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Représenter Waterloo

Numéro 2 - 2015 par Roland Baumann

mars 2015

À Liège, depuis novembre der­nier, de la place du Mar­ché, par Férons­trée, jusqu’au Grand Cur­tius, un par­cours Napo­léon retrace les évè­ne­ments mar­quants des Cent-Jours et de la cam­pagne de Bel­gique de l’empereur. L’exposition Water­loo au Grand Cur­tius est acces­sible gra­tui­te­ment et un badge à l’effigie de Bona­parte remis au visi­teur lui donne aus­si l’accès gra­tuit au […]

Le Mois

À Liège, depuis novembre der­nier, de la place du Mar­ché, par Férons­trée, jusqu’au Grand Cur­tius, un par­cours Napo­léon retrace les évè­ne­ments mar­quants des Cent-Jours et de la cam­pagne de Bel­gique de l’empereur. L’exposition Water­loo au Grand Cur­tius est acces­sible gra­tui­te­ment et un badge à l’effigie de Bona­parte remis au visi­teur lui donne aus­si l’accès gra­tuit au musée des Beaux-Arts, où il admi­re­ra le célèbre por­trait de Napo­léon Bona­parte en pre­mier consul peint par Ingres pour la ville de Liège en 1804. Au Grand Cur­tius, outre quelques vitrines d’armes et objets d’époque, c’est un grand dio­ra­ma qui évoque la bataille et nous confronte à la guerre, en miniature.

Jean-Pierre Leclercq a conçu lui-même dans un alliage de plomb et d’étain, les quelque 16.000 figu­rines de vingt-cinq mil­li­mètres peintes, peu­plant son dio­ra­ma de 21 mètres de long sur 5 de large. Ce Fran­çais, his­to­rien ama­teur et pas­sion­né de figu­rines, a com­men­cé son dio­ra­ma de Water­loo en 1987 et ne cesse depuis d’améliorer son œuvre. Elle repré­sente le champ de bataille de la ferme d’Hougoumont à la Pape­lotte, le cœur de l’action dans cette jour­née mémorable.

Les dimen­sions des salles du Cur­tius ont contraint le col­lec­tion­neur à scin­der son dio­ra­ma, expo­sant sépa­ré­ment l’attaque d’Hougoumont puis l’imposante charge de la cava­le­rie fran­çaise sur l’infanterie de Wel­ling­ton for­mée en car­rés, cli­max spec­ta­cu­laire de la bataille.

Leclercq s’est ins­pi­ré de la mémo­rable des­crip­tion de cette charge par Vic­tor Hugo dans Les misé­rables, source majeure de l’imaginaire de la bataille dans la mémoire col­lec­tive et aus­si du pano­ra­ma peint en 1912 par Louis Dumou­lin à l’occasion du cen­te­naire de la bataille, une œuvre énorme, tou­jours visi­tée aujourd’hui dans l’édifice cir­cu­laire éri­gé au pied de la butte du Lion. Leclercq aime sou­li­gner qu’il n’est pas un nos­tal­gique de Napo­léon. Figu­ri­niste talen­tueux, il est aus­si féru d’astronomie et de civi­li­sa­tions pré­co­lom­biennes. L’intégralité du dio­ra­ma (28 sur 5 mètres) sera ensuite expo­sée au musée de la Cava­le­rie de Sau­mur du 11 avril au 20 sep­tembre 2015.

Ama­teur de pein­ture de batailles, Leclercq asso­cie aus­si sa pra­tique de l’art ancien du dio­ra­ma de figu­rines mili­taires à son inté­rêt pour les grandes recons­ti­tu­tions his­to­riques hol­ly­woo­diennes. Un des plus grands évè­ne­ments de l’histoire moderne, Water­loo est aus­si un des der­niers grands affron­te­ments oppo­sant des armées qui se déploient en ordre de bataille, dra­peaux au vent, au son des tam­bours, et dont les masses com­pactes de sol­dats en viennent au face-à-face, se couchent en joue et se mesurent à la baïon­nette, corps à corps, dans l’espace somme toute réduit d’un champ de bataille que les géné­raux en chef peuvent embras­ser du regard. Un pay­sage de la guerre qu’on peut repré­sen­ter en minia­ture, dans sa totalité.

En Angle­terre, dès 1815, la vic­toire de Water­loo est l’objet de repré­sen­ta­tions tant à des fins com­mer­ciales que mémo­rielles. À Londres, le Water­loo Pano­ra­ma, de Hen­ry Bar­ker est la pre­mière d’une série de pein­tures de la bataille réa­li­sées à l’initiative d’artistes et entre­pre­neurs pri­vés tout au long du XIXe siècle. Dans les années 1820, Phi­lip Ast­ley orga­nise des recons­ti­tu­tions « live » de la bataille, impli­quant des cen­taines d’acteurs et figu­rants avec tirs d’artillerie, charges de cava­le­rie, etc. Mais la repré­sen­ta­tion la plus sin­gu­lière de l’après-Waterloo est cer­tai­ne­ment le grand dio­ra­ma conçu à par­tir de 1830 par un spé­cia­liste du des­sin topo­gra­phique, le lieu­te­nant William Siborne (1797 – 1849)1. Il passe d’abord huit mois sur le ter­rain à étu­dier le champ de bataille et écrit aux offi­ciers anglais et alliés, ain­si qu’à l’état-major prus­sien pour mieux docu­men­ter les posi­tions res­pec­tives et les mou­ve­ments des troupes sur le champ de bataille vers sept heures du soir, lorsque Napo­léon joue son vatout et lance son ultime réserve, l’infanterie de la garde impé­riale, à l’assaut des lignes anglaises.

Retar­dé dans son œuvre par le manque de finan­ce­ment public, Siborne finit par réa­li­ser un dio­ra­ma de quelque 40 mètres car­rés comp­tant dans son état d’origine plus de 80.000 figu­rines de dix mil­li­mètres en alliage de plomb et d’argent, toutes minu­tieu­se­ment peintes. Il est fina­le­ment expo­sé à par­tir d’octobre 1838 à l’Egyptian Hall de Londres. Pen­dant la construc­tion de sa maquette, Siborne s’est atti­ré l’hostilité du duc de Wel­ling­ton. En effet, ses recherches his­to­riques et son dio­ra­ma remettent en ques­tion la ver­sion offi­cielle de la bataille éta­blie par les lettres de Wel­ling­ton. Cri­blé de dettes et mar­gi­na­li­sé par la cabale menée en sous-main par le duc, Siborne sera fina­le­ment contraint de reti­rer de son dio­ra­ma la masse des figu­rines repré­sen­tant les 40.000 Prus­siens de Blü­cher dont l’irruption sur le champ de bataille entrai­na la défaite fran­çaise. Après la mort de Siborne, sa grande maquette du champ de bataille entre enfin en 1851 au Uni­ted Ser­vice Museum et est expo­sée depuis 1971 au Natio­nal Army Museum. Siborne est aus­si l’auteur d’un his­to­rique de la cam­pagne de 1815 en France et en Bel­gique, extrê­me­ment bien docu­men­té, ain­si que d’un « nou­veau » dio­ra­ma de Water­loo, plus petit, figu­rant la grande charge de la cava­le­rie anglaise sur le corps d’armée de Drouet d’Erlon et qu’il expose en com­pa­gnie de son grand dio­ra­ma à l’Egyptian Hall pour le tren­tième anni­ver­saire de la bataille en 1845.

Sor­ti en salles en mai der­nier, Water­loo, l’ultime bataille, du réa­li­sa­teur Hugues Lan­neau, retrace avec brio la der­nière cam­pagne de Napo­léon et la bataille du 18 juin. Ce docu-fic­tion belge sur « L’histoire san­glante et humaine de la bataille qui a chan­gé le des­tin du monde » s’appuie sur les témoi­gnages écrits de com­bat­tants, fran­çais, anglais et belges, s’intéressant au vécu des sol­dats en cam­pagne et à leur expé­rience du champ de bataille, « avec la peur, la souf­france et la mort omni­pré­sente2. » Paral­lè­le­ment à cette « petite his­toire » qui, très vite, plonge le spec­ta­teur dans l’horreur, les témoi­gnages d’historiens et de spé­cia­listes des recons­ti­tu­tions his­to­riques per­mettent de mieux contex­tua­li­ser les grandes phases de la bataille et d’élucider cer­tains de ses « mys­tères ». Comme le sou­ligne le pro­duc­teur, Willy Per­elsz­te­jn : « Depuis le Water­loo de Ser­gueï Bon­dart­chouk en 1970, il n’existe aucun grand film sur cette bataille qui conti­nue à faire cou­ler tant d’encre et que des mil­liers de livres racontent dans les moindres détails. Tous les cinq ans à Mont-Saint-Jean, le grand spec­tacle de recons­ti­tu­tion de la bataille est lar­ge­ment cou­vert par la presse écrite et télé­vi­sée inter­na­tio­nale. Water­loo est la bataille dont tout le monde a enten­du par­ler, mais dont peu de gens connaissent l’histoire. C’est en grim­pant la butte du Lion avec mes enfants et en leur racon­tant l’histoire de la bataille que m’est venue l’idée de ce film ! Un film ludique, créa­tif, et aus­si ins­truc­tif qu’un docu­men­taire, mais avec du sus­pense, comme dans un thriller ! »

Comme dans Modus ope­ran­di (2008), son docu­men­taire sur la Shoah en Bel­gique, Hugues Lan­neau fait un usage nova­teur des docu­ments visuels d’époque dont il par­vient à faire des pro­ta­go­nistes à part entière grâce à la mise en scène, à la pho­to­gra­phie et aux effets spé­ciaux. Mais, c’est par le détour de la fic­tion que le film exprime le mieux le duel tita­nesque oppo­sant Bona­parte à Wel­ling­ton, inter­pré­té par deux comé­diens bruxel­lois (Michel Schil­la­ci et Dorian Sal­kin). Fil­més en stu­dio, de part et d’autre d’une grande maquette du champ de bataille, les deux chefs d’armée posi­tionnent leurs troupes et se pré­parent au com­bat. Concen­trés, ils déplacent avec pré­ci­sion les uni­tés com­pactes de leurs petits sol­dats de plomb sur le ter­rain val­lon­né de cette fas­ci­nante « table de jeu de la guerre ». Le Krieg­spiel du 18 juin 1815, finale des guerres napoléoniennes !

Cette trou­vaille fas­ci­nante de la mise en scène per­met d’évoquer l’affrontement déci­sif entre les deux grands chefs de guerre. Elle ins­crit aus­si le film dans la filia­tion avec les grandes tra­di­tions de repré­sen­ta­tion de Water­loo. De fait, ce « docu-thril­ler » raconte l’histoire de la défaite de Napo­léon en s’inventant un uni­vers visuel à par­tir des prin­ci­paux modes de repré­sen­ta­tion de la bataille : pein­tures et gra­vures, maquette et figu­rines, extraits de films his­to­riques et en par­ti­cu­lier du Water­loo de Bon­dart­chouk (pour les plans larges du com­bat et les charges de cava­le­rie), prises de vues docu­men­taires de la recons­ti­tu­tion de la bataille de Water­loo en juin 2010 et enfin séquences de « fic­tion » tour­nées par Lan­neau en 2013 avec des « recons­ti­tu­teurs », habi­tués à rejouer « l’histoire vivante » des guerres napo­léo­niennes. S’ajoutant aux pro­cé­dés clas­siques du docu­men­taire his­to­rique, nar­ra­tion en voix off et inter­ven­tions de spé­cia­listes de la bataille, cette approche créa­tive d’un sujet à pre­mière vue si rabâ­ché, fait de Water­loo, l’ultime bataille un film nova­teur et cap­ti­vant, très péda­go­gique aus­si dans son sou­ci de faire com­prendre la bataille au grand public et aus­si dans sa volon­té de la faire voir dans toute sa réa­li­té, tout en se gar­dant du voyeu­risme macabre et de la sur­en­chère de vio­lences armées qui carac­té­risent trop sou­vent les films de guerre. La com­mer­cia­li­sa­tion en DVD de ce remar­quable docu­men­taire belge est annon­cée pour début 2015.

  1. Peter Hof­schröer, Wellington’s Smal­lest Vic­to­ry : The Duke, the Model Maker and the Secret of Water­loo, Faber and Faber, 2004.
  2. Une pro­duc­tion Les Films de la mémoire et Créa­tion et Mémoire, copro­duc­tion RTBF, Arte, Bataille de Water­loo 1815 asbl et Wallimage.

Roland Baumann


Auteur

Roland Baumann est historien d’art et ethnologue, professeur à l’Institut de radioélectricité et de cinématographie (Inraci), assistant à l’Université libre de Bruxelles (ULB).