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La révolte des Gilles de Binche : Retour sur l’après-Mai lycéen en Hainaut

Numéro 3 - 2015 par Roland Baumann

mai 2015

Pro­fes­seur de jour­na­lisme et de com­mu­ni­ca­tion à l’IHECS/Bruxelles, Jean Lemaître vient de publier un sin­gu­lier récit auto­bio­gra­phique retra­çant son par­cours d’écolier rebelle dans la cité des Gilles aux temps de la contes­ta­tion lycéenne. Inté­res­sante col­lec­tion de sou­ve­nirs évo­quant l’engagement poli­tique d’un ado­les­cent dans l’après-Mai 68 en Hai­naut. La cité du car­na­val cou­lait des jours tran­quilles, enfer­mée dans […]

Le Mois

Pro­fes­seur de jour­na­lisme et de com­mu­ni­ca­tion à l’IHECS/Bruxelles, Jean Lemaître vient de publier un sin­gu­lier récit auto­bio­gra­phique retra­çant son par­cours d’écolier rebelle dans la cité des Gilles aux temps de la contes­ta­tion lycéenne1. Inté­res­sante col­lec­tion de sou­ve­nirs évo­quant l’engagement poli­tique d’un ado­les­cent dans l’après-Mai 68 en Hai­naut. La cité du car­na­val cou­lait des jours tran­quilles, enfer­mée dans ses immuables murailles. Quand sou­dain, deux ans après Mai 1968, une tor­nade de contes­ta­tion s’abat sur l’athénée éli­tiste de cette ville. La classe de latin math entre en rébel­lion, nar­guant une direc­tion des­po­tique, sai­sie de panique.

Le petit livre rouge des lycéens

« Gué­rit-on jamais de son ado­les­cence ? », s’interroge l’auteur qui, qua­rante ans plus tard, ras­semble ses meilleurs copains de l’athénée de Binche pour un wee­kend de retrou­vailles dans un hôtel de Vierves. Alter­nant l’évocation haute en cou­leurs de cette « réunion de vieux com­bat­tants » avec les sou­ve­nirs des luttes d’antan, moments tru­cu­lents de la say­nète post-soixante-hui­tarde dont l’auteur et ses amis furent les pro­ta­go­nistes, La révolte des Gilles de Binche a le mérite d’évoquer, sans trop de com­plai­sance inti­miste, ni de ran­cœurs idéo­lo­giques, cet « après-Mai », qui, à l’instar de la France, se carac­té­ri­sa en Bel­gique fran­co­phone par l’apparition d’un mou­ve­ment lycéen et une remise en ques­tion glo­bale du fonc­tion­ne­ment interne des écoles et des fina­li­tés de l’institution scolaire.

Un vent de contes­ta­tion souffle sur l’athénée de Binche lorsque fin 1970, l’auteur et ses cama­rades de la classe de deuxième latin-math se lancent dans la publi­ca­tion d’un jour­nal ronéo­ty­pé, un « jour­nal sans aucune pré­ten­tion », qui met un peu de sel dans leur vie sco­laire. Ils pré­cisent au dos du pre­mier numé­ro : « Nous avons seule­ment vou­lu sor­tir de la mono­to­nie des cours, créer une cer­taine vie à l’athénée où, il faut l’avouer, se déve­loppent très peu d’initiatives d’élèves. » L’esprit de fronde de L’Alambic inquiète vite les auto­ri­tés sco­laires qui hésitent cepen­dant à sévir vu la popu­la­ri­té immé­diate par­mi les lycéens de cet organe de presse impro­vi­sé. Sous le pseu­do­nyme de « Jef des Flandres » (par ana­lo­gie avec les Lettres per­sanes de Mon­tes­quieu : « La Perse sera la Flandre »), l’auteur y exerce sa verve de sati­riste aux dépens de l’ordre sco­laire. Mais le ton potache et irré­vé­ren­cieux du scan­da­leux jour­nal lycéen se fait bien­tôt plus poli­tique lorsque l’auteur trouve par hasard dans une petite librai­rie de Binche « le manuel qu’il nous fal­lait pour trans­for­mer nos révoltes en luttes effi­caces » : « Au len­de­main de Mai 1968, les jour­naux fleu­ris­saient à tous les coins de rue. […] j’avais dégo­té une publi­ca­tion fran­çaise, gau­chiste à sou­hait, Poli­tique Heb­do. Mon regard avait été atti­ré par la cou­ver­ture du canard, titrant en grandes lettres : Le petit livre rouge des lycéens. En pre­mière page, un des­sin repré­sen­tait un gar­çon en culotte courte fai­sant un pied de nez à un tigre féroce. Tout un sym­bole, tout un poème. J’achète. Je dévore. Via Poli­tique Heb­do, je com­mande une poi­gnée de Livres rouges, que je dif­fu­se­rai sous le man­teau à Binche. »

Ne limi­tant pas son récit aux péri­pé­ties de l’affrontement entre lycéens et direc­tion de l’école, « Jef » le rebelle retrace aus­si le temps des vacances entre copains, à moby­lette, tra­ver­sant la France jusqu’à Gènes, avec l’espoir ado­les­cent d’y retrou­ver l’amour d’une belle Ita­lienne ren­con­trée en classe de neige… De l’idylle frus­trée avec cette belle infi­dèle à l’évocation de sa com­pli­ci­té dans les amours de son copain Yvan pour Mar­tine, cha­pe­ron­née par ses parents à Mid­del­kerke, c’est avec le même ton badin que l’auteur raconte ce fes­ti­val rock à Ostende, où il espé­rait ren­con­trer des « essaims de filles décon­trac­tées ». Mais « il tombe des cordes » dans le stade de foot­ball abri­tant ce « Wood­stock minia­ture ». « Jef » et son copain Sacha y pas­sant la nuit « réfu­giés sur les gra­dins, emmi­tou­flés dans nos duvets, à devi­ser, à refaire le monde, à écha­fau­der de nou­velles stra­té­gies pour la ren­trée. ». Et c’est dans cette nuit blanche que les deux com­pères décident de « faire sau­ter à la dyna­mite l’athénée de Binche » pour lan­cer les élèves dans la révolte contre le capi­ta­lisme ! De retour dans la Hai­naut, un copain de Sacha, mili­tant trots­kiste et soixante-hui­tard « auréo­lé de gloire mili­tante », sait où se pro­cu­rer des explo­sifs, mais dis­sipe aus­si­tôt cette chi­mère, les inci­tant à s’engager dans la cause des Black Pan­thers et dif­fu­ser des badges à l’effigie d’Angela Davis, la mili­tante Afro-Amé­ri­caine accu­sée de com­pli­ci­té dans une prise d’otages.

Du carnaval…

Mais, à la ren­trée, la direc­tion de l’athénée pro­fite d’une farce de potaches pour ren­voyer « Jef des Flandres », vu comme la dan­ge­reuse tête pen­sante du groupe de contes­ta­taires et qui se trou­ve­ra donc for­cé de ter­mi­ner sa rhé­to latin-math à l’Athénée pro­vin­cial de la Lou­vière, ins­ti­tu­tion que sa culture d’enseignement dis­tingue radi­ca­le­ment de l’athénée bin­choise, comme le sou­ligne l’auteur. Un contraste qu’il voit bien à l’image des contrastes socio­po­li­tiques oppo­sant la ville de Marie de Hon­grie, fière de son noble pas­sé his­to­rique et de ses Gilles aux tra­di­tions d’insolence révo­lu­tion­naire de La Lou­vière, la cité de Paul Conreur et d’Achille Cha­vée. Dénon­çant le « chau­vi­nisme de bas quar­tier » de Binche dont le tis­su éco­no­mique repo­sait alors sur le com­merce et les petits ate­liers de confec­tion, « Jef » écorne au pas­sage son pres­ti­gieux car­na­val : Les car­na­vals sont légion dans toutes les loca­li­tés des envi­rons. En quoi celui de Binche serait-il supé­rieur ? Il est ori­gi­nal, c’est sûr. Mais uni­que­ment parce qu’il et plus codi­fié, règle­men­té, cou­lé dans le marbre des tra­di­tions, enca­dré par de ligues de ver­tu tra­quant la moindre entorse, fer­mé à l’humour, replié sur lui-même, autiste, tout à l’opposé de l’essence même d’un car­na­val ne se vivant que dans la débauche et l’excès…

… aux manifestations

Visi­ble­ment l’atmosphère mili­tante locale « poli­tise » l’auteur qui, avec quelques autres jeunes Lou­vié­rois, orga­nise avec suc­cès un mee­ting de soli­da­ri­té avec Ange­la Davis. Il par­ti­cipe aus­si à sa pre­mière grande mani­fes­ta­tion, contre la guerre du Viet­nam, à Liège : Cela res­semble à un car­na­val avec ses socié­tés, en plus bigar­ré et plus tonique. Dans quel groupe se fondre ? […] La socié­té des trots­kistes est la plus bat­tante. Ils se tiennent par le coude, en rangs com­pacts. Ils ont tro­qué les plumes d’autruche contre un casque de moto du plus bel effet. Ils sau­tillent sur place. Puis sou­dain, ils s’élancent au petit trop, scan­dant : « Guerre, guerre, guerre popu­laire ! » Je me fau­file dans ce bataillon spor­tif. On ne sait pas très bien où on va mais on s’y rend en cou­rant, cela me plait. À l’athénée, dans le cadre de leçons d’actualité poli­tique, intro­duites au cours de latin, avec l’accord de son pro­fes­seur titu­laire, lui-même ancien mili­tant de la grande grève de 60 – 61, Jef expose à ses condis­ciples Les prin­cipes élé­men­taires de phi­lo­so­phie, de Georges Polit­zer, résis­tant juif com­mu­niste fusillé par les Alle­mands, un clas­sique de la pen­sée mar­xiste-léni­niste ! Mais l’année sco­laire a sa fin et la dis­tri­bu­tion des prix voit la satis­fac­tion d’une der­nière reven­di­ca­tion des élèves contes­ta­taires deman­dant la fin de la pro­cla­ma­tion des points, jugée humi­liante pour les moins bien côtés ! L’auteur se réjouit de voir la fin de « ce long hiver de six ans dans ces athé­nées clos » et de quit­ter enfin « l’atmosphère fami­liale étouf­fante ». Et de s’exclamer : « À nous Bruxelles, épi­centre de toutes les contes­ta­tions, foyer de la révo­lu­tion à venir, car­re­four de tout ce qui bouge. »

Nous n’en sau­rons pas plus!, Comme à la fin d’un High School Movie, le récit touche à sa fin et l’auteur se retrouve seul, au terme d’un wee­kend voué au sou­ve­nir d’une loin­taine ado­les­cence entre ces vieux copains qui « ne sont tou­jours pas rési­gnés à l’ordre des choses ». Mais la nos­tal­gie des frasques de l’auteur aide-t-elle à retrou­ver la mémoire de l’esprit rebelle de ces années-là, où tant de jeunes jusqu’alors « comme il faut », fai­saient sou­dain le choix de tour­ner le dos au Vieux Monde et aus­si de tout faire pour saper ses fon­de­ments ? La révolte des Gilles de Binche est un ouvrage plai­sant et drôle. Les sou­ve­nirs de quin­qua­gé­naires, potaches nos­tal­giques, s’activant la mémoire au cours d’agapes bien arro­sées, ne peuvent res­ti­tuer que des bribes de mémoires concer­nant l’après-Mai, cette brève période de déclin du monde domi­nant qui sem­blait lais­ser entre­voir l’aube d’une autre vie, inci­tant tant de jeunes à vou­loir réa­li­ser l’impossible…

Une adolescence dans l’après-Mai

Dans Après mai (2012), le cinéaste Oli­ver Assayas évo­quait avec talent ces années de défer­le­ment de la contre­cul­ture et d’explosion du mili­tan­tisme, entre gau­chistes et liber­taires, dans un lycée de la région pari­sienne. Œuvre auto­bio­gra­phique, se gar­dant de toute nos­tal­gie, ce film de fic­tion repré­sen­tait avec un grand sou­ci docu­men­taire le par­cours d’un jeune lycéen, artiste bohème, un peu mili­tant, et qui, d’expérience amou­reuse en aven­ture artis­tique, veut avant tout vivre la révo­lu­tion, mettre ses actes en accord avec ses idées, au quo­ti­dien, dans un acte de rup­ture impli­quant sa per­sonne tout entière. Un rebelle hos­tile à toute sclé­rose idéo­lo­gique, qui refuse de s’engager dans les anta­go­nismes entre fac­tions gau­chistes de plus en plus tri­bales, qui, fini­ront par empor­ter la spon­ta­néi­té des idées nées dans l’action de Mai et décom­po­ser la radi­ca­li­té d’une époque, jusqu’au reflux mas­sif de l’idée même de révo­lu­tion. Cette plon­gée dans la mémoire indi­vi­duelle, recons­ti­tuant avec une pré­ci­sion docu­men­taire l’univers men­tal d’un jeune rebelle « apo­li­tique » s’inscrivait dans la conti­nui­té d’une réflexion auto­bio­gra­phique plus théo­rique du cinéaste, for­mu­lée des années aupa­ra­vant dans une lettre à Alice Debord2. Mais ce film auto­bio­gra­phique s’inscrit dans une tra­di­tion fran­çaise d’œuvres de fic­tion ou de témoi­gnage ins­pi­rées par Mai et l’après-Mai.

La cage aux ours

Un film belge oublié, La cage aux ours (1974), de Marian Hand­wer­ker, repré­sente la contes­ta­tion lycéenne, à Bruxelles, au temps des mobi­li­sa­tions contre le pro­jet de réforme de l’armée du ministre Paul Van­den Boey­nants en 1973 et, à tra­vers l’intrigue amou­reuse d’un couple de lycéens, évoque les grands thèmes de la rébel­lion des jeunes dans l’après-Mai bruxel­lois. Un film d’autant plus proche de son sujet que la plu­part des jeunes acteurs et figu­rants du film avaient par­ti­ci­pé acti­ve­ment au mou­ve­ment contre le « pro­jet VDB » dans leurs écoles. Depuis La cage aux ours, jusqu’à La révolte des Gilles de Binche, d’autres œuvres, visuelles ou lit­té­raires, ont-elles évo­qué cette période de rébel­lion lycéenne dans notre pays ?

  1. Jean Lemaître, La révolte des Gilles de Binche, édi­tions Audace & La Rou­lotte Théâ­trale, 2015.
  2. Oli­vier Assayas, « Une ado­les­cence dans l’après-Mai », Cahiers du ciné­ma, 2005.

Roland Baumann


Auteur

Roland Baumann est historien d’art et ethnologue, professeur à l’Institut de radioélectricité et de cinématographie (Inraci), assistant à l’Université libre de Bruxelles (ULB).