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« Pas de rosaire dans mes ovaires » La réforme espagnole du droit à l’avortement

Numéro 3 mars 2014 par Cristal Huerdo Moreno

février 2014

En décembre der­nier, le conseil des ministres espa­gnol a approu­vé le pro­jet de loi orga­nique de pro­tec­tion de la vie dès la concep­tion et des droits de la femme enceinte qui a pour but de réfor­mer l’actuelle loi rela­tive à la san­té sexuelle, la repro­duc­tion et l’interruption volon­taire de gros­sesse. Cette der­nière, votée par le gou­ver­ne­ment Zapa­te­ro en […]

En décembre der­nier, le conseil des ministres espa­gnol a approu­vé le pro­jet de loi orga­nique de pro­tec­tion de la vie dès la concep­tion1 et des droits de la femme enceinte qui a pour but de réfor­mer l’actuelle loi rela­tive à la san­té sexuelle, la repro­duc­tion et l’interruption volon­taire de gros­sesse2. Cette der­nière, votée par le gou­ver­ne­ment Zapa­te­ro en 2010, se fonde sur un sys­tème de délais. Elle per­met d’avorter, quel que soit le motif, jusqu’à la qua­tor­zième semaine de gros­sesse ; le terme est pro­lon­gé à vingt-deux semaines en cas de mal­for­ma­tion lourde du fœtus. On note­ra en outre que les mineures de plus de seize ans peuvent recou­rir à l’avortement, sans obli­ga­toi­re­ment, obte­nir l’accord de leurs parents.

L’avant-projet3 dépo­sé par le ministre de la Jus­tice, Alber­to Ruiz Gal­lardón (PP), vise à impri­mer à la socié­té espa­gnole un retour en arrière de trente ans. Pour ce faire, il pro­pose de pas­ser d’une logique de délais à une logique de condi­tions d’application. L’avortement ne sera désor­mais plus un droit en Espagne, sauf dans deux cas. Le pre­mier est celui du « grave dan­ger pour la vie et la san­té phy­sique et psy­cho­lo­gique de la mère ». Le constat de ces cir­cons­tances doit être éta­bli et moti­vé par écrit par deux méde­cins spé­cia­listes de la patho­lo­gie dont souffre la patiente et doit être posé avant la vingt-deuxième semaine du terme. En outre, ces spé­cia­listes ne peuvent ni exer­cer dans le lieu où se dérou­le­ra l’avortement ni le pra­ti­quer. Le second cas est celui où « la gros­sesse est le résul­tat d’un délit contre la liber­té et l’intégrité sexuelle de la femme », pour autant qu’une plainte ait été dépo­sée anté­rieu­re­ment à la police et que le délai de douze semaines n’ait pas été dépas­sé. Enfin, pour les mineures de seize et dix-sept ans, le consen­te­ment des parents ou des tuteurs légaux est à nou­veau obligatoire.

L’odeur rance du franquisme

Affir­mer que l’Espagne ferait un bond en arrière de trois décen­nies n’est peut-être pas tout à fait juste. En effet, à la lec­ture de l’avant-projet, on ne peut s’empêcher de noter que plu­sieurs points dégagent l’odeur rance du franquisme.

Et d’abord, le titre même de la pro­po­si­tion de loi, « pro­tec­tion de la vie du conçu », met l’accent sur l’enfant à naitre, consi­dé­ré comme un « bien juri­dique que l’État doit pro­té­ger4 ». Dès lors, il n’est plus ques­tion de per­mettre de pro­cé­der à des IVG en rai­son d’une mal­for­ma­tion fœtale car cela s’apparenterait à des avor­te­ments eugé­niques. Le ministre, lui-même, se dit prêt à accueillir un enfant qui souf­fri­rait de mal­for­ma­tions lourdes5. En toute logique, le pro­jet ne pré­voit de pos­si­bi­li­té d’avortement d’un fœtus mal­for­mé qu’au motif du grave péril pour la san­té psy­cho­lo­gique de la mère et à la condi­tion que la mal­for­ma­tion soit mor­telle pour le fœtus ou le nouveau-né.

Pen­chons-nous main­te­nant sur la deuxième par­tie du titre de la loi, car il y est tout de même ques­tion des « droits de la femme enceinte ». Nous venons de pré­sen­ter le peu qu’il en reste, encore faut-il pou­voir les exer­cer. En cela, le cas du fœtus mal­for­mé est par­ti­cu­liè­re­ment emblé­ma­tique. Outre les condi­tions men­tion­nées ci-des­sus, l’IVG devra inter­ve­nir au plus tard la vingt-deuxième semaine de gros­sesse et pour autant que deux psy­chiatres affirment que ce pro­blème affecte gra­ve­ment la san­té psy­cho­lo­gique de la mère. La femme doit éga­le­ment se mettre en rap­port avec des ser­vices sociaux qui lui déli­vre­ront une infor­ma­tion détaillée et per­son­na­li­sée sur les options et les aides que l’État ou la Com­mu­nau­té auto­nome met à sa dis­po­si­tion. Com­mence alors à cou­rir un délai de réflexion de sept jours avant toute prise de déci­sion. Or, les écho­gra­phies qui per­mettent de détec­ter les mal­for­ma­tions se font géné­ra­le­ment entre la dix-hui­tième et la vingt-deuxième semaine. Vous avez cal­cu­lé ? Le gou­ver­ne­ment oui. Rendre les choses kaf­kaïennes est une manière bien hypo­crite et cynique d’imposer ses idées, notam­ment quand on vise à subor­don­ner les droits de la femme à ceux de l’enfant à naitre.

Cette loi signe-t-elle pour autant un véri­table retour en arrière ? Selon Alber­to Ruiz Gal­lardón, le pro­jet, loin d’être conser­va­teur, comme l’affirment les mau­vaises langues, serait pro­gres­siste puisqu’il vise la « pro­tec­tion des plus vul­né­rables6 ». Les femmes qui, comme leurs grands-mères, devront prendre le che­min de l’étranger pour se faire avor­ter seront heu­reuses de l’apprendre. Sans comp­ter que seules les plus nan­ties tra­ver­se­ront les Pyré­nées, les autres n’auront pas d’autre alter­na­tive que de gar­der le bébé (et c’est bien connu, un enfant non dési­ré a devant lui un ave­nir radieux, sur­tout s’il est débile pro­fond) ou de recou­rir aux IVG clan­des­tines. Le ministre uti­li­se­rait-il les mots dans le sens contraire de ce qu’ils signifient ?

Il est patent que l’Espagne renoue ici avec un pas­sé auto­ri­taire et patriar­cal, celui où le contrôle des ventres prime sur l’épanouissement des femmes. Posi­tion somme toute très clas­sique, mais révo­lue dans un État qui — croyait-on — s’était dis­tan­cié de l’Église.

En revanche, la pour­suite de la lec­ture de l’avant-projet apporte un éclai­rage bien plus ori­gi­nal sur la concep­tion que le PP7 se fait de la femme. C’est ain­si qu’il sti­pule qu’«en aucun cas, la conduite de la femme enceinte ne sera punis­sable ». À cet égard, le ministre Gal­lardón8, lors d’un débat au Sénat, a insis­té à deux reprises sur le fait que « la femme est une vic­time et non une cou­pable », comme s’il s’agissait d’un gage de bien­veillance à son égard. Alors qu’en refu­sant de la punir, l’État condamne la femme à un châ­ti­ment bien plus sour­nois, celui d’être consi­dé­rée comme infé­rieure aux hommes. En effet, l’État prive la femme de toute pos­si­bi­li­té d’endosser la res­pon­sa­bi­li­té de ses actes9, la fai­sant pas­ser pour une écer­ve­lée qui doit être pro­té­gée d’elle-même ou pour une reven­di­ca­trice imma­ture que l’on doit réédu­quer sans vio­lence10. Cette incar­na­tion d’une cer­taine Espagne est celle qui est convain­cue que la femme a été mise sur terre pour pro­créer, ser­vir, se taire et jouer son rôle de potiche.

Or, au vu des pro­tes­ta­tions sou­le­vées et des mobi­li­sa­tions pré­vues11, force est de consta­ter que cette Espagne ana­chro­nique est mino­ri­taire au regard de celle qui, au cours des quinze der­nières années, s’est assou­plie, deve­nant plus tolé­rante et libé­rale en matière de choix de vie. C’est ain­si que des textes légaux rela­tifs à l’avortement, à l’euthanasie et au mariage homo­sexuel, pour ne citer que les plus emblé­ma­tiques, ont vu le jour, pour la plus grande fier­té de la majo­ri­té des Espa­gnols. Cette impor­tante évo­lu­tion des men­ta­li­tés rend aujourd’hui tout retour en arrière impos­sible. Toute vel­léi­té de chan­ge­ment dans ces domaines est assi­mi­lée à une ingé­rence dans la vie pri­vée et par consé­quent, inadmissible.

Les Espa­gnols, pétris par la culpa­bi­li­té d’avoir vécu au-des­sus de leurs moyens, courbent l‘échine sous les coups des mesures néo­li­bé­rales, mais il semble peu pro­bable qu’ils plient sous le goupillon.

  1. Lit­té­ra­le­ment : « du conçu ».
  2. Tou­jours d’application aujourd’hui.
  3. Pro­messe élec­to­rale de Rajoy. Pdf à télé­char­ger : http://bit.ly/1eHlbKV.
  4. Confé­rence de presse du ministre de la Jus­tice, le 20décembre 2013 : « Lo más impor­tante es que la vida del no naci­do encar­na un valor fun­da­men­tal, que es un bien jurí­di­co que el Esta­do está obli­ga­do a reconocer. »
  5. http://bit.ly/1fPzvYU.
  6. http://bit.ly/1j3FWWm.
  7. Il est à noter que des voix dis­so­nantes se font entendre à l’intérieur du par­ti. À un an et demi des pro­chaines élec­tions muni­ci­pales et auto­no­miques, ce pro­jet de loi — impo­pu­laire aux yeux d’une majo­ri­té d’Espagnols — tombe comme un che­veu dans la soupe. Seules la frange la plus conser­va­trice du PP et l’Église sont en demande d’une révi­sion de la loi.
  8. Débats au Sénat le 17 décembre 2013.
  9. L’on retrouve une rhé­to­rique simi­laire dans les débats menés autour de la pros­ti­tu­tion (péna­li­sa­tion du client) ou du voile (la femme consi­dé­rée de fac­to comme oppri­mée). Ce qui n’est pas sans poser ques­tion sur l’image que notre socié­té se fait de la femme.
  10. Voir les pro­pos tenus par l’évêque de Alcalá de Henares, mon­sei­gneur Juan Anto­nio Reig Plà, http://bit.ly/1hmsTxC.
  11. Des trains de la liber­té, par­tis de plu­sieurs Com­mu­nau­tés auto­nomes, ont relié Madrid pour mani­fes­ter leur mécon­ten­te­ment au gou­ver­ne­ment. À l’étranger, des mani­fes­ta­tions de sou­tien aux Espa­gnoles ont eu lieu à Londres, Paris, Bruxelles, Rome et Quito.

Cristal Huerdo Moreno


Auteur

Cristal Huerdo Moreno est maitre de langue principal à l’Université Saint-Louis—Bruxelles, maitre de langue à l’UMONS et traductrice. Elle travaille sur l’écriture féminine engagée (Espagne 1920-1975), sur la fictionnalisation de la guerre civile dans la littérature du XXIe siècle et sur l’hétérolinguisme. Elle encadre la rubrique Italique de La Revue nouvelle.