Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Anvers. Red Star Line Museum

Numéro 12 Décembre 2013 par Roland Baumann

décembre 2013

0uvert au public le 28 sep­tembre, le nou­veau musée anver­sois de la Red Star Line évoque la saga d’une célèbre com­pa­gnie mari­time asso­ciée à l’émigration euro­péenne en Amé­rique du Nord de la fin du XIXe siècle, à la crise de 1929 et met aus­si à l’honneur l’identité mul­ti­cul­tu­relle de la ville d’Anvers. Ins­tal­lé quai du Rhin, dans l’ancien quartier […]

0uvert au public le 28 sep­tembre, le nou­veau musée anver­sois de la Red Star Line évoque la saga d’une célèbre com­pa­gnie mari­time asso­ciée à l’émigration euro­péenne en Amé­rique du Nord de la fin du XIXe siècle, à la crise de 1929 et met aus­si à l’honneur l’identité mul­ti­cul­tu­relle de la ville d’Anvers1.

Ins­tal­lé quai du Rhin, dans l’ancien quar­tier du port, het Eilandje, le Red Star Line Museum occupe les bâti­ments d’origine où les pas­sa­gers de troi­sième classe devaient pas­ser une série de contrôles sani­taires et admi­nis­tra­tifs avant de pou­voir s’embarquer pour l’Amérique. La grande majo­ri­té des pas­sa­gers de la Red Star Line voya­geait en troi­sième classe. Voya­geurs pauvres, ori­gi­naires le plus sou­vent d’Europe cen­trale et orien­tale, ils espé­raient faire for­tune au Nou­veau Monde. La Pre­mière Guerre mon­diale, puis, au début des années 1920, l’arrêt de l’immigration mas­sive par les auto­ri­tés amé­ri­caines et l’instauration d’une poli­tique de quo­tas d’immigrants for­cèrent la Red Star Line à ten­ter de se recon­ver­tir. Mais la crise mon­diale de 1929 accé­lé­ra le déclin rapide des acti­vi­tés de la com­pa­gnie mari­time jusqu’à leur fin en 1934.

Le nou­veau musée redonne vie à tout un pas­sé du grand port, « sur le lieu même où l’histoire a été écrite ». C’est l’histoire d’« hommes qui vont cher­cher ailleurs le bon­heur ». Une his­toire belge de « gens simples » par­tis cher­cher for­tune en Amé­rique. Et sur­tout, une his­toire euro­péenne d’émigrants pauvres, venus en majo­ri­té de l’empire russe ou de l’empire aus­tro-hon­grois et par­mi les­quels les juifs étaient sur­re­pré­sen­tés, consti­tuant quelque 25 % du total des pas­sa­gers de la Red Star Line. C’est aus­si bien enten­du une his­toire amé­ri­caine, celle des ancêtres des Amé­ri­cains d’aujourd’hui et de leurs par­cours d’émigrés. Le par­cours du nou­veau musée situe cepen­dant d’emblée ces récits his­to­riques dans le contexte « uni­ver­sel et intem­po­rel » des migra­tions et de la « mobi­li­té humaine », du paléo­li­thique aux grands empires de l’Antiquité, des croi­sades en Terre Sainte à l’esclavage sur les plan­ta­tions aux Amé­riques… Un contexte his­to­rique tis­sé d’ambivalences, qui valo­rise la « mobi­li­té » sans pour autant occul­ter ses « pages noires ». Racon­tant l’histoire « du point de vue des émi­grants », le par­cours se ter­mine sur un pano­ra­ma anver­sois des migra­tions contem­po­raines, met­tant en valeur le carac­tère mul­ti­cul­tu­rel de la métro­pole flamande.

Image emblé­ma­tique de l’exposition et de la volon­té décla­rée du nou­veau musée de pri­vi­lé­gier les récits de vies et les par­cours indi­vi­duels, une pho­to des archives natio­nales cana­diennes, datée de 1905, émou­vant ins­tan­ta­né d’une fillette incon­nue, ori­gi­naire de Gali­cie et assise sur un banc de l’immigration, le regard à la fois plein d’appréhension et d’espoir : « Kat­ty­na Szysz » comme la nomme le poème dédié à sa mémoire, petite émi­grée ano­nyme, par­tie de sa région appau­vrie de l’empire des Habs­bourgs, pour construire sa vie d’adulte au Cana­da, le « bout de la grande eau ».

Scru­pu­leu­se­ment res­tau­rés par le bureau d’architectes new-yor­kais Beyer Blin­der Belle (spé­cia­li­sé dans la pré­ser­va­tion du patri­moine his­to­rique et auteur de la réno­va­tion du musée d’Ellis Island à New York), les anciens locaux de la com­pa­gnie accueillent donc un par­cours ingé­nieux conçu par le scé­no­graphe belge C. Gae­ta et la socié­té Tem­po­ra. Invi­tant les visi­teurs à « mar­cher sur les traces des émi­grants de la Red Star Line », ce par­cours muséal se com­pose de huit envi­ron­ne­ments thé­ma­tiques asso­ciés aux grandes étapes du voyage de l’émigrant. De l’agence de voyage de Var­so­vie, au com­par­ti­ment de train qui trans­porte l’émigrant à Anvers, jusqu’aux bâti­ments de la Red Star Line, pour le mener enfin sur le pont d’un grand navire trans
a­tlantique, jusqu’à l’arrivée à Ellis Island et le quit­ter une fois bien éta­bli dans sa vie nou­velle aux États-Unis. La visite du musée se ter­mine en mon­tant dans la tour de béton et d’acier, addi­tion contem­po­raine aux édi­fices d’origine et cou­ron­née par une pla­te­forme d’où le visi­teur jouit d’une vue magni­fique sur la ville d’Anvers et le fleuve.

À par­tir de 1905, les trains d’émigrants étran­gers arrivent dans la gran­diose gare Cen­trale d’Anvers. Ces voya­geurs ne séjournent le plus sou­vent que très briè­ve­ment dans « La nou­velle Car­thage » dont la somp­tueuse archi­tec­ture témoigne du dyna­misme éco­no­mique pro­di­gieux. C’est dans l’actuel bâti­ment prin­ci­pal du musée que les pas­sa­gers pas­saient d’abord lon­gue­ment à la douche, tan­dis qu’on dés­in­fec­tait leurs vête­ments, pour pas­ser ensuite à l’étage où ils subis­saient la visite médi­cale les auto­ri­sant ou non au « grand départ ». La vie des pas­sa­gers de troi­sième classe à bord des stea­mers de la Red Star Line était une expé­rience éprou­vante : qua­si aban­don­nés à leur sort, entas­sés dans les espaces réduits et mal ven­ti­lés des entre­ponts et stric­te­ment sépa­rés des pas­sa­gers de pre­mière et de deuxiè
me classes qui jouis­saient, quant à eux, du confort et des loi­sirs réser­vés à la mino­ri­té de « clients » de la com­pa­gnie maritime.

Les col­lec­tions du nou­veau musée pro­viennent en par­tie de prêts des musées de la ville d’Anvers (Let­te­ren­huis, Plan­tin-More­tus, MAS…). Mais le gros des objets et docu­ments, géré aujourd’hui par l’asbl des Amis de la Red Star Line, a été ras­sem­blé à l’origine par Robert Ver­voort, docker à la retraite et col­lec­tion­neur pas­sion­né de tout ce qui était asso­cié à l’histoire de la com­pa­gnie mari­time dis­pa­rue (impri­més publi­ci­taires et admi­nis­tra­tifs, plans de navires… sou­ve­nirs et objets uti­li­sés à bord des paque­bots, etc.). Tryp­tique monu­men­tal du peintre Laer­mans, Les émi­grants (1896) est un prêt du Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers. Citons aus­si une série d’œuvres prê­tées par le Musée Eugeen Van Mie­ghem, petite ins­ti­tu­tion pri­vée consa­crée à la mémoire de ce talen­tueux peintre anver­sois, « artiste du peuple » dont les des­sins, gra­vures et pein­tures réa­listes immor­ta­lisent la vie quo­ti­dienne des tra­vailleurs du port et des émi­grants dans son quar­tier natal, het Eilandje. Mais, au-delà des œuvres d’art, des docu­ments et objets d’époque, ce sont donc les témoi­gnages per­son­nels de pas­sa­gers de la Red Star Line qui consti­tuent le fil rouge de la pré­sen­ta­tion muséale. Tan­dis que pro­gres­sait le grand chan­tier du musée ces der­nières années, l’équipe de cher­cheurs de la nou­velle ins­ti­tu­tion menait une intense cam­pagne de col­lecte de témoi­gnages et d’objets per­son­nels d’anciens pas­sa­gers de la Red Star Line et de leurs des­cen­dants, en Europe comme en Amé­rique du Nord. Cette cam­pagne a per­mis d’étoffer la col­lec­tion ini­tiale du musée.

Il faut sou­li­gner que le nou­veau musée anver­sois met à l’honneur le sou­ve­nir de l’émigration mas­sive des Juifs euro­péens qui, tout au long de l’histoire de la com­pa­gnie, s’embarquèrent à Anvers sur les navires de la Red Star Line à des­ti­na­tion de l’Amérique où ils contri­buèrent très acti­ve­ment à l’essor du « rêve amé­ri­cain ». Qu’il s’agisse de per­son­na­li­tés comme Albert Ein­stein et Irving Ber­lin (Israel Isi­dore Balin), ou de plus humbles voya­geurs telles les petites Ita Moel et Sonia Press­man, les pas­sa­gers juifs de la Red Star Line sont les grands pro­ta­go­nistes du récit muséo­gra­phique. Pré­sente à l’inauguration du musée, Sonia Press­man Fuentes évo­quait son par­cours de réfu­giée : petite juive ber­li­noise d’origine polo­naise, elle avait cinq ans lorsqu’elle arri­va à Anvers où s’était réfu­gié son frère ainé Her­mann en 1933. Leurs parents les rejoignent et tentent de s’établir en Bel­gique. Face au refus caté­go­rique des auto­ri­tés belges, ils finissent par s’embarquer sur le SS Wes­tern­land de la Red Star Line à des­ti­na­tion de New York le 20 avril 1934. Aux États-Unis, Sonia devien­dra une avo­cate et une fémi­niste célèbre. C’est avec beau­coup d’enthousiasme et d’émotion qu’elle s’est asso­ciée au pro­jet du nou­veau musée anver­sois qui, tout en contri­buant à la réno­va­tion urbaine dans le vieux quar­tier du port et à la mise en valeur de l’identité mul­ti­cul­tu­relle anver­soise, est aus­si un lieu incon­tour­nable de l’histoire du judaïsme moderne.

Pre­mier espace que découvre le visi­teur lorsqu’il entre au musée, la salle mul­ti­fonc­tion­nelle dite le Loods (han­gar) accueille jusqu’au 1er mars 2014 l’exposition tem­po­raire Tran­zyt Ant­wer­pia. Reis in het spoor van de Red Star Line2, sélec­tion de pho­to­gra­phies grand for­mat prises par Her­man Sel­les­lags dans le cadre d’un repor­tage réa­li­sé avec Pas­cal Ver­be­ken, sur les traces de Ben­ja­min Kopp, venu de Pologne à Anvers pour s’embarquer à des­ti­na­tion de New York sur le SS Fin­land le 9 sep­tembre 1911. Le récit du voyage en Pologne de Pas­cal Ver­be­ken et Her­man Sel­les­lags, à la recherche des traces du pas­sé, évoque le monde dis­pa­ru du judaïsme polo­nais, tout en nous confron­tant aux enjeux actuels d’une mémoire juive long­temps occul­tée. Célèbre pho­to­graphe de presse fla­mand, Sel­les­lags capte avec talent les temps forts de ce voyage de la mémoire que nous raconte Ver­be­ken, talen­tueux jour­na­liste, écri­vain et réa­li­sa­teur TV, auteur du livre et de la série docu­men­taire télé La terre pro­mise, his­toire de l’immigration ouvrière fla­mande en Wallonie.

Pas­cal Ver­be­ken a décou­vert le récit de Ben­ja­min Kopp par l’intermédiaire des cher­cheurs du musée de la Red Star Line. Il explique : « Rédi­gé à la fin des années 1950 et conser­vé dans les archives du YIVO à New York, ce manus­crit d’une cen­taine de pages décrit en détail le par­cours de l’émigrant. Ben­ja­min Kopp y évoque la vie juive locale dans sa com­mu­nau­té d’origine à Nowe Mias­to, au sud-ouest de Var­so­vie, alors dans l’empire russe, une bour­gade com­mer­çante dont la moi­tié des habi­tants étaient juifs. Son frère ainé, émi­gré aux États-Unis, lui a envoyé les tickets de train et de bateau. Par­ti seul, Ben­ja­min a pas­sé clan­des­ti­ne­ment la fron­tière rus­so-alle­mande. Il ne savait pas que le monde qu’il venait de quit­ter allait dis­pa­raitre à jamais de la face du monde ! Son père, son frère cadet et sa sœur sont tous morts de faim et de mala­die au début de la guerre 14 – 18 lorsque Nowe Mias­to s’est trou­vée sur la ligne de front ! Et en 1942 toute la com­mu­nau­té juive locale a été exter­mi­née à Tre­blin­ka ! Le monde d’origine de Ben­ja­min a donc entiè­re­ment dis­pa­ru ! Ces faits ren­forcent le rôle his­to­rique de la Red Star Line, si étroi­te­ment asso­ciée à la sur­vie de ces masses d’émigrants juifs par­tis d’Europe de l’Est en Amé­rique via Anvers. »

  1. Musée Red Star Line, Mon­te­vi­deos­traat 3, Anvers ; ouvert mar­di-ven­dre­di, 10 – 17 heures et same­di-dimanche, 10 – 18 heures, www.redstarline.be.
  2. Pas­cal Ver­be­ken et Her­man Sel­les­lags, Tran­zyt Ant­wer­pia : Reis in het spoor van de Red Star Line, édi­tions De Bezige Bij, 2013.

Roland Baumann


Auteur

Roland Baumann est historien d’art et ethnologue, professeur à l’Institut de radioélectricité et de cinématographie (Inraci), assistant à l’Université libre de Bruxelles (ULB).