et Anne Schiltz pour leur film Bureau de chômage.
Pourtant, dans leur film, on ne verra pas d’artistes. Les deux cinéastes ont choisi de mener une réflexion plus large qui nous interroge, par le biais de la procédure administrative et de sa violence, sur le sens du travail ou plutôt de son absence aujourd’hui. Filmés en huis clos, les contrôles — avec d’un côté de la table le personnel de l’administration et de l’autre, des chômeurs ; l’un appliquant la procédure, l’autre se défendant au mieux — dressent le portrait d’une procédure.
Une procédure où il s’agit d’ailleurs d’avantage de prouver que l’on cherche du travail en respectant les démarches dictées par l’Onem que de prouver que l’on travaille même occasionnellement. Une procédure qui ne veut pas entendre que du travail, il n’y en a pas. Une procédure qui n’a cure des chemins singuliers, de l’humiliation qu’elle inflige, des accidents de la vie, des démarches spécifiques à une profession, de l’ingéniosité et de l’intelligence que chacun doit développer pour vivre et construire dans un monde sans travail…
Mais les fonctionnaires ne sont pas dupes ; ils font leur travail tout en sachant que notre société n’en fournira probablement pas aux chômeurs qu’ils sont censés contrôler. Des deux côtés de la table, chacun sait qu’il sera probablement appelé à revoir l’autre.
Et, ce « nous sommes appelés à nous revoir » résonne comme une menace plutôt que comme une invitation.
Pour faire ce film, il a fallu écrire un scénario. C’est obligatoire pour se lancer dans la recherche de financements. Et pour écrire un scénario, il a fallu que Charlotte Grégoire et Anne Schiltz puissent faire des repérages, se fassent accepter par l’administration. Elles ont donc écrit une première lettre à l’administrateur général de l’Onem. Ce sur quoi elles ont insisté à ce moment-là était sur la méconnaissance du métier de « contrôleur de l’Onem », assez controversé dans la presse et dans le grand public… Alors qu’en fait, peu de gens hormis les chômeurs savent vraiment ce qui se passe concrètement lors des entretiens d’évaluation à l’Onem. Elles ont également insisté sur leur volonté d’avoir un regard nuancé sur ces moments de rencontre loin de tout manichéisme…
On peut imaginer qu’il n’a pas été simple d’obtenir quatre semaines de repérages dans quatre bureaux de chômage pour rencontrer les équipes des différents services Dispo (services de contrôle), s’assoir à leurs côtés, écouter les entretiens, récolter de la matière pour pouvoir écrire un projet… Car, évidemment, leur demande de repérages à elle seule mettait en lumière tout le paradoxe du système !
Pour ces premiers repérages, Charlotte Grégoire et Anne Schiltz ont dû obtenir l’accord de l’Onem de travailler sans contrat et sans salaire. Les responsables ont été amenés à entendre la démarche du cinéaste/documentariste, la manière dont elles devaient s’y prendre, le temps dont elles avaient besoin et les différentes étapes par lesquelles il fallait passer pour obtenir des financements.
Finalement, à la grande surprise de tous, l’Onem leur a accordé quatre semaines de repérages tout en cadenassant la chose : une fois les financements acquis, chaque jour de travail presté dans leurs bureaux pour le film devait être rémunéré.
Quand on connait le montant des aides à la production, on peut imaginer à quel point cela a dû être compliqué pour les producteurs ! La production a également dû négocier avec l’Onem, le final cut du film. Ces négociations menées entre avocats ont fait l’objet d’une convention signée par les deux parties qui respecte le regard singulier des deux autrices. Ce qui importait à l’administration était que l’image de l’institution et de ses employés ne soit pas ternie. Face au film, ils n’ont pas exprimé d’enthousiasme particulier, mais ils n’ont pas été choqués non plus. Le film était fidèle au quotidien du service de contrôle. L’administrateur général a toutefois relevé un détail qui l’avait beaucoup marqué dans le film : le son du clavier. « Comme la musique du film », disait-il. Ce qui tombe plutôt bien, car Charlotte Grégoire et Anne Schiltz voulaient que la paperasserie propre à toute administration soit très présente dans le film. Les écrans, les feuilles, les dossiers, le bruit du clavier, des stylos, de la photocopieuse, le bruit permanent, surtout dans des open spaces.
Chaque spectateur, quelle que soit son opinion politique, son parti pris idéologique peut se frayer son chemin dans cette histoire. Immergé dans la machine infernale sans voix off qui lui suggère ce qu’il doit penser, il voyage à travers les émotions des personnages (et par ricochets dans les siennes), passant du rire à la colère, à l’incompréhension, à la tristesse, à l’indignation… Parfois, les spectateurs sont surpris parce qu’ils ne connaissaient pas l’existence de cette procédure (ou vaguement, sans savoir à quel point les enjeux sont importants), d’autres fois, le film ne fait que confirmer avec plus de force la position qu’ils avaient… Mais toujours les salles relèvent avec force la violence et l’absurdité du système. En éclairant un lieu où on ne regarde pas, Charlotte Grégoire et Anne Schiltz nous permettent de penser notre société.
Et, bien que le sujet abordé dans le film soit un sujet « belge », puisqu’il traite du contrôle des chômeurs et de la procédure mise en place par le gouvernement belge depuis 2004, il dépasse les frontières. En effet, le véritable sujet de Bureau de chômage est une certaine conception du travail et de la figure du chômeur dans notre société. La finesse et la profondeur de la critique sociale présente ici et remarquée par les auteurs de la Scam1 n’existeraient pas sans le travail de longue haleine mené par les cinéastes. Travail qui comme le montre l’étude documentaire sur les réalités de la profession d’autrice/auteur, menée conjointement avec Renaud Maes, n’est que trop faiblement rémunéré. « On peut établir que les auteurs touchent en moyenne moins de 300 euros/mois en travaillant à un horaire temps plein (38 heures/semaine) à la réalisation d’un film. Ce montant est évidemment absolument insuffisant pour vivre et très en deçà du seuil de pauvreté (1095 euros/mois pour un isolé). En d’autres termes, il est évident qu’à de très rares exceptions près, l’auteur documentaire ne peut pas se consacrer uniquement à la réalisation et doit forcément avoir d’autres sources de revenus (en enseignant, en ayant une activité de journaliste pour les plus chanceux, en “surfant” sur les limites de la législation pour tenter d’obtenir ou de conserver une allocation de chômage, ou en travaillant au noir pour les autres). L’origine du très faible niveau de rémunération mensuelle estimé est liée à la prise en compte extrêmement lacunaire du temps de travail réellement presté par les auteurs. Par exemple, les phases de repérage sont très difficiles à faire financer et les rares bourses existantes (en ce compris celles de la Communauté flamande) insuffisantes pour couvrir tous les frais réellement engendrés lors de ces phases. »
Aujourd’hui Bureau de chômage, le film de Charlotte Grégoire et Anne Schiltz, vit sa vie. Les cinéastes l’accompagnent le plus souvent possible, la plupart des projections sont suivies d’un débat. Cela demande évidemment énormément de temps et d’énergie et pose la question de la rémunération (elles ont déjà été invitées à plus de trente projections en Belgique). Ce poste qui n’est jamais compris dans le montage des budgets de production (parce que tout simplement, il n’y a pas assez d’argent pour ça) et que les derniers deniers d’un budget de film sont utilisés pour organiser une avant-première ou éditer un DVD… Bien que rien ne soit prévu pour ça à la Fédération, les auteurs accompagnent leur film, car, pour le film, c’est fantastique et que cela fait partie de leur métier de rencontrer les publics… En plus, la présence des cinéastes aide le film à circuler, génère les bouche-à-oreilles. Dans le cas de Bureau de chômage, pratiquement à la suite de chaque projection, une autre projection est planifiée. Les gens s’approprient le film, ont envie d’organiser des projections, des débats, etc.
Même si le statut d’artiste pose des questions, qu’il reste très fragile, il a le mérite d’exister et de permettre le travail des cinéastes. Travail dont bénéficie le public au sens large !
Aujourd’hui, Charlotte Grégoire et Anne Schiltz ont d’autres projets, le désir et le besoin de continuer à travailler ensemble. Elles développent un nouveau projet de film en Roumanie. Un pays qu’elles connaissent bien puisque c’est là qu’elles ont réalisé leur premier film Stam — Nous restons là.
Le film racontera la vie de cinq habitants d’un village isolé de Transylvanie. Il aura pour sujet le paradoxe constitué par la nécessité de partir pour pouvoir vivre au village. Paradoxe que, peut-être d’une manière ou d’une autre, nous vivons tous tant il est inhérent à une économie fragile.
- Prix 2016 qui tient à souligner et spécialement remarquer la patience et la rigueur de leur travail. Voir http://bit.ly/2kwoeVf ainsi que http://bit.ly/2k25B6R.