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La place de l’homme, de Coline Grando

Numéro 7 – 2018 par Paola Stévenne

novembre 2018

C’est le son qui com­mence le film. Pen­dant le géné­rique, on entend le pas­sage d’un tram­way, une ville ani­mée. Ambiance qui contraste avec le silence que Coline Gran­do, la réa­li­sa­trice, ins­talle dès la pre­mière image « du réel », un fau­teuil vide et un mur blanc sur lequel appa­rait le titre : La place de l’homme. Quelques secondes […]

Un film

C’est le son qui com­mence le film. Pen­dant le géné­rique, on entend le pas­sage d’un tram­way, une ville ani­mée. Ambiance qui contraste avec le silence que Coline Gran­do, la réa­li­sa­trice, ins­talle dès la pre­mière image « du réel », un fau­teuil vide et un mur blanc sur lequel appa­rait le titre : La place de l’homme.

Quelques secondes qui inten­si­fient l’écoute, impriment une trace sen­sible. Ce dis­po­si­tif, qui aiguise notre atten­tion au silence, nous signale un espace et nous invite, peut-être aus­si, à une com­pré­hen­sion par­ti­cu­lière de ce qui va suivre.

En lit­té­ra­ture, le choix des mots est pri­mor­dial. Au ciné­ma, chaque image, chaque son uti­lisé influence la façon dont le spec­ta­teur per­çoit le film. Ce sont les outils du cinéaste. Pour ce docu­men­taire, Coline Gran­do a choi­si une prise de son au ser­vice de la parole, une valeur de plan iden­tique pour chaque per­son­nage et un décor « neutre », le mur blanc et le fau­teuil du géné­rique. Le dis­po­si­tif posé, elle a « invi­té » cinq per­sonnes à s’assoir sur le fau­teuil et à par­ta­ger leur expé­rience du réel. Cette mise en scène sobre, qui pri­vi­lé­gie la parole, s’inscrit dans une pra­tique où la durée joue un rôle impor­tant. Pra­tique oppo­sée à l’exigence d’immédiateté et l’idéal de neu­tra­li­té du repor­tage. D’une manière géné­rale, le maga­zine et le repor­tage bous­culent rare­ment nos cadres de pen­sée. Il s’agit, en géné­ral, d’appréhender, sans doute pos­sible, rapi­de­ment, des faits et des per­son­nages. Si des per­sonnes sont fil­mées, c’est uni­que­ment pour l’information qu’elles apportent : leur exper­tise, leur appa­rence phy­sique, la place qu’elles occupent dans un évè­ne­ment d’actualité, etc. Dans ce type de récits, seuls les mots comptent. Les silences, consi­dé­rés comme des vides, sont sup­pri­més sauf lorsqu’ils sou­lignent l’incapacité d’un per­son­nage à répondre, nous per­met­tant ain­si une com­pré­hen­sion rapide et binaire du monde. Car, c’est bien de cela qu’il s’agit : fabri­quer un récit qui ne laisse aucune place à l’imaginaire, la recherche, la pen­sée. À contra­rio, il nous faut du temps pour com­prendre les per­son­nages de La place de l’homme. Le film relève d’une éthique de l’image typique en docu­men­taire de créa­tion. Les pro­ta­go­nistes sont fil­mées en tant que per­sonnes, sujets por­teurs d’une sub­jec­ti­vi­té, d’un savoir et de rela­tions com­plexes avec le réel. Leurs silences nous per­mettent de déve­lop­per notre atten­tion, expriment une com­plexi­té, un rythme, une durée néces­saire, sou­vent, à la pen­sée… La gram­maire de ce ciné­ma-là ques­tionne le mythe de l’objectivité, nous per­met de faire une expé­rience du réel. Comme toute expé­rience, celle-ci est per­son­nelle. Par­tia­li­té qui nous amène à réflé­chir la socié­té, ses rap­ports avec les indi­vi­dus et les choses1.

Si axer un film sur la parole est une pos­si­bi­li­té, qui nous parait évi­dente aujourd’hui ; cap­ter le son et l’image en même temps — le syn­chro­nisme — est un tour­nant dans l’histoire du ciné­ma docu­men­taire2. Tour­nant qui a mul­ti­plié le champ des repré­sen­ta­tions du réel. En effet, l’enregistrement de la parole crée la pos­si­bi­li­té de récits où la rela­tion de ce qui filme et de ce qui est fil­mé peut être dis­cu­tée3. C’est ce que nous pro­pose Coline Gran­do. Le face-à-face qu’elle main­tient, tout au long du film, avec les pro­ta­go­nistes rend visible un enga­ge­ment conjoint. Cette rela­tion donne lieu à une parole inédite, située. Cette parole, c’est celle d’hommes hété­ros, confron­tés, un jour, à une gros­sesse non pré­vue. Levons d’emblée tout mal­en­ten­du, La place de l’homme ne ques­tionne pas le choix des femmes à dis­po­ser libre­ment de leurs corps. Le film docu­mente juste com­ment cinq hommes entre vingt-cinq et qua­rante ans ont vécu cet évè­ne­ment, y ont pris part.

Dans la pre­mière séquence, la réa­li­sa­trice pose les per­son­nages et la ligne nar­ra­tive. Ben­ja­min, Louis, Éric, Oli­vier, Patrick prennent la parole tour à tour sur leur désir de témoi­gner. Pour­tant, là encore, c’est de silence qu’il s’agit. Assis sur la chaise, devant le mur blanc, le pre­mier, par exemple, prend le temps de boire un verre d’eau, se frot­ter les mains, nous sou­rire, s’agiter, gri­ma­cer. C’est sa manière de re-pen­ser le pour­quoi de sa pré­sence. Peut-être parce qu’il ne l’a jamais fait, il dit, tout autant avec son corps qu’avec des mots, la peur mêlée au désir d’être là pour par­ler de cette chose à laquelle il ne pense plus trop. Le second, plus direct, dos calé au fond de la chaise, avoue, en peu de phrases, une dif­fi­cul­té à don­ner des cou­leurs au res­sen­ti… Il n’a, dit-il, en regar­dant la camé­ra, que des mots. Cha­cun des per­son­nages insiste sur cette sorte de pudeur et de néces­si­té de dévoi­le­ment, par­ta­gée avec la cinéaste4. Celle-ci prend à peine la parole. Ne nous guide pas, ne nous explique pas. Coline Gran­do ne se posi­tionne pas en experte qui aurait consti­tué un panel repré­sen­ta­tif. Bien au contraire. Presque cha­cune des ques­tions qu’elle choi­sit de gar­der dans le film est par­ti­cu­lière, enchaine un mot, une des phrases dépo­sées par l’un des hommes fil­més. Tout au long du film si sa voix est là, c’est parce qu’elle construit le récit avec les pro­ta­go­nistes du film. Ce dia­logue est ren­for­cé par le mon­tage, qui, en pas­sant d’un per­son­nage à l’autre, crée une durée qui, petit à petit, invite le spec­ta­teur à pen­ser que nous entrons, là, dans un récit qui dépasse son sujet. Quelque chose de plu­riel et de com­mun, qui se situe entre les mots.

Entre les mots des uns et des autres, se des­sine le pay­sage ou plu­tôt un reflet pos­sible de la socié­té moderne. Reflet qui n’appelle aucun consen­sus. Il faut par­fois pen­ser avec les mains et non la tête. Le pas­sage d’un per­son­nage à l’autre s’articule autour de thèmes iden­ti­fiables — l’annonce, le secret, la dis­cus­sion, la déci­sion, le désir de pater­ni­té, etc. — qui les relient autant qu’ils indi­vi­dua­lisent. C’est un récit plu­riel dans le sens où ce qui cor­res­pond ce sont des faits re-visi­tés des années plus tard par les pro­ta­go­nistes. Cha­cun a un vécu dif­fé­rent. C’est ce qui est fil­mé. Aucun n’est une réponse à l’autre. Leurs his­toires co-existent, entrent en réso­nance sans pour autant être iden­tiques. Ce que la réso­nance nous per­met d’approcher, de tou­cher, c’est quelque chose qui dépasse ces hommes-là et qui a pour­tant tout à voir avec eux. Pour la pre­mière fois, ils doivent prendre une déci­sion d’adulte dans le sens où ils par­ti­cipent à un choix qui engage plu­sieurs per­sonnes pour le reste de leur vie5. Ce qui résonne, qui est com­mun à ces hommes, est l’absence de normes sta­tu­taires, rituelles ou reli­gieuses qui concer­ne­raient le choix auquel ils par­ti­cipent. Ces hommes-là font par­tie d’une géné­ra­tion, d’un milieu et d’une époque affran­chis de ces normes, du moins en théorie.

L’en-silencement de la gros­sesse non dési­rée, clai­re­ment énon­cé par les pro­ta­go­nistes dans la pre­mière séquence, par exemple, ne nous ren­voie-t-il une norme ? Se conten­ter de l’explication cli­vante — la néces­si­té pour ces hommes de se confor­mer au sté­réo­type mas­cu­lin de l’homme fort qui ne par­tage, en aucun cas, ses émo­tions — suf­fit-il ? Est-ce uni­que­ment le fait des hommes de ne pou­voir par­ler du contrôle des nais­sances ? L’imposition du secret n’est-elle pas, encore aujourd’hui, presque natu­relle pour nous tou.te.s ? N’est-ce pas, tou­jours aujourd’hui, un sujet de l’ombre, socia­le­ment enfer­mé ? L’en-silencement n’est-il pas, sim­ple­ment, propre à ce qui appar­tient au registre de l’intime, au champ de l’individuel ?

Au fil des récits, la cinéaste déploie un autre non-dit, celui de la contra­cep­tion. Sans dis­cours fémi­niste outran­cier, il est juste de dire que, bien sou­vent, les femmes doivent se mon­trer res­pon­sables d’une rela­tion sexuelle qui se fait à deux. Bien sûr, cer­tains couples évoquent le sujet de la contra­cep­tion entre eux. Bien sûr, les hommes ne sont pas irres­pon­sables, mais la norme sociale demande à la femme un inves­tis­se­ment contra­cep­tif qu’elle n’exige pas des hommes. C’est une des forces du film, la mise en lumière de cet impli­cite com­mun, hors-champ. Le hors-champ étant l’espace que nous construi­sons à par­tir de ce qui ne nous est pas montré.

En nous don­nant à voir des hommes hété­ros entre vingt-cinq et qua­rante ans impli­qués dans une déci­sion où leur avis ne doit pas pré­va­loir, Caro­line Gran­do fait un choix radi­cal. Un choix qui nous per­met de pen­ser toute une série de fron­tières (homme/femme, adolescent/adulte, privé/collectif…) qui dépassent le sujet annon­cé du film.

  1. Dans Vers un ciné­ma social cau­se­rie de Jean Vigo, le 14 juin 1931, Vieux-Colom­bier. Dans ce texte, Jean Vigo pro­pose une défi­ni­tion du ciné­ma docu­men­taire comme l’expression d’un point de vue docu­men­té à ce pro­pos. Un film docu­men­taire ouvre l’espace à un regard cri­tique parce qu’il montre que l’on ne peut pro­po­ser qu’une lec­ture de la réa­li­té et non une vision abso­lue de l’évènement.
  2. Ce tour­nant ren­du pos­sible par des évo­lu­tions tech­no­lo­giques qui com­mencent dans les années cin­quante (camé­ras plus légères, silen­cieuses. Capa­ci­té du sup­port aux faibles éclai­rages, etc.) donne nais­sance au ciné­ma direct.
  3. À par­tir du moment où le son peut être enre­gis­tré de manière syn­chrone, le film n’est plus condam­né à être l’expression d’un point de vue omni­scient (com­men­taire extra­dié­gé­tique, vision objec­tive, etc.) ce qui modi­fie consi­dé­ra­ble­ment la rela­tion de l’équipe de réa­li­sa­tion au sujet fil­mé. Les films peuvent por­ter les points de vue de l’ensemble des per­sonnes ayant par­ti­ci­pé à sa réa­li­sa­tion, une confron­ta­tion de véri­tés, une véri­té plurielle.
  4. En regar­dant la camé­ra, le qua­trième per­son­nage dit : « C’est quelque chose qui est enfui en mois depuis huit, neuf ans. Tu m’as deman­dé. En même temps, c’est un exer­cice pour moi ».
  5. Un des per­son­nages dit : « c’était la pre­mière fois que je devais prendre une déci­sion qui allait m’engager pour le res­tant de ma vie ».

Paola Stévenne


Auteur

Paola Stévenne a étudié la philosophie à l’ULB et la réalisation à l’INSAS (1998). Témoigner du monde qui l’entoure, questionner l’humain, la passionnent mais, ce qui l’obsède c’est la présence ou l’absence d’imaginaire. Thématique qu’elle explore dans ses œuvres de documentaire et de fiction comme dans la vie en travaillant sans relâche à ce qui renforce et multiplie notre capacité à inventer. Parmi ces œuvres : Je me souviens de la salle de bain avec Sarah Masson (BD), La princesse de cristal (livre cd), Terres de confusion (film), Bboys/Fly girl (film), Le modélisateur et Description d’une image avec Guillermo Kozlowski (radio), La mort de l’Ogre, Petite leçon d’économie avec Serge Latouche, François Maspero ou ce désir acharné d’espérance avec Sylvie De Roeck (radio), Je suis la baleine, V pour variation, La chambre des filles, La princesse de cristal, Un métier de Nanti (étude) avec Renaud Maes, Est-ce ainsi que les hommes vivent? (Lola, casting, le regard d’Anna), El Newen, Ce qui se passe là-bas, … Parallèlement à son travail d’autrice, Paola Stévenne ne cesse de transmettre et d’interroger sa pratique à travers des master class, des accompagnements de projets et dans des cours et ateliers qui donnent lieu à des films collectifs et des textes pour le théâtre. Elle a également été présidente du comité belge de la scam*, membre fondateur de l’Asar, membre de EFDF et, élue femme de l’année par les Grenades avec quarante-neuf autres femmes qui ont marqué, par leur action ou leur art, l’année 2019.