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Nous sommes appelé.e.s à nous revoir

Numéro 2 - 2017 par Paola Stévenne

mars 2017

Une admi­nis­tra­tion, des bureaux cloi­son­nés, des per­sonnes assises en vis-à-vis. D’un côté de la table, des chô­meurs. De l’autre, des contrôleurs. 

L’enjeu des entre­tiens : le main­tien des allo­ca­tions de chômage. 

S’y opposent la rigi­di­té de la pro­cé­dure et la sin­gu­la­ri­té des hommes et des femmes qui y sont sou­mis. La vie, leur vie, est un tis­su d’histoires. Bureau de chô­mage, le film docu­men­taire de Char­lotte Gré­goire et Anne Schiltz, inter­roge le sens du tra­vail dans un monde où la pré­ca­ri­té de l’emploi est pré­gnante, où l’insécurité des tra­vailleurs et des chô­meurs est de plus en plus grande et où le modèle d’État-providence se réduit comme peau de chagrin.

Le Mois

Cha­cun des films de Char­lotte Gré­goire et Anne Schiltz implique un tra­vail de longue haleine. Une immer­sion. Dans ce cas-ci, l’immersion est « par­ti­cu­lière » puisque, comme beau­coup de leurs col­lègues cinéastes belges, les deux sont chômeuses.

En effet, aujourd’hui, le finan­ce­ment des films per­met de rému­né­rer les cinéastes et leurs équipes pen­dant de courtes périodes. Trop courtes que pour leur per­mettre de vivre uni­que­ment de ces moments sala­riés et construire une car­rière. Char­lotte Gré­goire et Anne Schiltz, col­la­bo­ra­trices depuis 2003, béné­fi­cient donc du sta­tut d’artiste. Fabri­queuses ? Ou alors entre guille­mets d’histoires patientes et exi­geantes, elles se sont ren­con­trées sur les bancs de la facul­té d’anthropologie. Stam — Nous res­tons là (2007), leur pre­mier film cosi­gné com­mence en 2003 par des repé­rages et une écri­ture com­mune. Ensuite, elles enchainent avec la même méthode de tra­vail Charges com­munes qu’elles ter­minent en 2012. Évi­dem­ment, l’argent dévo­lu à l’écriture des dos­siers et aux repé­rages existe à peine. Comme chô­meuses, elles doivent pour­tant pou­voir prou­ver qu’elles sont soit en contrat de tra­vail, soit dis­po­nibles sur le mar­ché de l’emploi. La recherche de finan­ce­ments, les repé­rages, l’écriture, la consti­tu­tion d’un car­net d’adresses, les réunions d’auteurs, les lec­tures, la pré­sen­ta­tion des films sont autant d’étapes de tra­vail non rému­né­rées… et donc, impos­sibles à valo­ri­ser lors des contrôles de chô­mage. Seule la notion d’emploi réduite au contrat qui fait de nous des sala­riés est valo­ri­sée. Il faut donc pou­voir prou­ver la recherche de contrats de tra­vail coute que coute, que ces contrats soient de très courte ou de moyenne durée, qu’ils cor­res­pondent ou non au pro­fil du deman­deur d’emploi, quelles que soient les condi­tions d’embauche… C’est ce déca­lage entre les cases de l’administration et leurs condi­tions de vie et de tra­vail qui a été à l’origine du désir de Char­lotte Gré­goire et Anne Schiltz pour leur film Bureau de chô­mage.

Pour­tant, dans leur film, on ne ver­ra pas d’artistes. Les deux cinéastes ont choi­si de mener une réflexion plus large qui nous inter­roge, par le biais de la pro­cé­dure admi­nis­tra­tive et de sa vio­lence, sur le sens du tra­vail ou plu­tôt de son absence aujourd’hui. Fil­més en huis clos, les contrôles — avec d’un côté de la table le per­son­nel de l’administration et de l’autre, des chô­meurs ; l’un appli­quant la pro­cé­dure, l’autre se défen­dant au mieux — dressent le por­trait d’une procédure.

Une pro­cé­dure où il s’agit d’ailleurs d’avantage de prou­ver que l’on cherche du tra­vail en res­pec­tant les démarches dic­tées par l’Onem que de prou­ver que l’on tra­vaille même occa­sion­nel­le­ment. Une pro­cé­dure qui ne veut pas entendre que du tra­vail, il n’y en a pas. Une pro­cé­dure qui n’a cure des che­mins sin­gu­liers, de l’humiliation qu’elle inflige, des acci­dents de la vie, des démarches spé­ci­fiques à une pro­fes­sion, de l’ingéniosité et de l’intelligence que cha­cun doit déve­lop­per pour vivre et construire dans un monde sans travail…

Mais les fonc­tion­naires ne sont pas dupes ; ils font leur tra­vail tout en sachant que notre socié­té n’en four­ni­ra pro­ba­ble­ment pas aux chô­meurs qu’ils sont cen­sés contrô­ler. Des deux côtés de la table, cha­cun sait qu’il sera pro­ba­ble­ment appe­lé à revoir l’autre.

Et, ce « nous sommes appe­lés à nous revoir » résonne comme une menace plu­tôt que comme une invitation.

Pour faire ce film, il a fal­lu écrire un scé­na­rio. C’est obli­ga­toire pour se lan­cer dans la recherche de finan­ce­ments. Et pour écrire un scé­na­rio, il a fal­lu que Char­lotte Gré­goire et Anne Schiltz puissent faire des repé­rages, se fassent accep­ter par l’administration. Elles ont donc écrit une pre­mière lettre à l’administrateur géné­ral de l’Onem. Ce sur quoi elles ont insis­té à ce moment-là était sur la mécon­nais­sance du métier de « contrô­leur de l’Onem », assez contro­ver­sé dans la presse et dans le grand public… Alors qu’en fait, peu de gens hor­mis les chô­meurs savent vrai­ment ce qui se passe concrè­te­ment lors des entre­tiens d’évaluation à l’Onem. Elles ont éga­le­ment insis­té sur leur volon­té d’avoir un regard nuan­cé sur ces moments de ren­contre loin de tout manichéisme…

On peut ima­gi­ner qu’il n’a pas été simple d’obtenir quatre semaines de repé­rages dans quatre bureaux de chô­mage pour ren­con­trer les équipes des dif­fé­rents ser­vices Dis­po (ser­vices de contrôle), s’assoir à leurs côtés, écou­ter les entre­tiens, récol­ter de la matière pour pou­voir écrire un pro­jet… Car, évi­dem­ment, leur demande de repé­rages à elle seule met­tait en lumière tout le para­doxe du système !

Pour ces pre­miers repé­rages, Char­lotte Gré­goire et Anne Schiltz ont dû obte­nir l’accord de l’Onem de tra­vailler sans contrat et sans salaire. Les res­pon­sables ont été ame­nés à entendre la démarche du cinéaste/documentariste, la manière dont elles devaient s’y prendre, le temps dont elles avaient besoin et les dif­fé­rentes étapes par les­quelles il fal­lait pas­ser pour obte­nir des financements.

Fina­le­ment, à la grande sur­prise de tous, l’Onem leur a accor­dé quatre semaines de repé­rages tout en cade­nas­sant la chose : une fois les finan­ce­ments acquis, chaque jour de tra­vail pres­té dans leurs bureaux pour le film devait être rémunéré.

Quand on connait le mon­tant des aides à la pro­duc­tion, on peut ima­gi­ner à quel point cela a dû être com­pli­qué pour les pro­duc­teurs ! La pro­duc­tion a éga­le­ment dû négo­cier avec l’Onem, le final cut du film. Ces négo­cia­tions menées entre avo­cats ont fait l’objet d’une conven­tion signée par les deux par­ties qui res­pecte le regard sin­gu­lier des deux autrices. Ce qui impor­tait à l’administration était que l’image de l’institution et de ses employés ne soit pas ter­nie. Face au film, ils n’ont pas expri­mé d’enthousiasme par­ti­cu­lier, mais ils n’ont pas été cho­qués non plus. Le film était fidèle au quo­ti­dien du ser­vice de contrôle. L’administrateur géné­ral a tou­te­fois rele­vé un détail qui l’avait beau­coup mar­qué dans le film : le son du cla­vier. « Comme la musique du film », disait-il. Ce qui tombe plu­tôt bien, car Char­lotte Gré­goire et Anne Schiltz vou­laient que la pape­ras­se­rie propre à toute admi­nis­tra­tion soit très pré­sente dans le film. Les écrans, les feuilles, les dos­siers, le bruit du cla­vier, des sty­los, de la pho­to­co­pieuse, le bruit per­ma­nent, sur­tout dans des open spaces.

Chaque spec­ta­teur, quelle que soit son opi­nion poli­tique, son par­ti pris idéo­lo­gique peut se frayer son che­min dans cette his­toire. Immer­gé dans la machine infer­nale sans voix off qui lui sug­gère ce qu’il doit pen­ser, il voyage à tra­vers les émo­tions des per­son­nages (et par rico­chets dans les siennes), pas­sant du rire à la colère, à l’incompréhension, à la tris­tesse, à l’indignation… Par­fois, les spec­ta­teurs sont sur­pris parce qu’ils ne connais­saient pas l’existence de cette pro­cé­dure (ou vague­ment, sans savoir à quel point les enjeux sont impor­tants), d’autres fois, le film ne fait que confir­mer avec plus de force la posi­tion qu’ils avaient… Mais tou­jours les salles relèvent avec force la vio­lence et l’absurdité du sys­tème. En éclai­rant un lieu où on ne regarde pas, Char­lotte Gré­goire et Anne Schiltz nous per­mettent de pen­ser notre société.

Et, bien que le sujet abor­dé dans le film soit un sujet « belge », puisqu’il traite du contrôle des chô­meurs et de la pro­cé­dure mise en place par le gou­ver­ne­ment belge depuis 2004, il dépasse les fron­tières. En effet, le véri­table sujet de Bureau de chô­mage est une cer­taine concep­tion du tra­vail et de la figure du chô­meur dans notre socié­té. La finesse et la pro­fon­deur de la cri­tique sociale pré­sente ici et remar­quée par les auteurs de la Scam1 n’existeraient pas sans le tra­vail de longue haleine mené par les cinéastes. Tra­vail qui comme le montre l’étude docu­men­taire sur les réa­li­tés de la pro­fes­sion d’autrice/auteur, menée conjoin­te­ment avec Renaud Maes, n’est que trop fai­ble­ment rému­né­ré. « On peut éta­blir que les auteurs touchent en moyenne moins de 300 euros/mois en tra­vaillant à un horaire temps plein (38 heures/semaine) à la réa­li­sa­tion d’un film. Ce mon­tant est évi­dem­ment abso­lu­ment insuf­fi­sant pour vivre et très en deçà du seuil de pau­vre­té (1095 euros/mois pour un iso­lé). En d’autres termes, il est évident qu’à de très rares excep­tions près, l’auteur docu­men­taire ne peut pas se consa­crer uni­que­ment à la réa­li­sa­tion et doit for­cé­ment avoir d’autres sources de reve­nus (en ensei­gnant, en ayant une acti­vi­té de jour­na­liste pour les plus chan­ceux, en “sur­fant” sur les limites de la légis­la­tion pour ten­ter d’obtenir ou de conser­ver une allo­ca­tion de chô­mage, ou en tra­vaillant au noir pour les autres). L’origine du très faible niveau de rému­né­ra­tion men­suelle esti­mé est liée à la prise en compte extrê­me­ment lacu­naire du temps de tra­vail réel­le­ment pres­té par les auteurs. Par exemple, les phases de repé­rage sont très dif­fi­ciles à faire finan­cer et les rares bourses exis­tantes (en ce com­pris celles de la Com­mu­nau­té fla­mande) insuf­fi­santes pour cou­vrir tous les frais réel­le­ment engen­drés lors de ces phases. »

Aujourd’hui Bureau de chô­mage, le film de Char­lotte Gré­goire et Anne Schiltz, vit sa vie. Les cinéastes l’accompagnent le plus sou­vent pos­sible, la plu­part des pro­jec­tions sont sui­vies d’un débat. Cela demande évi­dem­ment énor­mé­ment de temps et d’énergie et pose la ques­tion de la rému­né­ra­tion (elles ont déjà été invi­tées à plus de trente pro­jec­tions en Bel­gique). Ce poste qui n’est jamais com­pris dans le mon­tage des bud­gets de pro­duc­tion (parce que tout sim­ple­ment, il n’y a pas assez d’argent pour ça) et que les der­niers deniers d’un bud­get de film sont uti­li­sés pour orga­ni­ser une avant-pre­mière ou édi­ter un DVD… Bien que rien ne soit pré­vu pour ça à la Fédé­ra­tion, les auteurs accom­pagnent leur film, car, pour le film, c’est fan­tas­tique et que cela fait par­tie de leur métier de ren­con­trer les publics… En plus, la pré­sence des cinéastes aide le film à cir­cu­ler, génère les bouche-à-oreilles. Dans le cas de Bureau de chô­mage, pra­ti­que­ment à la suite de chaque pro­jec­tion, une autre pro­jec­tion est pla­ni­fiée. Les gens s’approprient le film, ont envie d’organiser des pro­jec­tions, des débats, etc.

Même si le sta­tut d’artiste pose des ques­tions, qu’il reste très fra­gile, il a le mérite d’exister et de per­mettre le tra­vail des cinéastes. Tra­vail dont béné­fi­cie le public au sens large !

Aujourd’hui, Char­lotte Gré­goire et Anne Schiltz ont d’autres pro­jets, le désir et le besoin de conti­nuer à tra­vailler ensemble. Elles déve­loppent un nou­veau pro­jet de film en Rou­ma­nie. Un pays qu’elles connaissent bien puisque c’est là qu’elles ont réa­li­sé leur pre­mier film Stam — Nous res­tons là.

Le film racon­te­ra la vie de cinq habi­tants d’un vil­lage iso­lé de Tran­syl­va­nie. Il aura pour sujet le para­doxe consti­tué par la néces­si­té de par­tir pour pou­voir vivre au vil­lage. Para­doxe que, peut-être d’une manière ou d’une autre, nous vivons tous tant il est inhé­rent à une éco­no­mie fragile.

  1. Prix 2016 qui tient à sou­li­gner et spé­cia­le­ment remar­quer la patience et la rigueur de leur tra­vail. Voir http://bit.ly/2kwoeVf ain­si que http://bit.ly/2k25B6R.

Paola Stévenne


Auteur

Paola Stévenne a étudié la philosophie à l’ULB et la réalisation à l’INSAS (1998). Témoigner du monde qui l’entoure, questionner l’humain, la passionnent mais, ce qui l’obsède c’est la présence ou l’absence d’imaginaire. Thématique qu’elle explore dans ses œuvres de documentaire et de fiction comme dans la vie en travaillant sans relâche à ce qui renforce et multiplie notre capacité à inventer. Parmi ces œuvres : Je me souviens de la salle de bain avec Sarah Masson (BD), La princesse de cristal (livre cd), Terres de confusion (film), Bboys/Fly girl (film), Le modélisateur et Description d’une image avec Guillermo Kozlowski (radio), La mort de l’Ogre, Petite leçon d’économie avec Serge Latouche, François Maspero ou ce désir acharné d’espérance avec Sylvie De Roeck (radio), Je suis la baleine, V pour variation, La chambre des filles, La princesse de cristal, Un métier de Nanti (étude) avec Renaud Maes, Est-ce ainsi que les hommes vivent? (Lola, casting, le regard d’Anna), El Newen, Ce qui se passe là-bas, … Parallèlement à son travail d’autrice, Paola Stévenne ne cesse de transmettre et d’interroger sa pratique à travers des master class, des accompagnements de projets et dans des cours et ateliers qui donnent lieu à des films collectifs et des textes pour le théâtre. Elle a également été présidente du comité belge de la scam*, membre fondateur de l’Asar, membre de EFDF et, élue femme de l’année par les Grenades avec quarante-neuf autres femmes qui ont marqué, par leur action ou leur art, l’année 2019.