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06. Expositions d’art et d’histoire à Bruges. Actualiser le passé de la Grande Guerre
Depuis le 14 octobre 2014 à Bruges, sous le célèbre beffroi, les halles de la ville accueillent trois expositions organisées dans le cadre des commémorations du centième anniversaire du début de la Première Guerre mondiale.
Au rez-de-chaussée du bâtiment, Bruges en guerre retrace les quatre années d’occupation. Lettres, affiches, œuvres d’art, uniformes, photos et objets divers évoquent toutes les rigueurs de la guerre. Cité emblématique du prestigieux passé médiéval de la Flandre et ville patrimoine au pittoresque intemporel dont le bestseller de Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte (1892), assure la renommée internationale Bruges est aussi un centre urbain moderne. Principale industrie locale, La Brugeoise produit ponts métalliques, tramways et matériel ferroviaire pour le marché national et aussi pour l’étranger. La réalisation de l’énorme projet de construction d’un port maritime contribue au développement de l’économie, mais cette modernité contraste avec la pauvreté ouvrière. Occupée le 14 octobre 1914, Bruges devient une ville de front, abritant une importante base navale allemande. Passant sous l’autorité du Marinekorps Flandern, la ville ainsi que les ports de Zeebruges et Ostende deviennent le Marinegebiet, région militaire coupée du monde extérieur et placée sous le commandement de l’amiral Von Schröder qui instaure un dur régime d’occupation limitant étroitement les droits des habitants. Brutalement appauvris par l’invasion, ceux-ci ne survivent que grâce au Comité national de secours et d’alimentation chargé de distribuer l’aide humanitaire acheminée des pays neutres, et en particulier des États-Unis, à l’initiative de la Commission for the Relief of Belgium. Réduits au chômage et à la misère, de nombreux hommes sont contraints de travailler pour les Allemands qui, dès 1916, instituent un système de travail forcé.
Port d’attache des sous-marins chargés d’attaquer la navigation alliée en mer du Nord, Bruges est un « bastion assiégé » soumis à d’incessants bombardements aériens, occasionnant des pertes civiles. L’exposition évoque la minorité d’activistes prêts à collaborer avec les Allemands, mais décrit aussi les activités des résistants qui, telle la Brugeoise Anna De Beir, rassemblent des informations sur le Marinegebiet pour les services de renseignement belge et alliés. Une animation vidéo décrit le célèbre raid anglais d’avril 1918 sur Zeebruges visant à bloquer le canal portuaire et empêcher la sortie des sous-marins allemands. Lorsque face à l’offensive libératrice de l’armée belge, les Allemands sont contraints d’abandonner la ville le 19 octobre 1918, ils se livrent à d’importantes destructions, sabotant les installations portuaires de Zeebruges, le réseau ferroviaire, les ponts, etc. Ils réquisitionnent aussi une partie de la population masculine dans des marches forcées. Le 25 octobre, le roi Albert, la reine Élisabeth et le prince Léopold font leur joyeuse entrée à Bruges. Le roi installe son quartier général à proximité de Bruges, au château de Loppem, où le mois suivant, se tiennent des entretiens décisifs entre le souverain et des personnalités politiques, menant à la formation d’un nouveau gouvernement d’union et à l’annonce d’un important train de réformes sociales et politiques dont l’introduction du suffrage universel masculin. La commissaire de l’exposition, Sophie De Schaepdrijver, documente dans ses recherches historiques les horreurs de la Première Guerre mondiale en Belgique, mais se refuse à qualifier ce conflit de « guerre absurde ». Pour les Belges, résolument neutres et victimes de l’invasion allemande, la lutte menée pour mettre fin à l’occupation militaire du pays n’était ni absurde ni inutile ! Publiée en néerlandais et en anglais, la monographie richement illustrée de Sophie De Schaepdrijver qui accompagne cette exposition historique situe bien les évènements de l’histoire locale dans le contexte général de l’occupation allemande et des hostilités, sur le front de l’Yser et en mer du Nord.
La guerre en images
La guerre en images ! Au premier étage des halles, deux expositions photographiques invitent à une vision contemporaine de la Grande Guerre, approche novatrice qui restitue aux images d’époque toute leur force documentaire et propose aussi au visiteur une variété de regards de photographes qui s’interrogent sur les réalités présentes liées aux souvenirs de 14 – 18.
Une guerre à ce point médiatisée peut-elle encore émouvoir ? Le photographe Carl De Keyzer, membre de l’agence Magnum, et l’écrivain David Van Reybrouck ont voulu « actualiser » le passé et « tirer la guerre au temps présent ». Une exposition en deux temps, de la photo contemporaine aux images d’époque. Première moitié du parcours, la Première Guerre mondiale maintenant ! De Keyzer et neuf autres photographes de Magnum présentent en effet une approche contemporaine de la mémoire de la Grande Guerre. Ces dix photographes chevronnés dont les pays ont vécu la guerre de très près présentent tous au présent leurs visions du souvenir et de la mémoire de 14 – 18.
Le Britannique Mark Power photographie Peacehaven, sur la côte sud de l’Angleterre, petite ville fondée en 1916 pour les vétérans traumatisés par la guerre. Les photos nocturnes de Power, des images inquiétantes, aux sujets informes, incertains, semblent tirées de mémoires cauchemardesques. L’Italien Alex Majoli produit des images de films, clichés sous-exposés ou pris au flash d’un groupe de reconstituteurs, au nord de l’Italie, vêtus d’uniformes d’époque et qui, « avec réalisme », rejouent la guerre des tranchées, y compris une image terrifiante d’officier italien donnant le coup de grâce à un de ses propres soldats fusillé « pour l’exemple ». Taiwanais habitant l’Autriche, Chien-Chi Chang photographie des scènes évocatrices de l’empire austro-hongrois, tels ces défilés et rites militaires annuels exécutés lors des célébrations de l’anniversaire de l’empereur François-Joseph.
Le point d’origine : le Russe Gueorgui Pinkhassov photographie une page datée du 19 juillet 1914 du journal du tsar Nicolas II, le mot guerre s’y trouve souligné et suivi d’un point. Pinkhassov associe au carré noir de Malevitch son travail conceptuel sur ce point et des photos de la famille impériale russe. Thomas Dworzak (Allemagne) voyage avec un petit groupe de reconstituteurs bavarois jusqu’à Passchendaele, photographie des détails de vitrines aux musées bavarois d’histoire militaire et des soldats de plomb. Il collectionne aussi toute une variété d’images en ligne associées plus ou moins directement au souvenir de la guerre 14 – 18. De Keyzer veut exprimer l’impossibilité du souvenir dans ses photos en noir et blanc d’Ypres, une ville entièrement reconstruite après la guerre. Le Grec Nikos Economopoulos s’intéresse à la guerre dans les Balkans : révolver utilisé par Gavrilo Princip pour tuer l’archiduc François-Ferdinand et sa femme, monuments et sculptures du parc national de la péninsule de Gallipoli commémorant la victoire turque sur les alliés.
L’Américain Alec Soth photographie les descendants d’Indiens Choctaw de l’Oklahoma engagés dans l’armée américaine et utilisés comme « code talkers », communiquant dans leur langue sur le front afin de rendre les messages transmis incompréhensibles pour les Allemands. Des images poignantes de la pauvreté dans laquelle vivent aujourd’hui les Choctaws. L’australien Trent Parke parcourt en images l’avenue de l’Honneur de Ballarat, près de Melbourne. Une avenue plantée de 3.912 arbres. En 14 – 18, les Australiens restés au pays plantaient un arbre pour chaque soldat envoyé à la guerre. Parke accompagne ces photos noir et blanc d’arbres majestueux, de textes relatant les parcours individuels de ces jeunes Australiens partis à la guerre et dont beaucoup ne revinrent pas. Antoine d’Agata parcourt l’ancienne ligne de front, d’Ypres à la frontière suisse, photographiant avec obsession les paysages de hauts lieux de la guerre des tranchées, des lieux où « tout est déjà répertorié, muséifié, ou alors enfoui et inaccessible ». Il exprime l’impossibilité de voir et de comprendre ce que fut la réalité de cette guerre, démesurée dans l’horreur.
Carl De Keyzer a sélectionné cent photographies parmi les milliers de clichés de collections belges et françaises d’archives photographiques du grand conflit. Restaurées et reproduites en grand format, ces images nous parlent « comme si la guerre s’était déroulée hier ». Ami des frères Lumière, Jean-Baptiste Tournassoud prend quelque trois-mille clichés au front. Ses images soigneusement composées, en noir et blanc, mais aussi en couleur, sont fort influencées par la peinture romantique du XIXe siècle et manifestent le souci de la mise en scène, sur le théâtre même de la guerre, ou à l’arrière comme sur ces deux « instantanés » de 1917, dont l’un, pris « en territoire reconquis » montre un groupe d’enfants s’élancer d’une tranchée, brandissant leurs grenades de bois, petits grenadiers casqués affrontant un ennemi invisible, tandis que sur l’autre cliché de gracieux petits « francs-tireurs » font mine de fusiller un prisonnier en casque à pointe, les yeux bandés et ligoté à un arbre !
Une même inspiration picturale, cette fois proche du réalisme social de Constantin Meunier, caractérise les photos d’Isidore Aubert lorsqu’il documente l’industrie de guerre française à Saint-Étienne et Saint-Chamond, où ouvrières et ouvriers fabriquent les obus de la guerre industrielle. C’est avec des autochromes, premier procédé de photographie couleur, inventé par les frères Lumière, que Léon Gimpel prend en images les enfants de la rue Greneta, dans le quartier des Halles à Paris, jouant à la guerre avec tout un impressionnant attirail guerrier : canon, avion et petit arc de triomphe ! Gloire aux poilus !
Les frères Antony, pionniers belges du photo-reportage, photographient le Westhoek pendant et après le conflit : soldats allemands morts ou prisonniers, famille posant devant les ruines des Halles aux draps à Ypres en octobre 1919, et invalide de guerre vendant des souvenirs au milieu de ces mêmes ruines, l’été 1921, alors que le tourisme des champs de bataille est en pleine expansion. Le Brugeois Arthur Brusselle photographie à la demande de l’État belge les régions dévastées du Westhoek, de Nieuport à Dixmude et Ypres. Images hallucinantes de paysages anéantis par quatre ans de barrages d’artillerie ! Contrastant avec ces paysages pulvérisés par les orages d’acier, une série de photos de hauts lieux du patrimoine architectural belge semblent procéder d’un monde disparu, prémoderne ! Ces images « intemporelles » sont l’œuvre de photographes allemands qui, pour le compte d’une Commission pour l’inventorisation photographique des monuments belges, réalisent en 1917 – 1918 plus de dix-mille clichés de monuments belges remontant à l’art médiéval et au baroque. Les milliers de « négatifs allemands » conservés aujourd’hui à la photothèque de l’IRPA forment un imposant inventaire photographique de notre patrimoine architectural, mais déconcertent par l’absence de présence humaine et de toute trace de la vie moderne. Cette partie de l’exposition s’achève sur de troublants portraits de soldats, tués au combat à Vottem, près de Liège, le 6 aout 1914 : vingt-deux Belges et onze Allemands sont retrouvés morts. L’abbé Crèvecoeur les fait enterrer au cimetière dans deux fosses communes et demande au photographe local de les prendre en photos. La photo d’un mort qu’un villageois en casquette et fumant la pipe tient par les cheveux pour mieux révéler son visage à la caméra, en gros plan, peut sembler obscène. Mais grâce à ces clichés, l’abbé contacte les familles et parvient finalement à identifier tous les soldats belges inhumés à Vottem !
Plus jamais ça ?
David Van Reybrouck a voulu accompagner cette « guerre en images » de textes reliant le passé au présent et le global au local. Le taux de suicide en Flandre est 1,5 fois plus élevé que la moyenne européenne et est même deux fois plus élevé qu’aux Pays-Bas. De toutes les provinces, c’est la Flandre occidentale qui comptabilise le plus de suicides. Tous les dix jours, un jeune de moins de trente ans s’y suicide. Van Reybrouck a habité le Westhoek pendant cinq mois pour interroger les familles des disparus, récoltant de nombreux témoignages et des écrits produits par les suicidés eux-mêmes, lettres d’adieux ou journaux intimes. Il en a tiré Lamento, un montage de textes autour du suicide chez les jeunes. Pareils aux articles d’un journal mural, ces textes fragmentaires constituent une « sorte de chemin de croix », dont les stations s’associent à la scénographie des expos photos. Juxtaposant les voix aux images, dans un même lieu, « mais cent ans plus tard », l’écrivain note que, selon certains chercheurs, des zones qui ont connu un grave conflit se caractérisent par un taux plus élevé de suicides.
Il remarque : Ce que je sais maintenant avec certitude, c’est que lorsqu’on affirme « plus jamais la guerre », il faut tenir compte du fait que la guerre s’est déplacée dans la tête des gens. Car il y a tant de jeunes qui courent dans les tranchées qu’ils se sont construites dans leur esprit, qui doivent lutter contre le gaz moutarde de leurs propres pensées suicidaires. Dénonçant la véritable « industrie de la commémoration » mise en place à l’occasion du centenaire, Van Reybrouck considère que le souvenir peut être « de l’opium pour le présent » et qu’il est plus facile d’honorer les victimes du passé plutôt que les défunts actuels afin de ne pas devoir affronter « la folie du présent » et de préserver l’illusion d’une société intacte.
[(Expositions et publications
- Sophie De Schaepdrijver, Bolwerk Brugge : bezette stad in 14 – 18, Uitgeverij Hannibal, 2014.
- Carl De Keyzer et David Van Reybrouck, 14 – 18 : la guerre en images, Bruxelles, éditions Mardaga et Hannibal Publishing (livre publié aussi en néerlandais et en anglais).
- The First World War Now – The First World War by Ten Magnum Photographers, Hannibal Publishing (ouvrage bilingue anglais-néerlandais).
Expositions
- 14 – 18 Bruges en guerre
- La guerre en images
jusqu’au 22 février 2015,
9h30-17 heures (fermé lundi);
Stadshallen, Markt 7, 8000 Bruges
www.brugge1418.be)]