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Anna Langfus, romancière de la Shoah et Goncourt oublié

Numéro 3 mars 2014 par Roland Baumann

février 2014

Col­la­bo­ra­teur du Mémo­rial de la Shoah, spé­cia­liste du renou­veau juif en Pologne et des rela­tions judéo-polo­­naises, Jean-Yves Potel est l’auteur d’un essai bio­gra­phique qui tire de l’oubli Anna Lang­fus (1920 – 1966), dra­ma­turge et roman­cière fran­çaise, res­ca­pée de la Shoah et prix Gon­court. Auteure de trois romans parus aux édi­tions Gal­li­mard : Le sel et le soufre (1960), […]

Col­la­bo­ra­teur du Mémo­rial de la Shoah, spé­cia­liste du renou­veau juif en Pologne et des rela­tions judéo-polo­naises, Jean-Yves Potel est l’auteur d’un essai bio­gra­phique qui tire de l’oubli Anna Lang­fus (1920 – 1966), dra­ma­turge et roman­cière fran­çaise, res­ca­pée de la Shoah et prix Gon­court1.

Auteure de trois romans parus aux édi­tions Gal­li­mard : Le sel et le soufre (1960), Les bagages de sable (1962, prix Gon­court) et Saute Bar­ba­ra (1965), Anna Lang­fus est aujourd’hui une incon­nue qu’il faut écou­ter affirme Potel : « Jus­te­ment parce qu’elle n’est plus lue. Dans une époque où l’on s’inquiète de la dis­pa­ri­tion des der­niers témoins, (re)lisons la res­ca­pée qui a esti­mé n’avoir rien de mieux à faire que d’écrire, d’écrire encore. » Cette roman­cière oubliée fut « l’une des pre­mières, sinon la pre­mière en langue fran­çaise » à faire de la fic­tion lit­té­raire le moyen pri­vi­lé­gié de com­mu­ni­quer l’expérience de la Shoah. Anna Lang­fus n’est pas un « témoin de plus » de l’univers concen­tra­tion­naire. Elle échap­pa à la dépor­ta­tion. Ses romans témoignent de la « mala­die de la guerre » dont ont souf­fert de nom­breux res­ca­pés du judéo­cide, acca­blés par la culpa­bi­li­té de sur­vivre et sou­vent inca­pables de s’adapter au monde après la fin de la guerre. Lorsque Potel a com­men­cé sa recherche, intri­gué par l’œuvre de ce Gon­court oublié, il n’existait aucune source bio­gra­phique sur Anna Lang­fus, sauf dans son dos­sier de presse chez Gal­li­mard. Au terme d’un long tra­vail d’enquête en Pologne, France, Bel­gique, Ita­lie et Israël, Potel a pu retra­cer le par­cours de vie de l’auteure dis­pa­rue. Son essai bio­gra­phique explore l’imaginaire d’Anna Lang­fus et ana­lyse les rap­ports entre la fic­tion lit­té­raire et les faits his­to­riques, lorsqu’il est par­ve­nu à les docu­men­ter dans les archives ou grâce aux témoi­gnages de contem­po­rains. Potel contex­tua­lise ensuite la genèse de l’œuvre dra­ma­tique et roma­nesque d’Anna Lang­fus dont il suit la récep­tion et la « dis­pa­ri­tion », ou plu­tôt, l’oubli.

Une bourgeoisie assimilée

Anna Régi­na Sztern­fin­kiel est née à Lublin, dans l’est de la Pologne. Fille unique d’une famille de la bour­geoi­sie juive, elle reçoit une édu­ca­tion laïque et polo­naise. Elle se marie à dix-huit ans avec un voi­sin, Jakub Rajs, né dans une famille de riches com­mer­çants de tex­tiles. Évo­quant les études d’Anna, son inté­rêt pour les clas­siques de la lit­té­ra­ture (Sten­dhal, Dos­toïevs­ki, etc.), Potel décrit l’univers intel­lec­tuel de cette bour­geoi­sie juive de Lublin, por­tée par le déve­lop­pe­ment com­mer­cial et indus­triel de la région, choi­sis­sant l’intégration et l’assimilation dans la Pologne indé­pen­dante mal­gré la mon­tée de l’antisémitisme. Le cli­mat anti­sé­mite des uni­ver­si­tés polo­naises incite Anna et Jakub à étu­dier à l’étranger. Fin octobre 1938, ils com­mencent tous deux des études d’ingénieur à l’École supé­rieure des tex­tiles à Ver­viers. En juillet 1939, Anna et Jakub pré­sentent avec suc­cès leurs exa­mens de pre­mière année puis rentrent à Lublin pour les vacances. Anna ne revien­dra jamais à Ver­viers « ville où s’est écou­lée l’année la plus heu­reuse de sa vie », note Potel. Le pacte ger­ma­no-sovié­tique exa­cerbe les ten­sions poli­tiques entre l’Allemagne nazie et la Pologne, mal pré­pa­rée à résis­ter à l’invasion alle­mande du 1er sep­tembre 1939. Le 17 sep­tembre, alors que l’armée sovié­tique enva­hit l’est de la Pologne, les troupes alle­mandes défilent dans Lublin.

Anna et Jakub vivent la ter­reur nazie. L’occupant réqui­si­tionne les plus beaux appar­te­ments de la ville, impose à la com­mu­nau­té juive de fortes contri­bu­tions de guerre, pro­cède au recen­se­ment des Juifs, contrai­gnant les hommes à des tra­vaux for­cés, décrète le port du bras­sard étoi­lé. Dès le 1er décembre 1939. Jakub et son frère Samuel, méde­cin, sont employés par le Juden­rat, consti­tué sur ordre alle­mand. En avril 1941, le ghet­to créé par les nazis regroupe quelque 35 000 Juifs. Anna, sa mère Maria, puis Jakub et sa famille par­viennent à fuir le ghet­to de Lublin avant sa liqui­da­tion au prin­temps 1942. En mars 1942, Anna tra­vaille dans un ate­lier du ghet­to de Var­so­vie. Atteinte du typhus, elle sera mar­quée à vie par l’épidémie. Elle s’échappe du ghet­to avant la « grande action » de l’été 42 qui déporte la majo­ri­té des Juifs de Var­so­vie au centre d’extermination de Treblinka.

Jeune et élé­gante, Anna parle par­fai­te­ment le polo­nais, aus­si le fran­çais et un peu d’allemand. Elle n’a pas du tout l’air juive et peut espé­rer sur­vivre dans la par­tie « aryenne » de Var­so­vie. Mais, dans les rues de la ville, l’insécurité est per­ma­nente, même les Polo­nais catho­liques sont constam­ment contrô­lés et risquent d’être dépor­tés au tra­vail dans le Reich ou pris en otages. Sans comp­ter les maitres chan­teurs qui font la chasse aux Juifs. Anna rejoint la résis­tance polo­naise. Agent de liai­son de l’AK (Armia Kra­jo­wa, « armée de l’intérieur ») en sep­tembre 1942-avril 1943, elle effec­tue plu­sieurs mis­sions très ris­quées à Lwow. Ses cama­rades de l’AK ne savent pas qu’elle est juive. Elle est deve­nue Maria Janc­zews­ka, fausse iden­ti­té qu’elle don­ne­ra après la guerre à la pro­ta­go­niste de son pre­mier roman, Le sel et le soufre.

Anna et Jakub vivent du côté aryen de la ville, rue Sien­na, pen­dant l’insurrection du ghet­to de Var­so­vie en 1943. Sa mère, Maria Sztern­fin­kiel périt dans l’incendie du ghet­to, entiè­re­ment détruit par les Alle­mands. Ils se réfu­gient ensuite dans de petites villes au nord de Var­so­vie. L’automne 1944, ils errent de ferme en ferme dans l’espoir de rejoindre les lignes sovié­tiques. Potel a retrou­vé leur fiche d’arrestation par la Ges­ta­po, datée du 29 novembre 1944. Tous deux sont atro­ce­ment tor­tu­rés. Anna par­vient à se faire pas­ser pour polo­naise, mais assiste à l’exécution de Jakub le 27 décembre. Jetée en pri­son, elle sur­vit. Début 1945, elle se retrouve à Lublin. Toute sa famille, ses amis et proches ont dis­pa­ru. Seul revient de dépor­ta­tion un de ses anciens voi­sins du ghet­to de Lublin, Aron Lang­fus, deve­nu lui aus­si veuf de guerre. Anna com­mence des études de théâtre sous son nom aryen. Le char­gé d’affaires cultu­relles de la mis­sion diplo­ma­tique fran­çaise l’aide à émi­grer. Elle ne veut plus vivre en Pologne avec les Polo­nais « com­plices du mas­sacre, dans leur masse ». Sa rup­ture avec son pays natal est radi­cale. « Elle n’y laisse rien et n’y revien­dra jamais », note Potel.

La fiction pour traduire la vérité

Anna arrive à Paris le 18 mai 1946 et Aron Lang­fus la rejoint clan­des­ti­ne­ment en décembre. Vivant en couple à l’hôtel, ils tra­vaillent pour des orga­ni­sa­tions sociales juives. Leur mariage civil en jan­vier 1948 est sui­vi en mars par la nais­sance de leur fille Maria. Ils habitent un petit appar­te­ment à Pan­tin. Anna suit des cours d’art dra­ma­tique et com­mence à écrire pour le théâtre. Les lépreux (1953), sou­te­nue par la Com­mis­sion d’aide à la pre­mière pièce, est mon­tée fin 1956 par Sacha Pitoeff puis dif­fu­sée à la radio. Cette pre­mière œuvre aborde les prin­ci­paux thèmes qui carac­té­ri­se­ront son uni­vers roma­nesque : la déshu­ma­ni­sa­tion des vic­times de la Shoah, l’antisémitisme des Polo­nais chré­tiens envers leurs voi­sins juifs, la souf­france des res­ca­pés, etc. Par­mi ses autres pièces citons Amos ou les Fausses espé­rances (1957), mon­tée à Bruxelles au théâtre de Poche en 1963.

Anna Lang­fus veut tra­duire par la fic­tion la véri­té de la guerre et de la tra­gé­die juive à un moment où en France les dis­cours offi­ciels des médias et la lit­té­ra­ture ont ten­dance à oublier la spé­ci­fi­ci­té du sort des Juifs. Elle craint d’être empor­tée par ses émo­tions si elle écrit ses mémoires. Don­ner aux évè­ne­ments vécus le carac­tère de la fic­tion lui semble un excellent moyen de s’en déta­cher. Du théâtre elle passe donc au roman, encou­ra­gée par Jacques Lemar­chand, lec­teur des édi­tions Gal­li­mard. Comme le sou­ligne Potel, elle n’a lais­sé der­rière elle ni brouillon ni ten­ta­tive lit­té­raire en polo­nais. Dans son tra­vail d’écrivain, elle adopte tota­le­ment le fran­çais, se dis­tan­cie ain­si de son pas­sé, et pousse l’abandon de la langue mater­nelle au sein même de sa vie de famille, ne s’exprimant qu’en fran­çais avec Aron et leur fille Maria. En juin 1960 sort en librai­rie Le sel et le soufre, écrit à la pre­mière per­sonne du sin­gu­lier et racon­tant la des­cente aux enfers d’une jeune Juive née à Lublin, dans une famille aisée, jeune mariée, étu­diante en Bel­gique et en vacances en Pologne lors de l’invasion alle­mande… Le récit est loin du témoi­gnage scru­pu­leux d’épisodes réel­le­ment vécus par l’auteure. Ain­si, Anna trans­pose au ghet­to de Var­so­vie toutes ses expé­riences vécues à Lublin. Potel remarque qu’« elle donne aux évè­ne­ments vécus, et sans les déna­tu­rer, le carac­tère d’une fic­tion, seul moyen, selon elle, de trans­mettre la véri­té ». Les cha­pitres cen­traux mettent en scène la détresse et l’errance de Maria et de son jeune époux, Jacques. Arrê­tés, ils sont tor­tu­rés et il est assas­si­né… Appré­cié par la cri­tique, ce roman reçoit en mai 1961 le prix Charles Veillon de langue fran­çaise. Pour Potel : « Ce livre, de par la construc­tion du récit et le style de son écri­ture, nous rap­proche de la spé­ci­fi­ci­té de la Shoah, de l’expérience de ses vic­times et des tour­ments des survivants. »

En 1961, les Lang­fus s’installent à Sar­celles, ville sym­bole du renou­veau urbain et de la construc­tion des grands ensembles de la ban­lieue pari­sienne sous la Ve Répu­blique. Son second roman, Les Bagages de sable, évo­quant la vie à Paris de Maria, sur­vi­vante ne par­ve­nant pas à quit­ter la guerre, obtient le prix Gon­court en octobre 1962. Sur­ve­nant après Le der­nier des justes d’André Schwarz-Bart, Gon­court en 1959, le suc­cès du roman d’Anna Lang­fus témoigne du début d’une prise de conscience en France de la spé­ci­fi­ci­té du sort des Juifs en Europe nazie. Deve­nue une des grandes voix de la « tra­gé­die juive », Anna reste cepen­dant à dis­tance des cercles lit­té­raires et la fac­ture clas­sique de ses romans la dis­tingue radi­ca­le­ment des inno­va­tions for­melles propres aux romans des années soixante. Saute Bar­ba­ra (1965) a pour pro­ta­go­niste un sol­dat juif polo­nais har­ce­lé par le sou­ve­nir de sa lâche­té lorsqu’il a aban­don­né sa femme et leur fille aux SS. Res­ca­pé inca­pable de sup­por­ter la paix qu’on lui pro­pose et l’intégration à la socié­té d’après-guerre où il devra coha­bi­ter avec les assas­sins d’hier. Enfer­mée par les médias dans son rôle tra­gique, sa voca­tion d’écrivain sus­ci­tée par le mar­tyre et l’horreur, Anna Lang­fus souffre de plus en plus de sa très mau­vaise san­té. Dans un ouvrage col­lec­tif sur Cho­pin paru en 1965, elle écrit « Le musi­cien face à la mort ». Un cha­pitre rédi­gé à la pre­mière per­sonne. Long récit mélan­co­lique fai­sant de l’exil le début de la mort. Anna Lang­fus suc­combe à un infarc­tus le 12 mai 1966. Potel ter­mine son émou­vante bio­gra­phie par l’évocation de sa visite au cime­tière de Bagneux où repose Anna avec Aron Lang­fus (1910 – 1995). Le centre Bra­ma Grodz­ka-TNN à Lublin conserve le fonds d’archives sur Anna Lang­fus consti­tué par Potel dans sa recherche. Jean-Yves Potel est éga­le­ment l’auteur de l’exposition « Anna Lang­fus, trois romans pour trans­mettre » conçue pour la Mai­son du patri­moine de Sar­celles et dis­po­nible pour des expo­si­tions tem­po­raires en France ou à l’étranger.

  1. Jean-Yves Potel, Les dis­pa­ri­tions d’Anna Lang­fus, Les Édi­tions Noir sur Blanc, 2014.

Roland Baumann


Auteur

Roland Baumann est historien d’art et ethnologue, professeur à l’Institut de radioélectricité et de cinématographie (Inraci), assistant à l’Université libre de Bruxelles (ULB).