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Karaoké domestique, d’Inès Rabadan

Numéro 2 - 2019 par Paola Stévenne

mars 2019

L’œuvre d’Inès Raba­dan n’est pas légère même si par élé­gance, peut-être, la cinéaste essaie de nous le faire croire. La domi­na­tion, son sys­tème, tra­verse ses films. Bel­ho­ri­zon (2006), son pre­mier long-métrage, par exemple, nous plonge dans les ten­sions, les humi­lia­tions sourdes et le mépris dis­cret de la bour­geoi­sie. Sur­veiller les tor­tues, nous fait par­ta­ger l’été […]

Un film

L’œuvre d’Inès Raba­dan n’est pas légère même si par élé­gance, peut-être, la cinéaste essaie de nous le faire croire. La domi­na­tion, son sys­tème, tra­verse ses films. Bel­ho­ri­zon (2006), son pre­mier long-métrage, par exemple, nous plonge dans les ten­sions, les humi­lia­tions sourdes et le mépris dis­cret de la bour­geoi­sie. Sur­veiller les tor­tues1, nous fait par­ta­ger l’été de deux ouvriers, André et Esther, contraints à deve­nir les gar­diens d’une luxueuse vil­la à la suite de leur licen­cie­ment. Enfin, Karao­ké domes­tique2 explore les ques­tions de classe et de genre en nous entrai­nant, à tra­vers le corps de la cinéaste, à la ren­contre de trois femmes de ménage et de leurs patronnes.

Le dis­po­si­tif de Karao­ké domes­tique est simple. C’est sa richesse, sa force. Le titre nous dit à la fois le sujet et la forme du film. Au son, six femmes, patronnes et femmes de ménage, parlent de ce qui les relie : le tra­vail domes­tique. À l’image, ces femmes, aux voix bien dis­tinctes, par­tagent le même corps. Face camé­ra, Inès Raba­dan, en play­back, joue leurs rôles.

Dans toutes les mai­sons quelqu’un doit ran­ger, les­si­ver, net­toyer. Mais qui ?

Être une spécialiste

De qui le tra­vail ména­ger occupe-t-il les mains, la tête ?

Vos rêves sont des rêves. Vos rêves sont des pro­jets. Vos pro­jets sont des rêves. Vos.….….…… sont des.….….…

Les femmes de ménage. Les femmes

La per­for­mance de la réa­li­sa­trice, la trans­for­ma­tion opé­rée par ces voix sur son corps, nous pro­curent la joie d’assister à un évè­ne­ment hors du com­mun, extra­or­di­naire, alors que c’est de gestes du quo­ti­dien qu’il est ques­tion : de « tra­vail domes­tique », toutes ces tâches qui ont pour but l’entretien de la mai­son et le soin des per­sonnes qui com­posent la famille. Tra­vail qui, dans les couples hété­ro­sexuels, les études et les sta­tis­tiques le prouvent, incombe, aujourd’hui encore, majo­ri­tai­re­ment aux femmes. Si l’on prend la moyenne géné­rale et ceci indé­pen­dam­ment du nombre d’enfants, les femmes consacrent quatre heures qua­rante-cinq par jour aux tâches sui­vantes : cui­sine, vais­selle, ménage, courses, entre­tien du linge, tan­dis que les hommes y consacrent tou­jours la même heure et quart.3 Quand ces tâches sont sala­riées, délé­guées à une « femme de ménage », c’est aux femmes, aus­si, qu’il appar­tient de gérer le tra­vail et la relation.

L’originalité du film, sa nou­veau­té, tient dans le pro­ces­sus qui réin­vente notre rôle de spectateur.trice de docu­men­taire. Si vous espé­rez être pris.e en charge, assis­ter pas­si­ve­ment au déploie­ment d’une thèse sur le tra­vail domes­tique, renoncez !

Dans les deux pre­mières minutes, comme dans toute pre­mière scène de film, la réa­li­sa­trice s’acquitte du devoir d’informer le spec­ta­teur : poser le sujet, situer les per­son­nages et leurs rela­tions. Ces infor­ma­tions nous sont don­nées une à une, qua­si pédagogiquement.

Le pre­mier plan nous fait décou­vrir une femme. Avec méthode, elle fait le récit des tâches ména­gères qu’elle a l’habitude d’accomplir. Suivent le géné­rique de début et un car­ton : Dans toutes les mai­sons quelqu’un doit ran­ger, les­si­ver, net­toyer. Mais qui ? Plan sui­vant : la femme dans un autre décor. Le mur est rouge. Les bras appuyés sur une table, elle se pré­sente. Marie a soixante ans, elle a com­men­cé les ménages à la suite de la mort de son mari. Tou­jours sur fond rouge, la femme, main­te­nant, jambes croi­sées, est assise sur une chaise. Sa voix est autre. C’est Flo­rence, soixante-quatre ans, cher­cheuse au FNRS, patronne de Marie.

La struc­ture du film en place, un prin­cipe appa­rait clai­re­ment : dans ce film, les per­son­nages n’apparaitront pas comme, gros­so modo, nous en avons l’habitude depuis que le docu­men­taire existe.

Vu la puis­sance du dis­po­si­tif, il parait dif­fi­cile de se limi­ter à une expli­ca­tion conjonc­tu­relle. Mais, pre­nons-la en compte. Qu’est-ce que cela nous dit du réel, de la liber­té si, les six femmes qui ont accep­té de témoi­gner, ont refu­sé d’être fil­mées ? Et des inten­tions de la réalisatrice ?

Inès Raba­dan est tout à fait claire : elle nous invite à un spec­tacle où la réa­li­té est construc­tion et où le public, loin d’être cap­tif, aura un rôle à jouer. Le récit nous sol­li­cite, exige notre atten­tion. Cette femme qui tan­tôt est patronne tan­tôt femme de ménage ; qui a soixante-quatre ou qua­rante-six ans ; qui s’appelle Marie, Hami­da, Flo­rence, Corinne, Carine et Ewe­ly­na, nous la sui­vons dans le périlleux exer­cice qu’elle s’est impo­sé : vivre des iden­ti­tés mul­tiples. Peut-être aurez-vous peur qu’elle tré­buche ? Joie à la voir se trans­for­mer au gré d’une hési­ta­tion, d’un accent, d’un rire, du rythme propre à chaque personnage.

Peut-être, aus­si, que cette mobi­li­té vécue par la cinéaste, vous ques­tion­ne­ra. Pour­riez-vous, comme elle, jouer le rôle de cha­cune de ces femmes ou bien, êtes-vous, sommes-nous figé.e.s ? Le dis­po­si­tif, parce qu’il place le récit sur une corde, évoque à la fois mai­trise et équi­libre. Et, c’est là toute l’élégance d’Inès Raba­dan. Elle ne vous dit pas : le tra­vail domes­tique est invi­sible. Pour­tant, les femmes du film ont toutes le même visage. Aucune des femmes ne parle d’inégalité entre les sexes. Pas direc­te­ment. Le sujet, ce sont leurs rela­tions. Mais, vous les décou­vri­rez, tout au long du film, égre­ner leurs his­toires. Il sera ques­tion de modèles et d’émancipation. D’un homme qua­li­fié d’atypique parce qu’il s’adonne aux tâches ména­gères. Mais, si la réa­li­sa­trice puise dans le réel de la matière à récit (comme en fic­tion), elle pos­tule un film vivant où la ren­contre joue un rôle fon­da­men­tal. Parce que cha­cune est prise en charge par la même femme, le jeu d’identifications et de pro­jec­tions habi­tuel entre per­son­nages et spec­ta­teurs est brouillé. Nous sommes empêché.e.s par le visage et le corps d’Inès Raba­dan. Ce dis­po­si­tif est un appel clair à la curio­si­té, l’intelligence au sens le plus large. Éveil à l’émergence de l’autre. Qu’est ce qui les carac­té­rise ? Com­ment est-ce que je les recon­nais ? Sur une pro­blé­ma­tique que nous par­ta­geons tou.te.s avec les per­son­nages, ce que la cinéaste pro­voque, c’est un face-à-face.

Vous dire quand, dans quel aller-retour entre la per­for­meuse et les per­son­nages, la réa­li­té sin­gu­lière a pris le des­sus ? Je ne sais plus. Mais, à par­tir de ce moment-là, cela se passe dans un face-à-face. Je suis tout ouïe. Ouverte à la ren­contre. Ewe­ly­na, n’est pas moi. Je la recon­nais comme autre quand elle prend la parole. Son accent, son émo­tion. Elle sou­rit. Flo­rence décroise les jambes. Le mur de Carine et Corinne est bleu. Ce que je découvre, c’est com­ment cha­cune foca­lise la réa­li­té. Inès Raba­dan, dans son extra­or­di­naire jeu d’actrice, ne les englou­tit pas ; elle nous per­met, au contraire, de réflé­chir le sys­tème dont elles font par­tie. Quand un ser­vice ou une pres­ta­tion rem­place […] la part des hommes, alors ce ser­vice ou cette pres­ta­tion n’est pas au béné­fice des femmes, pour qui c’est un jeu à somme nulle.4

Ce jeu à somme nulle, qui relève des inéga­li­tés de la sphère pri­vée, est recon­nu, dans les pays occi­den­taux, comme un tra­vail depuis la renais­sance du mou­ve­ment fémi­niste, entre 1968 et 1970. Aujourd’hui, on peut consta­ter que […] la pro­por­tion de femmes ayant un emploi rému­né­ré a aug­men­té dans tous les pays occi­den­taux […]. Au fur et à mesure que l’emploi des femmes est deve­nu légi­time aux yeux de la socié­té glo­bale, les pro­blèmes des femmes sont deve­nus éga­le­ment légi­times. Leur « double jour­née » est pas­sée au rang de « ques­tion de socié­té » à laquelle toutes et tous, et en par­ti­cu­lier les gou­ver­ne­ments, sont censé·e·s s’intéresser.5

Pour­tant, aujourd’hui, nous n’avons pas de réponse à cette ques­tion : com­ment faire pour réa­li­ser le par­tage des tâches, pour que les hommes en fassent plus et les femmes moins ?

Le pro­pos d’Inès Raba­dan ne relève pas du scoop ou de la prise en compte de réa­li­tés sin­gu­lières par oppo­si­tion à une ana­lyse sta­tis­tique. En inter­pré­tant la réa­li­té qu’elle docu­mente, la réa­li­sa­trice construit une série d’énoncés : se mettre à la place de / femme mul­ti­tâches / au ser­vice de… Énon­cés omni­pré­sents dans le film. À tra­vers les car­tons qui ponc­tuent le récit, par exemple, la cinéaste nous immerge dans une sorte de lec­ture pour soi, intime. Lec­ture qui pro­longe des élé­ments dits par les per­son­nages ou pro­pose un nou­veau sujet de réflexion. À vingt-deux minutes qua­rante-cinq, trois car­tons, les seuls de ce registre, trans­posent les codes du karao­ké. Sur une mélo­die jouée au pia­no, en rythme, lettre après lettre, le texte passe du blanc au jaune. Il s’agit, dans leurs ryth­miques sin­gu­lières, leurs silences et hési­ta­tions d’un bout d’interview d’Ewelyna et d’une des patronnes. L’une dit : se pré­sen­ter comme femme de ménage, c’est pas comme avo­cat, c’est pas pres­ti­gieux. Alors que l’autre exprime un sou­hait : que ses filles trouvent des passions.

Trans­met-on ce qu’on dit ?

ou ce qu’on vit ?

Le pro­pos de Karao­ké domes­tique, film inven­tif et rigou­reux, n’est pas le réel dont la cinéaste se sert comme maté­riel de récit (comme en fic­tion). Un maté­riau clair, docu­men­té, simple. Non. Le pro­pos d’Inès Raba­dan est l’énoncé. Et, c’est là où son film est unique. Ima­gi­nez-vous dire, sur­tout si vous ne pra­ti­quez pas le tra­vail domes­tique : quand je rentre, je com­mence à mettre un peu d’ordre, un peu par­tout. Et alors après, je com­mence par le repas­sage. Le repas­sage ter­mi­né, je range. Et alors après, je com­mence par la chambre des enfants au deuxième et alors, je conti­nue. Des­cendre. Pre­mier étage et après le rez-de-chaus­sée. Et alors, oui ! Je fais les pous­sières un peu par­tout. Je passe l’aspirateur et alors, je passe à l’eau après. Et alors, je passe l’aspirateur dans les esca­liers aus­si et, alors après, je fais les salles de bain… Qu’est-ce que cela pro­duit ? La ques­tion n’est plus, comme le dit Chris­tine Del­phy, de dire ce réel. La ques­tion est : com­ment le chan­ger ? Et, en tra­vaillant l’énoncé de manière pré­cise, Inès Raba­dan nous per­met d’analyser et de res­sen­tir les limites d’une pen­sée sociale qui ne voit dans le tra­vail domes­tique que l’ordre banal des choses : celui du pri­vé dans l’organisation sociale, des arran­ge­ments à l’amiable entre deux per­sonnes adultes, du mérite dans la dis­tri­bu­tion des diplômes, de la com­pé­tence dans le pres­tige d’une car­rière… La stra­ti­fi­ca­tion paci­fique à l’œuvre dans le corps de la cinéaste et sa mai­trise nous ouvrent, dans une socié­té qui pos­tule l’égalité fon­da­men­tale des indi­vi­dus, aux rap­ports de domi­na­tion mul­tiples et aux échelles d’inégalités liées au tra­vail, aux reve­nus, aux diplômes, à l’âge, la lignée. Cet acte cri­tique et salu­taire est trans­for­ma­teur. Il contri­bue à pen­ser la domi­na­tion comme un enjeu col­lec­tif et non comme une épreuve indi­vi­duelle que nous aurions chacun.e à affron­ter seul.e.s. Exer­cice par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe quand l’absence de par­tage et l’inégalité qui en découle sont ren­voyées à la sphère per­son­nelle, l’intime.

  1. Fic­tion, 20 minutes 1998, pri­mée par le fes­ti­val de Clermont-Ferrand.
  2. Visible sur la plage belge de la pla­te­forme Tënk.
  3. Del­phy Chr., « Par où atta­quer le “par­tage inégal” du “tra­vail ména­ger”?», Nou­velles ques­tions fémi­nistes, 2003/3, volume XXII, p. 47 – 71.
  4. Del­phy Chr., « Par où atta­quer le “par­tage inégal” du “tra­vail ména­ger”?», op. cit.
  5. Del­phy Chr., op. cit.

Paola Stévenne


Auteur

Paola Stévenne a étudié la philosophie à l’ULB et la réalisation à l’INSAS (1998). Témoigner du monde qui l’entoure, questionner l’humain, la passionnent mais, ce qui l’obsède c’est la présence ou l’absence d’imaginaire. Thématique qu’elle explore dans ses œuvres de documentaire et de fiction comme dans la vie en travaillant sans relâche à ce qui renforce et multiplie notre capacité à inventer. Parmi ces œuvres : Je me souviens de la salle de bain avec Sarah Masson (BD), La princesse de cristal (livre cd), Terres de confusion (film), Bboys/Fly girl (film), Le modélisateur et Description d’une image avec Guillermo Kozlowski (radio), La mort de l’Ogre, Petite leçon d’économie avec Serge Latouche, François Maspero ou ce désir acharné d’espérance avec Sylvie De Roeck (radio), Je suis la baleine, V pour variation, La chambre des filles, La princesse de cristal, Un métier de Nanti (étude) avec Renaud Maes, Est-ce ainsi que les hommes vivent? (Lola, casting, le regard d’Anna), El Newen, Ce qui se passe là-bas, … Parallèlement à son travail d’autrice, Paola Stévenne ne cesse de transmettre et d’interroger sa pratique à travers des master class, des accompagnements de projets et dans des cours et ateliers qui donnent lieu à des films collectifs et des textes pour le théâtre. Elle a également été présidente du comité belge de la scam*, membre fondateur de l’Asar, membre de EFDF et, élue femme de l’année par les Grenades avec quarante-neuf autres femmes qui ont marqué, par leur action ou leur art, l’année 2019.