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06. Expositions d’art et d’histoire à Bruges. Actualiser le passé de la Grande Guerre

Numéro 1 - 2015 par Roland Baumann

janvier 2015

Depuis le 14 octobre 2014 à Bruges, sous le célèbre bef­froi, les halles de la ville accueillent trois expo­si­tions orga­ni­sées dans le cadre des com­mé­mo­ra­tions du cen­tième anni­ver­saire du début de la Pre­mière Guerre mondiale.

Le Mois

Au rez-de-chaus­sée du bâti­ment, Bruges en guerre retrace les quatre années d’occupation. Lettres, affiches, œuvres d’art, uni­formes, pho­tos et objets divers évoquent toutes les rigueurs de la guerre. Cité emblé­ma­tique du pres­ti­gieux pas­sé médié­val de la Flandre et ville patri­moine au pit­to­resque intem­po­rel dont le best­sel­ler de Georges Roden­bach, Bruges-la-Morte (1892), assure la renom­mée inter­na­tio­nale Bruges est aus­si un centre urbain moderne. Prin­ci­pale indus­trie locale, La Bru­geoise pro­duit ponts métal­liques, tram­ways et maté­riel fer­ro­viaire pour le mar­ché natio­nal et aus­si pour l’étranger. La réa­li­sa­tion de l’énorme pro­jet de construc­tion d’un port mari­time contri­bue au déve­lop­pe­ment de l’économie, mais cette moder­ni­té contraste avec la pau­vre­té ouvrière. Occu­pée le 14 octobre 1914, Bruges devient une ville de front, abri­tant une impor­tante base navale alle­mande. Pas­sant sous l’autorité du Mari­ne­korps Flan­dern, la ville ain­si que les ports de Zee­bruges et Ostende deviennent le Mari­ne­ge­biet, région mili­taire cou­pée du monde exté­rieur et pla­cée sous le com­man­de­ment de l’amiral Von Schrö­der qui ins­taure un dur régime d’occupation limi­tant étroi­te­ment les droits des habi­tants. Bru­ta­le­ment appau­vris par l’invasion, ceux-ci ne sur­vivent que grâce au Comi­té natio­nal de secours et d’alimentation char­gé de dis­tri­buer l’aide huma­ni­taire ache­mi­née des pays neutres, et en par­ti­cu­lier des États-Unis, à l’initiative de la Com­mis­sion for the Relief of Bel­gium. Réduits au chô­mage et à la misère, de nom­breux hommes sont contraints de tra­vailler pour les Alle­mands qui, dès 1916, ins­ti­tuent un sys­tème de tra­vail forcé.

Port d’attache des sous-marins char­gés d’attaquer la navi­ga­tion alliée en mer du Nord, Bruges est un « bas­tion assié­gé » sou­mis à d’incessants bom­bar­de­ments aériens, occa­sion­nant des pertes civiles. L’exposition évoque la mino­ri­té d’activistes prêts à col­la­bo­rer avec les Alle­mands, mais décrit aus­si les acti­vi­tés des résis­tants qui, telle la Bru­geoise Anna De Beir, ras­semblent des infor­ma­tions sur le Mari­ne­ge­biet pour les ser­vices de ren­sei­gne­ment belge et alliés. Une ani­ma­tion vidéo décrit le célèbre raid anglais d’avril 1918 sur Zee­bruges visant à blo­quer le canal por­tuaire et empê­cher la sor­tie des sous-marins alle­mands. Lorsque face à l’offensive libé­ra­trice de l’armée belge, les Alle­mands sont contraints d’abandonner la ville le 19 octobre 1918, ils se livrent à d’importantes des­truc­tions, sabo­tant les ins­tal­la­tions por­tuaires de Zee­bruges, le réseau fer­ro­viaire, les ponts, etc. Ils réqui­si­tionnent aus­si une par­tie de la popu­la­tion mas­cu­line dans des marches for­cées. Le 25 octobre, le roi Albert, la reine Éli­sa­beth et le prince Léo­pold font leur joyeuse entrée à Bruges. Le roi ins­talle son quar­tier géné­ral à proxi­mi­té de Bruges, au châ­teau de Lop­pem, où le mois sui­vant, se tiennent des entre­tiens déci­sifs entre le sou­ve­rain et des per­son­na­li­tés poli­tiques, menant à la for­ma­tion d’un nou­veau gou­ver­ne­ment d’union et à l’annonce d’un impor­tant train de réformes sociales et poli­tiques dont l’introduction du suf­frage uni­ver­sel mas­cu­lin. La com­mis­saire de l’exposition, Sophie De Schaep­dri­j­ver, docu­mente dans ses recherches his­to­riques les hor­reurs de la Pre­mière Guerre mon­diale en Bel­gique, mais se refuse à qua­li­fier ce conflit de « guerre absurde ». Pour les Belges, réso­lu­ment neutres et vic­times de l’invasion alle­mande, la lutte menée pour mettre fin à l’occupation mili­taire du pays n’était ni absurde ni inutile ! Publiée en néer­lan­dais et en anglais, la mono­gra­phie riche­ment illus­trée de Sophie De Schaep­dri­j­ver qui accom­pagne cette expo­si­tion his­to­rique situe bien les évè­ne­ments de l’histoire locale dans le contexte géné­ral de l’occupation alle­mande et des hos­ti­li­tés, sur le front de l’Yser et en mer du Nord.

La guerre en images

La guerre en images ! Au pre­mier étage des halles, deux expo­si­tions pho­to­gra­phiques invitent à une vision contem­po­raine de la Grande Guerre, approche nova­trice qui res­ti­tue aux images d’époque toute leur force docu­men­taire et pro­pose aus­si au visi­teur une varié­té de regards de pho­to­graphes qui s’interrogent sur les réa­li­tés pré­sentes liées aux sou­ve­nirs de 14 – 18.

Une guerre à ce point média­ti­sée peut-elle encore émou­voir ? Le pho­to­graphe Carl De Key­zer, membre de l’agence Mag­num, et l’écrivain David Van Rey­brouck ont vou­lu « actua­li­ser » le pas­sé et « tirer la guerre au temps pré­sent ». Une expo­si­tion en deux temps, de la pho­to contem­po­raine aux images d’époque. Pre­mière moi­tié du par­cours, la Pre­mière Guerre mon­diale main­te­nant ! De Key­zer et neuf autres pho­to­graphes de Mag­num pré­sentent en effet une approche contem­po­raine de la mémoire de la Grande Guerre. Ces dix pho­to­graphes che­vron­nés dont les pays ont vécu la guerre de très près pré­sentent tous au pré­sent leurs visions du sou­ve­nir et de la mémoire de 14 – 18.

Le Bri­tan­nique Mark Power pho­to­gra­phie Pea­ce­ha­ven, sur la côte sud de l’Angleterre, petite ville fon­dée en 1916 pour les vété­rans trau­ma­ti­sés par la guerre. Les pho­tos noc­turnes de Power, des images inquié­tantes, aux sujets informes, incer­tains, semblent tirées de mémoires cau­che­mar­desques. L’Italien Alex Majo­li pro­duit des images de films, cli­chés sous-expo­sés ou pris au flash d’un groupe de recons­ti­tu­teurs, au nord de l’Italie, vêtus d’uniformes d’époque et qui, « avec réa­lisme », rejouent la guerre des tran­chées, y com­pris une image ter­ri­fiante d’officier ita­lien don­nant le coup de grâce à un de ses propres sol­dats fusillé « pour l’exemple ». Tai­wa­nais habi­tant l’Autriche, Chien-Chi Chang pho­to­gra­phie des scènes évo­ca­trices de l’empire aus­tro-hon­grois, tels ces défi­lés et rites mili­taires annuels exé­cu­tés lors des célé­bra­tions de l’anniversaire de l’empereur François-Joseph.

Le point d’origine : le Russe Gueor­gui Pin­khas­sov pho­to­gra­phie une page datée du 19 juillet 1914 du jour­nal du tsar Nico­las II, le mot guerre s’y trouve sou­li­gné et sui­vi d’un point. Pin­khas­sov asso­cie au car­ré noir de Male­vitch son tra­vail concep­tuel sur ce point et des pho­tos de la famille impé­riale russe. Tho­mas Dwor­zak (Alle­magne) voyage avec un petit groupe de recons­ti­tu­teurs bava­rois jusqu’à Pas­schen­daele, pho­to­gra­phie des détails de vitrines aux musées bava­rois d’histoire mili­taire et des sol­dats de plomb. Il col­lec­tionne aus­si toute une varié­té d’images en ligne asso­ciées plus ou moins direc­te­ment au sou­ve­nir de la guerre 14 – 18. De Key­zer veut expri­mer l’impossibilité du sou­ve­nir dans ses pho­tos en noir et blanc d’Ypres, une ville entiè­re­ment recons­truite après la guerre. Le Grec Nikos Eco­no­mo­pou­los s’intéresse à la guerre dans les Bal­kans : révol­ver uti­li­sé par Gavri­lo Prin­cip pour tuer l’archiduc Fran­çois-Fer­di­nand et sa femme, monu­ments et sculp­tures du parc natio­nal de la pénin­sule de Gal­li­po­li com­mé­mo­rant la vic­toire turque sur les alliés.

L’Américain Alec Soth pho­to­gra­phie les des­cen­dants d’Indiens Choc­taw de l’Oklahoma enga­gés dans l’armée amé­ri­caine et uti­li­sés comme « code tal­kers », com­mu­ni­quant dans leur langue sur le front afin de rendre les mes­sages trans­mis incom­pré­hen­sibles pour les Alle­mands. Des images poi­gnantes de la pau­vre­té dans laquelle vivent aujourd’hui les Choc­taws. L’australien Trent Parke par­court en images l’avenue de l’Honneur de Bal­la­rat, près de Mel­bourne. Une ave­nue plan­tée de 3.912 arbres. En 14 – 18, les Aus­tra­liens res­tés au pays plan­taient un arbre pour chaque sol­dat envoyé à la guerre. Parke accom­pagne ces pho­tos noir et blanc d’arbres majes­tueux, de textes rela­tant les par­cours indi­vi­duels de ces jeunes Aus­tra­liens par­tis à la guerre et dont beau­coup ne revinrent pas. Antoine d’Agata par­court l’ancienne ligne de front, d’Ypres à la fron­tière suisse, pho­to­gra­phiant avec obses­sion les pay­sages de hauts lieux de la guerre des tran­chées, des lieux où « tout est déjà réper­to­rié, muséi­fié, ou alors enfoui et inac­ces­sible ». Il exprime l’impossibilité de voir et de com­prendre ce que fut la réa­li­té de cette guerre, déme­su­rée dans l’horreur.

Carl De Key­zer a sélec­tion­né cent pho­to­gra­phies par­mi les mil­liers de cli­chés de col­lec­tions belges et fran­çaises d’archives pho­to­gra­phiques du grand conflit. Res­tau­rées et repro­duites en grand for­mat, ces images nous parlent « comme si la guerre s’était dérou­lée hier ». Ami des frères Lumière, Jean-Bap­tiste Tour­nas­soud prend quelque trois-mille cli­chés au front. Ses images soi­gneu­se­ment com­po­sées, en noir et blanc, mais aus­si en cou­leur, sont fort influen­cées par la pein­ture roman­tique du XIXe siècle et mani­festent le sou­ci de la mise en scène, sur le théâtre même de la guerre, ou à l’arrière comme sur ces deux « ins­tan­ta­nés » de 1917, dont l’un, pris « en ter­ri­toire recon­quis » montre un groupe d’enfants s’élancer d’une tran­chée, bran­dis­sant leurs gre­nades de bois, petits gre­na­diers cas­qués affron­tant un enne­mi invi­sible, tan­dis que sur l’autre cli­ché de gra­cieux petits « francs-tireurs » font mine de fusiller un pri­son­nier en casque à pointe, les yeux ban­dés et ligo­té à un arbre !

Une même ins­pi­ra­tion pic­tu­rale, cette fois proche du réa­lisme social de Constan­tin Meu­nier, carac­té­rise les pho­tos d’Isidore Aubert lorsqu’il docu­mente l’industrie de guerre fran­çaise à Saint-Étienne et Saint-Cha­mond, où ouvrières et ouvriers fabriquent les obus de la guerre indus­trielle. C’est avec des auto­chromes, pre­mier pro­cé­dé de pho­to­gra­phie cou­leur, inven­té par les frères Lumière, que Léon Gim­pel prend en images les enfants de la rue Gre­ne­ta, dans le quar­tier des Halles à Paris, jouant à la guerre avec tout un impres­sion­nant atti­rail guer­rier : canon, avion et petit arc de triomphe ! Gloire aux poilus !

Les frères Anto­ny, pion­niers belges du pho­to-repor­tage, pho­to­gra­phient le Wes­thoek pen­dant et après le conflit : sol­dats alle­mands morts ou pri­son­niers, famille posant devant les ruines des Halles aux draps à Ypres en octobre 1919, et inva­lide de guerre ven­dant des sou­ve­nirs au milieu de ces mêmes ruines, l’été 1921, alors que le tou­risme des champs de bataille est en pleine expan­sion. Le Bru­geois Arthur Brus­selle pho­to­gra­phie à la demande de l’État belge les régions dévas­tées du Wes­thoek, de Nieu­port à Dix­mude et Ypres. Images hal­lu­ci­nantes de pay­sages anéan­tis par quatre ans de bar­rages d’artillerie ! Contras­tant avec ces pay­sages pul­vé­ri­sés par les orages d’acier, une série de pho­tos de hauts lieux du patri­moine archi­tec­tu­ral belge semblent pro­cé­der d’un monde dis­pa­ru, pré­mo­derne ! Ces images « intem­po­relles » sont l’œuvre de pho­to­graphes alle­mands qui, pour le compte d’une Com­mis­sion pour l’inventorisation pho­to­gra­phique des monu­ments belges, réa­lisent en 1917 – 1918 plus de dix-mille cli­chés de monu­ments belges remon­tant à l’art médié­val et au baroque. Les mil­liers de « néga­tifs alle­mands » conser­vés aujourd’hui à la pho­to­thèque de l’IRPA forment un impo­sant inven­taire pho­to­gra­phique de notre patri­moine archi­tec­tu­ral, mais décon­certent par l’absence de pré­sence humaine et de toute trace de la vie moderne. Cette par­tie de l’exposition s’achève sur de trou­blants por­traits de sol­dats, tués au com­bat à Vot­tem, près de Liège, le 6 aout 1914 : vingt-deux Belges et onze Alle­mands sont retrou­vés morts. L’abbé Crè­ve­coeur les fait enter­rer au cime­tière dans deux fosses com­munes et demande au pho­to­graphe local de les prendre en pho­tos. La pho­to d’un mort qu’un vil­la­geois en cas­quette et fumant la pipe tient par les che­veux pour mieux révé­ler son visage à la camé­ra, en gros plan, peut sem­bler obs­cène. Mais grâce à ces cli­chés, l’abbé contacte les familles et par­vient fina­le­ment à iden­ti­fier tous les sol­dats belges inhu­més à Vottem !

Plus jamais ça ?

David Van Rey­brouck a vou­lu accom­pa­gner cette « guerre en images » de textes reliant le pas­sé au pré­sent et le glo­bal au local. Le taux de sui­cide en Flandre est 1,5 fois plus éle­vé que la moyenne euro­péenne et est même deux fois plus éle­vé qu’aux Pays-Bas. De toutes les pro­vinces, c’est la Flandre occi­den­tale qui comp­ta­bi­lise le plus de sui­cides. Tous les dix jours, un jeune de moins de trente ans s’y sui­cide. Van Rey­brouck a habi­té le Wes­thoek pen­dant cinq mois pour inter­ro­ger les familles des dis­pa­rus, récol­tant de nom­breux témoi­gnages et des écrits pro­duits par les sui­ci­dés eux-mêmes, lettres d’adieux ou jour­naux intimes. Il en a tiré Lamen­to, un mon­tage de textes autour du sui­cide chez les jeunes. Pareils aux articles d’un jour­nal mural, ces textes frag­men­taires consti­tuent une « sorte de che­min de croix », dont les sta­tions s’associent à la scé­no­gra­phie des expos pho­tos. Jux­ta­po­sant les voix aux images, dans un même lieu, « mais cent ans plus tard », l’écrivain note que, selon cer­tains cher­cheurs, des zones qui ont connu un grave conflit se carac­té­risent par un taux plus éle­vé de suicides.

Il remarque : Ce que je sais main­te­nant avec cer­ti­tude, c’est que lorsqu’on affirme « plus jamais la guerre », il faut tenir compte du fait que la guerre s’est dépla­cée dans la tête des gens. Car il y a tant de jeunes qui courent dans les tran­chées qu’ils se sont construites dans leur esprit, qui doivent lut­ter contre le gaz mou­tarde de leurs propres pen­sées sui­ci­daires. Dénon­çant la véri­table « indus­trie de la com­mé­mo­ra­tion » mise en place à l’occasion du cen­te­naire, Van Rey­brouck consi­dère que le sou­ve­nir peut être « de l’opium pour le pré­sent » et qu’il est plus facile d’honorer les vic­times du pas­sé plu­tôt que les défunts actuels afin de ne pas devoir affron­ter « la folie du pré­sent » et de pré­ser­ver l’illusion d’une socié­té intacte.

[(Expo­si­tions et publications

  • Sophie De Schaep­dri­j­ver, Bol­werk Brugge : bezette stad in 14 – 18, Uit­ge­ve­rij Han­ni­bal, 2014.
  • Carl De Key­zer et David Van Rey­brouck, 14 – 18 : la guerre en images, Bruxelles, édi­tions Mar­da­ga et Han­ni­bal Publi­shing (livre publié aus­si en néer­lan­dais et en anglais).
  • The First World War Now – The First World War by Ten Mag­num Pho­to­gra­phers, Han­ni­bal Publi­shing (ouvrage bilingue anglais-néerlandais).

Expo­si­tions

  • 14 – 18 Bruges en guerre 
  • La guerre en images
    jusqu’au 22 février 2015,
    9h30-17 heures (fer­mé lundi);
    Stad­shal­len, Markt 7, 8000 Bruges
    www.brugge1418.be)]

Roland Baumann


Auteur

Roland Baumann est historien d’art et ethnologue, professeur à l’Institut de radioélectricité et de cinématographie (Inraci), assistant à l’Université libre de Bruxelles (ULB).