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La révolte des Gilles de Binche : Retour sur l’après-Mai lycéen en Hainaut
Professeur de journalisme et de communication à l’IHECS/Bruxelles, Jean Lemaître vient de publier un singulier récit autobiographique retraçant son parcours d’écolier rebelle dans la cité des Gilles aux temps de la contestation lycéenne. Intéressante collection de souvenirs évoquant l’engagement politique d’un adolescent dans l’après-Mai 68 en Hainaut. La cité du carnaval coulait des jours tranquilles, enfermée dans […]
Professeur de journalisme et de communication à l’IHECS/Bruxelles, Jean Lemaître vient de publier un singulier récit autobiographique retraçant son parcours d’écolier rebelle dans la cité des Gilles aux temps de la contestation lycéenne1. Intéressante collection de souvenirs évoquant l’engagement politique d’un adolescent dans l’après-Mai 68 en Hainaut. La cité du carnaval coulait des jours tranquilles, enfermée dans ses immuables murailles. Quand soudain, deux ans après Mai 1968, une tornade de contestation s’abat sur l’athénée élitiste de cette ville. La classe de latin math entre en rébellion, narguant une direction despotique, saisie de panique.
Le petit livre rouge des lycéens
« Guérit-on jamais de son adolescence ? », s’interroge l’auteur qui, quarante ans plus tard, rassemble ses meilleurs copains de l’athénée de Binche pour un weekend de retrouvailles dans un hôtel de Vierves. Alternant l’évocation haute en couleurs de cette « réunion de vieux combattants » avec les souvenirs des luttes d’antan, moments truculents de la saynète post-soixante-huitarde dont l’auteur et ses amis furent les protagonistes, La révolte des Gilles de Binche a le mérite d’évoquer, sans trop de complaisance intimiste, ni de rancœurs idéologiques, cet « après-Mai », qui, à l’instar de la France, se caractérisa en Belgique francophone par l’apparition d’un mouvement lycéen et une remise en question globale du fonctionnement interne des écoles et des finalités de l’institution scolaire.
Un vent de contestation souffle sur l’athénée de Binche lorsque fin 1970, l’auteur et ses camarades de la classe de deuxième latin-math se lancent dans la publication d’un journal ronéotypé, un « journal sans aucune prétention », qui met un peu de sel dans leur vie scolaire. Ils précisent au dos du premier numéro : « Nous avons seulement voulu sortir de la monotonie des cours, créer une certaine vie à l’athénée où, il faut l’avouer, se développent très peu d’initiatives d’élèves. » L’esprit de fronde de L’Alambic inquiète vite les autorités scolaires qui hésitent cependant à sévir vu la popularité immédiate parmi les lycéens de cet organe de presse improvisé. Sous le pseudonyme de « Jef des Flandres » (par analogie avec les Lettres persanes de Montesquieu : « La Perse sera la Flandre »), l’auteur y exerce sa verve de satiriste aux dépens de l’ordre scolaire. Mais le ton potache et irrévérencieux du scandaleux journal lycéen se fait bientôt plus politique lorsque l’auteur trouve par hasard dans une petite librairie de Binche « le manuel qu’il nous fallait pour transformer nos révoltes en luttes efficaces » : « Au lendemain de Mai 1968, les journaux fleurissaient à tous les coins de rue. […] j’avais dégoté une publication française, gauchiste à souhait, Politique Hebdo. Mon regard avait été attiré par la couverture du canard, titrant en grandes lettres : Le petit livre rouge des lycéens. En première page, un dessin représentait un garçon en culotte courte faisant un pied de nez à un tigre féroce. Tout un symbole, tout un poème. J’achète. Je dévore. Via Politique Hebdo, je commande une poignée de Livres rouges, que je diffuserai sous le manteau à Binche. »
Ne limitant pas son récit aux péripéties de l’affrontement entre lycéens et direction de l’école, « Jef » le rebelle retrace aussi le temps des vacances entre copains, à mobylette, traversant la France jusqu’à Gènes, avec l’espoir adolescent d’y retrouver l’amour d’une belle Italienne rencontrée en classe de neige… De l’idylle frustrée avec cette belle infidèle à l’évocation de sa complicité dans les amours de son copain Yvan pour Martine, chaperonnée par ses parents à Middelkerke, c’est avec le même ton badin que l’auteur raconte ce festival rock à Ostende, où il espérait rencontrer des « essaims de filles décontractées ». Mais « il tombe des cordes » dans le stade de football abritant ce « Woodstock miniature ». « Jef » et son copain Sacha y passant la nuit « réfugiés sur les gradins, emmitouflés dans nos duvets, à deviser, à refaire le monde, à échafauder de nouvelles stratégies pour la rentrée. ». Et c’est dans cette nuit blanche que les deux compères décident de « faire sauter à la dynamite l’athénée de Binche » pour lancer les élèves dans la révolte contre le capitalisme ! De retour dans la Hainaut, un copain de Sacha, militant trotskiste et soixante-huitard « auréolé de gloire militante », sait où se procurer des explosifs, mais dissipe aussitôt cette chimère, les incitant à s’engager dans la cause des Black Panthers et diffuser des badges à l’effigie d’Angela Davis, la militante Afro-Américaine accusée de complicité dans une prise d’otages.
Du carnaval…
Mais, à la rentrée, la direction de l’athénée profite d’une farce de potaches pour renvoyer « Jef des Flandres », vu comme la dangereuse tête pensante du groupe de contestataires et qui se trouvera donc forcé de terminer sa rhéto latin-math à l’Athénée provincial de la Louvière, institution que sa culture d’enseignement distingue radicalement de l’athénée binchoise, comme le souligne l’auteur. Un contraste qu’il voit bien à l’image des contrastes sociopolitiques opposant la ville de Marie de Hongrie, fière de son noble passé historique et de ses Gilles aux traditions d’insolence révolutionnaire de La Louvière, la cité de Paul Conreur et d’Achille Chavée. Dénonçant le « chauvinisme de bas quartier » de Binche dont le tissu économique reposait alors sur le commerce et les petits ateliers de confection, « Jef » écorne au passage son prestigieux carnaval : Les carnavals sont légion dans toutes les localités des environs. En quoi celui de Binche serait-il supérieur ? Il est original, c’est sûr. Mais uniquement parce qu’il et plus codifié, règlementé, coulé dans le marbre des traditions, encadré par de ligues de vertu traquant la moindre entorse, fermé à l’humour, replié sur lui-même, autiste, tout à l’opposé de l’essence même d’un carnaval ne se vivant que dans la débauche et l’excès…
… aux manifestations
Visiblement l’atmosphère militante locale « politise » l’auteur qui, avec quelques autres jeunes Louviérois, organise avec succès un meeting de solidarité avec Angela Davis. Il participe aussi à sa première grande manifestation, contre la guerre du Vietnam, à Liège : Cela ressemble à un carnaval avec ses sociétés, en plus bigarré et plus tonique. Dans quel groupe se fondre ? […] La société des trotskistes est la plus battante. Ils se tiennent par le coude, en rangs compacts. Ils ont troqué les plumes d’autruche contre un casque de moto du plus bel effet. Ils sautillent sur place. Puis soudain, ils s’élancent au petit trop, scandant : « Guerre, guerre, guerre populaire ! » Je me faufile dans ce bataillon sportif. On ne sait pas très bien où on va mais on s’y rend en courant, cela me plait. À l’athénée, dans le cadre de leçons d’actualité politique, introduites au cours de latin, avec l’accord de son professeur titulaire, lui-même ancien militant de la grande grève de 60 – 61, Jef expose à ses condisciples Les principes élémentaires de philosophie, de Georges Politzer, résistant juif communiste fusillé par les Allemands, un classique de la pensée marxiste-léniniste ! Mais l’année scolaire a sa fin et la distribution des prix voit la satisfaction d’une dernière revendication des élèves contestataires demandant la fin de la proclamation des points, jugée humiliante pour les moins bien côtés ! L’auteur se réjouit de voir la fin de « ce long hiver de six ans dans ces athénées clos » et de quitter enfin « l’atmosphère familiale étouffante ». Et de s’exclamer : « À nous Bruxelles, épicentre de toutes les contestations, foyer de la révolution à venir, carrefour de tout ce qui bouge. »
Nous n’en saurons pas plus!, Comme à la fin d’un High School Movie, le récit touche à sa fin et l’auteur se retrouve seul, au terme d’un weekend voué au souvenir d’une lointaine adolescence entre ces vieux copains qui « ne sont toujours pas résignés à l’ordre des choses ». Mais la nostalgie des frasques de l’auteur aide-t-elle à retrouver la mémoire de l’esprit rebelle de ces années-là, où tant de jeunes jusqu’alors « comme il faut », faisaient soudain le choix de tourner le dos au Vieux Monde et aussi de tout faire pour saper ses fondements ? La révolte des Gilles de Binche est un ouvrage plaisant et drôle. Les souvenirs de quinquagénaires, potaches nostalgiques, s’activant la mémoire au cours d’agapes bien arrosées, ne peuvent restituer que des bribes de mémoires concernant l’après-Mai, cette brève période de déclin du monde dominant qui semblait laisser entrevoir l’aube d’une autre vie, incitant tant de jeunes à vouloir réaliser l’impossible…
Une adolescence dans l’après-Mai
Dans Après mai (2012), le cinéaste Oliver Assayas évoquait avec talent ces années de déferlement de la contreculture et d’explosion du militantisme, entre gauchistes et libertaires, dans un lycée de la région parisienne. Œuvre autobiographique, se gardant de toute nostalgie, ce film de fiction représentait avec un grand souci documentaire le parcours d’un jeune lycéen, artiste bohème, un peu militant, et qui, d’expérience amoureuse en aventure artistique, veut avant tout vivre la révolution, mettre ses actes en accord avec ses idées, au quotidien, dans un acte de rupture impliquant sa personne tout entière. Un rebelle hostile à toute sclérose idéologique, qui refuse de s’engager dans les antagonismes entre factions gauchistes de plus en plus tribales, qui, finiront par emporter la spontanéité des idées nées dans l’action de Mai et décomposer la radicalité d’une époque, jusqu’au reflux massif de l’idée même de révolution. Cette plongée dans la mémoire individuelle, reconstituant avec une précision documentaire l’univers mental d’un jeune rebelle « apolitique » s’inscrivait dans la continuité d’une réflexion autobiographique plus théorique du cinéaste, formulée des années auparavant dans une lettre à Alice Debord2. Mais ce film autobiographique s’inscrit dans une tradition française d’œuvres de fiction ou de témoignage inspirées par Mai et l’après-Mai.
La cage aux ours
Un film belge oublié, La cage aux ours (1974), de Marian Handwerker, représente la contestation lycéenne, à Bruxelles, au temps des mobilisations contre le projet de réforme de l’armée du ministre Paul Vanden Boeynants en 1973 et, à travers l’intrigue amoureuse d’un couple de lycéens, évoque les grands thèmes de la rébellion des jeunes dans l’après-Mai bruxellois. Un film d’autant plus proche de son sujet que la plupart des jeunes acteurs et figurants du film avaient participé activement au mouvement contre le « projet VDB » dans leurs écoles. Depuis La cage aux ours, jusqu’à La révolte des Gilles de Binche, d’autres œuvres, visuelles ou littéraires, ont-elles évoqué cette période de rébellion lycéenne dans notre pays ?
- Jean Lemaître, La révolte des Gilles de Binche, éditions Audace & La Roulotte Théâtrale, 2015.
- Olivier Assayas, « Une adolescence dans l’après-Mai », Cahiers du cinéma, 2005.