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Le Pacte social, un modèle sur le fil
Étrange destinée que ce projet d’accord de solidarité sociale négocié dans la clandestinité par des représentants patronaux et syndicaux durant la guerre et conclu en 1944 avant que l’occupant allemand ait définitivement déposé les armes. Simple déclaration commune n’ayant pour elle que la force morale de signataires ayant refusé la collaboration avec l’ennemi, ce projet d’accord fut considéré avec le temps comme le « pacte social » exprimant une ambition rassemblant des idéaux sociaux, économiques et démocratiques. S’il est exagéré de parler aujourd’hui de dérégulation du compromis capital-travail, les politiques actuelles et celles des vingt dernières années le fragilisent.
On pourrait reprendre à notre compte l’analyse de Colette Bec qui note que « la fondation de la sécurité sociale à la Libération gardera le poids symbolique d’une ambition originelle qui va hanter l’inconscient collectif pendant des décennies et fournir une référence obligée de tout discours à ce sujet » (Bec, 2014, p. 7). Elle évoquait la France, mais ce pourrait être le cas en Belgique qui, décennie après décennie, commémore institutionnellement ce pacte, son inspiration et ses principes. Suivant toujours Colette Bec, « il est indéniable que l’institution a inspiré pendant des décennies une invocation à la fois rituelle et peu propice à l’analyse distanciée » (2014, p. 7). Cela dit, cette déclaration commune et les textes législatifs qui s’en sont inspirés à la Libération ont façonné, avec la sécurité sociale d’une part et la concertation sociale d’autre part ce qu’on appelle le « modèle social belge ». Ces deux éléments constitutifs sont de nature différente. La sécurité sociale est constituée d’un ensemble d’assurances sociales, avec ses budgets, ses finalités, ses dispositifs de répartition tandis que la concertation sociale constitue un mode particulier de gouvernement1 ou une forme particulière de décision économique et sociale. Dans le modèle social belge, ces deux éléments sont étroitement associés puisque la sécurité sociale est administrée sur le mode de la concertation sociale, ce qui range la Belgique dans la catégorie des États sociaux bismarckiens ou « corporatistes-conservateurs » au sens d’Esping-Andersen (1999).
Ce mode de gouvernement implique la participation à la décision d’acteurs aux intérêts divergents qui réalisent par la négociation des compromis. L’idée de compromis ou de pacte trouve donc sa source dans les principaux clivages qui traversent la société belge et particulièrement le clivage dont il est question ici : le clivage possédants-travailleurs ou clivage capital-travail2.
Bien entendu, ce clivage ne présente plus toutes les mêmes caractéristiques que lorsqu’il est apparu au XIXe siècle, sous forme de question sociale en pleine révolution industrielle, mais il reste présent sous des formes renouvelées, se nourrit de nouvelles problématiques, s’articule sous d’autres registres avec les autres clivages qu’ils soient communautaires ou post ou non matérialistes.
Ce mode de gouvernement repose dans le chef de ses acteurs sur la conviction que le compromis n’est pas une technique idéale, mais que c’est, comparativement aux autres modes de décisions, une des meilleures façons de trouver des solutions équilibrées aux problèmes socioéconomiques. Selon Alain Bergounioux et Bernard Manin, la méthode de gouvernement basée sur le compromis part du postulat que la meilleure façon de réaliser son programme, c’est de contribuer à faire réussir le programme de l’autre. Mais ce faisant, l’objectif visé dépasse l’équilibre des intérêts. En effet, au-delà de sa dimension instrumentale, le pacte social qui fonde la concertation sociale et la sécurité sociale est une institution de la démocratie qui réduit la distorsion entre égalité politique et inégalité socioéconomique.
La concertation peut s’exercer à deux. C’est le cas, par exemple des conventions collectives de travail, qui sont négociées entre les interlocuteurs sociaux. On parle alors de paritarisme. Elle peut s’exercer à trois, interlocuteurs sociaux et gouvernement. On parle alors de tripartisme. Enfin, la concertation peut aussi impliquer une pluralité d’acteurs qui sont consultés par le gouvernement avant que ce dernier prenne une décision. On est, dans ce cas, à la marge de la concertation si celle-ci signifie une participation à la décision.
Le pacte social
Une lecture du projet d’accord de solidarité sociale précise les contours du modèle social. On y trouve dans le premier paragraphe la formulation du lien entre le développement économique, la prospérité générale et la concertation sociale. Ainsi, les représentants des employeurs et représentants des travailleurs reconnaissent que la bonne marche des entreprises, à laquelle est liée la prospérité générale du pays, exige leur collaboration loyale. On y découvre aussi une conception du progrès social : « Le progrès social découle à la fois de l’essor économique d’un monde pacifié et d’une équitable répartition du revenu d’une production croissante » et une finalité générale : « Le but de l’activité économique est d’améliorer sans cesse les conditions d’existence de la population. Représentants des employeurs et représentants des travailleurs rechercheront donc, en toutes circonstances, les moyens de donner aux salariés le maximum de pouvoir d’achat compatible avec les circonstances et le hausser parallèlement aux progrès des techniques de production et d’échange. »
La philosophie de la concertation sociale y est donc exprimée et les institutions de la concertation sociale sont identifiées. Ainsi, on y lit que les relations entre employeurs et travailleurs doivent être fondées sur « le respect mutuel et la reconnaissance réciproque de leurs droits et devoirs ». À savoir : « Les travailleurs respectent l’autorité légitime des chefs d’entreprise et mettent leur honneur à exécuter consciencieusement leur travail », et « les employeurs respectent la dignité des travailleurs et mettent leur honneur à les traiter avec justice. Ils s’engagent à ne porter, directement ou indirectement, aucune entrave à leur liberté d’association ni au développement de leurs organisations. » Sur le plan institutionnel, les trois niveaux de la concertation sociale (le niveau interprofessionnel, les secteurs et les entreprises) figurent dans le projet d’accord et, même si tous les organes futurs de la concertation n’ont pas encore tous trouvé leur dénomination définitive.
Le projet d’accord traite largement aussi de la sécurité sociale. Il suggère de rendre obligatoire l’assurance maladie et invalidité et l’assurance chômage, c’est-à-dire d’étendre les assurances sociales à celles qui existaient déjà (pensions, allocations familiales, vacances annuelles…), de les financer par cotisations prélevées sur les salaires et de les gérer paritairement. Mise à part la spécificité du pluralisme institutionnel des organismes payeurs, le modèle belge épouse les caractéristiques du modèle bismarckien de protection sociale.
Si on adopte une approche purement fonctionnelle, on peut avancer l’idée que ce modèle social mis en place à la sortie de la guerre constituait un support au développement économique keynésien qui se développera pendant trois décennies, mais cette lecture ne suffit pas à elle seule car ce serait sous-estimer le rôle important des acteurs sociaux dans la construction d’un projet de démocratisation.
Une mise en œuvre sous tension
Une fois le pacte social signé, les acteurs se sont organisés pour agir dans le nouveau contexte créé. Si les syndicats maintiennent leur pluralisme idéologique, ils réforment leurs structures et se mettent en ordre de marche pour agir à l’intérieur du modèle dont ils reconnaissent, non sans débats internes, la légitimité. Les travailleurs approuvent majoritairement ce choix et le taux de syndicalisation double de 1945 à 1960. Le monde patronal s’organise également et en 1946, la Fédération des industries belges est constituée et reflète plus qu’auparavant la diversité des organisations patronales présentes dans le pays.
Au sein des entreprises d’une certaine importance, des conseils d’entreprise ont été créés dès 1945 et des comités de sécurité et d’hygiène dès 1948. Un statut légal a été conféré aux commissions paritaires en 1945 et à la même date le Conseil central de l’économie a été fondé. En 1952, ce fut au tour du Conseil national du travail d’être institué chapeautant les commissions paritaires sectorielles.
En 1954, la déclaration commune sur la productivité entre les interlocuteurs sociaux confirme la nécessité d’établir le lien entre l’augmentation du pouvoir d’achat et la croissance de la productivité et donc le principe du partage des gains de productivité entre le capital et le travail organisé par la concertation sociale. Comme l’indique Tony Vandeputte, « les principes définis, ainsi que le système élaboré en 1944, ne trouvent pas d’emblée leur vitesse de croisière » (Tony Vandeputte, 2005, p. 12). Il a fallu convoquer pas moins de douze conférences de l’emploi de 1944 à 1955 pour préparer les décisions concernant l’approvisionnement du pays et traiter des salaires, des prix et de l’énergie.
Les premières étapes de la construction et du développement de la sécurité sociale furent elles-mêmes l’objet de controverses entre les acteurs, particulièrement sur le paritarisme et la place de l’État dans le pilotage de la sécurité sociale, sur le statut du personnel des parastataux de la sécurité sociale, et sur le pluralisme philosophique des organismes « payeurs » à savoir les mutualités, les caisses syndicales de chômage et les caisses d’allocations familiales.
Cette phase de construction du modèle ne s’est donc pas déroulée dans un contexte exempt de tensions sociopolitiques : la guerre scolaire entre 1954 et 1958, la décolonisation et ses conséquences, et enfin la grande grève de l’hiver 1960 qui dura près de deux mois en guise de protestation contre le projet de « loi unique » visant à rétablir des finances publiques dégradées, en augmentant les impôts et en imposant des restrictions dans les dépenses publiques et sociales.
Finalement, ces différends se sont estompés progressivement, et s’est mise en place une dynamique caractérisée par l’organisation des acteurs et leur implication dans les rôles qui leur sont dévolus, le partage des compétences entre les interlocuteurs sociaux et le gouvernement, la définition des règles du jeu et la mise sur pied d’institutions, le tout façonnant ce que plus tard on a appelé le compromis fordiste entre le capital et le travail.
L’essor du modèle 1960 – 1975
Des éléments de contexte favorable ont permis au pacte social de connaitre une période d’essor. La création du Marché commun en 1957, le développement d’investissements étrangers s’appuyant sur les lois d’expansion économique de juillet 1959 et une croissance importante et continue de 1960 à 1974 ont inauguré une période qualifiée de programmation sociale. Sept accords interprofessionnels qui concernent les travailleurs du secteur privé, seront conclus durant cette période. Ces accords, même s’ils n’avaient pas de valeur légale, mais morale, auront un impact important. D’abord sur la coordination et l’architecture du système de relations collectives belge qui se structure à trois niveaux. Au niveau interprofessionnel, se négocient la durée légale du travail, les congés payés ainsi que le développement de la sécurité sociale. La formation des salaires relève du deuxième niveau, celui des secteurs et des commissions paritaires tandis qu’au troisième niveau, celui de l’entreprise, les accords sectoriels sont complétés en matière d’organisation concrète du travail.
Les années 1960 – 1975 furent aussi des années où la sécurité sociale s’est fortement développée. La plupart des prestations sociales des travailleurs salariés ont été revalorisées. Des prestations minimales ont été accordées dans la plupart des assurances sociales : allocations de chômage, pensions, allocations d’incapacité de travail. Le régime de sécurité sociale des travailleurs indépendants a commencé à voir le jour en 1963 : les allocations familiales de ces derniers ont été augmentées et un système d’assurance maladie obligatoire pour indépendants a été institué pour couvrir les « gros risques ».
Complémentairement à la sécurité sociale, des régimes dits résiduaires ont parachevé le système belge de protection sociale. En 1969, a été institué le « revenu garanti aux personnes âgées », c’est-à-dire un revenu aux personnes âgées dont la pension ou autre moyen d’existence était jugé insuffisant. Deux ans plus tard, une « allocation garantie pour personnes handicapées » fut décidée ainsi que les « prestations familiales garanties » aux familles nécessiteuses. Enfin, en 1974, ce fut le tour du « minimum de moyens d’existence » d’être institué, c’est-à-dire un revenu minimum garanti octroyé à toute personne dont les ressources sont jugées insuffisantes.
Ce déploiement de la protection sociale s’est accompagné d’une extension de son mode de décision particulièrement dans le domaine de l’assurance maladie invalidité. En effet en 1963 – 1964, les accords dits de la Saint-Jean du 25 juin 1964 entre les représentants des syndicats, du patronat, des mutualités et des médecins furent à la base du système d’élaboration des conventions médico-mutuellistes liant les honoraires des médecins et les remboursements de l’assurance maladie et invalidité.
On pourrait aisément présenter une série d’indicateurs illustrant cet essor du pacte social. Nous n’en évoquerons qu’un. La part de la sécurité sociale des salariés dans le PIB qui représentait 8,59% en 1953 et a atteint 17,49% en 1975.
Effectivité et échec de la remise en question du modèle
La troisième période est une période de profonde remise en question. Isabelle Cassiers et Luc Denayer (2010) évoquent à ce propos les quatre lames de fond qui l’ont provoquée : lames de fond technologique, internationale, sociodémographique et conceptuelle. Dans le domaine technologique, on assiste à une diminution des gains de productivité liée à l’épuisement de la vague technologique qui s’est déployée depuis la fin de la Deuxième Guerre et à la mise en place de processus de production plus diversifiés et flexibles exigeant des compétences de plus en plus spécifiques. L’internationalisation de l’économie s’affirme : des entreprises multinationales se forment ou se développent, les marchés entre autres financiers prennent de l’ampleur. Les chocs pétroliers de 1973 et 1979 provoquent des poussées inflationnistes sur lesquelles achoppent des recettes keynésiennes. L’inflation grimpe, la croissance économique stagne et devient même négative en 1975, et les déficits publics se manifestent. Sur le plan sociodémographique, le chômage explose à la suite des restructurations importantes dans les entreprises industrielles (mines, sidérurgie, textile) dans un contexte où la famille avec un seul gagne-pain n’est plus le modèle adopté. La remise en question est aussi idéologique : l’«esprit de Philadelphie » est contesté par un nouveau paradigme, néolibéral, qui présente une alternative faite de réhabilitation et d’extension des logiques marchandes au cœur du système (Supiot, 2010).
Cette période de remise en question de la concertation interprofessionnelle fut marquée par l’absence d’accords entre 1975 et 1985. De 1975 à 1981, les acteurs ont fait face à la crise économique et au déclin industriel en tentant d’agir dans un premier temps à l’«intérieur du modèle existant » en utilisant des instruments de politique keynésienne (politique de garantie des ressources par la sécurité sociale, politique de l’emploi par des embauches dans le secteur public et non marchand) et en réaffirmant entre autres par la loi du 30 juin 1981 établissant les principes généraux de la sécurité sociale, les grands principes fondateurs de la sécurité sociale.
Cependant, certaines mesures vont vite annoncer un changement de cap. La sélectivité familiale commence à voir le jour dans l’assurance chômage et l’opération Maribel (diminution des cotisations sociales compensées par une augmentation des impôts indirects) annonce des politiques qui articuleront financement de la sécurité sociale, politique d’emploi et compétitivité. Après la dévaluation de 1982, une période qualifiée de « rupture » par différents auteurs voit le jour. Le gouvernement se substitue à la concertation interprofessionnelle et prend entre autres en recourant aux pouvoirs spéciaux, des mesures visant à rétablir les équilibres macroéconomiques et donnant la priorité à la compétitivité des entreprises et à l’assainissement des finances publiques. Le centre de gravité de la concertation sociale se déplace vers les entreprises elles-mêmes.
Sur le plan idéologique, un nouveau paradigme d’inspiration néolibérale prit le contrepied du paradigme keynésien. Non seulement, les politiques économiques changèrent de nature, mais la conception de l’État social et de la concertation fut renversée. En quelques mots, ce paradigme appelé consensus de Washington a proposé une tout autre conception des politiques sociales (Merrien, Parchet et Kernen, 2005). Celles-ci ne sont plus pensées comme étant une des conditions du progrès économique, mais comme une conséquence ou pire comme une entrave à celui-ci. Les interventions de l’État social sont présentées comme produisant, même sans intention, des imperfections qui nuisent à la croissance. Les effets pervers ou effets Matthieu sont mis en exergue pour contester un État social insuffisamment sélectif.
Dans ce contexte, la légitimité des interlocuteurs sociaux est mise en question, ces derniers étant accusés d’agir non pas en faveur de l’intérêt général, mais de leurs intérêts particuliers. Ce courant d’idées à dimension internationale fut incapable d’imposer, en Belgique, un changement complet de paradigme. Les politiques dites de redressement prises dans les années 1980 pour « redresser les grands déséquilibres de l’économie belge » n’eurent raison ni de la concertation sociale ni du modèle social même si des transformations profondes ont vu le jour. Les raisons principales de cette résistance du modèle sont à rechercher dans l’impossibilité des acteurs partisans d’un renversement du modèle à construire des alliances et à rassembler des ressources de pouvoir nécessaires à un changement radical. Les institutions aussi conditionnent le jeu des acteurs : le suffrage en Belgique est proportionnel, et les gouvernements sont inévitablement des gouvernements de coalition. En outre, l’architecture institutionnelle, en ce compris la culture du compromis propre à la Belgique, crée ce que les politologues appellent une dépendance de sentier.
Vers une dérégulation du modèle de compromis capital-travail ?
Considérant les vingt dernières années y compris la période actuelle, il est sans doute excessif de parler de dérégulation du compromis capital-travail, mais les termes d’ébranlement, de fragilisation ou de grippage prennent tout leur sens.
Au niveau interprofessionnel, le gouvernement joue un rôle de plus en plus décisif dans un système de concertation où la partie se joue à trois. Le gouvernement cadre la négociation pour que les accords interprofessionnels s’inscrivent dans la politique globale qu’il décide de mettre en œuvre. Il intervient dans le cahier des charges et y intègre des thématiques chères au banc patronal comme la compétitivité et la flexibilité. Il peut ou non soutenir la concertation en prévoyant un financement des décisions. La construction européenne, ses traités (traité de Maastricht, traité d’Amsterdam…), ses contraintes et lignes directrices ont renforcé la tendance à cette plus grande influence du gouvernement surtout lorsque les interlocuteurs sociaux éprouvent des difficultés à trouver des compromis de façon autonome. Et si, une série d’accords ont continué à être conclus, des échecs importants ont vu le jour : 1993 : échec de la conclusion d’un « nouveau pacte social» ; 1996 : échec de la négociation d’un « contrat d’avenir de l’emploi » et 2005, échec de la conclusion du « pacte de solidarité entre les générations ». Le contenu de la négociation sociale interprofessionnelle a évolué avec le temps, et la thématique traditionnelle du partage des gains de productivité laisse la place à des mesures liées principalement aux politiques de l’emploi en lien avec la modération salariale, la flexibilité et la sécurité sociale et, de façon périphérique, à de nouvelles thématiques telles que la mobilité, la formation et l’apprentissage tout au long de la vie, le stress au travail, l’environnement…
Analysant l’évolution de la conflictualité sociale ces dernières années, le Groupe d’analyse des conflits sociaux (Gracos) estime que « la politique du fait accompli est progressivement en train de remplacer le système établi de concertation sociale » (Gracos, 2015). Si le discours des acteurs qu’ils soient politiques et sociaux rappelle, comme un leitmotiv, leur attachement au système de concertation sociale, les faits indiquent le contraire, c’est-à-dire un durcissement des relations collectives de travail et des rapports entre les gouvernements et l’un ou l’autre interlocuteur social. Des décisions unilatérales venant soit du gouvernement — et le gouvernement actuel fait fort en la matière en décidant de supprimer une indexation des salaires et des prestations sociales et en reculant l’âge de la pension légale — et d’une partie du monde patronal jugeant ne pas être tenu de négocier avec les syndicats de décisions alimentent ce climat de défiance actuel vécu par les organisations syndicales.
En matière de sécurité sociale, beaucoup de caractéristiques du pacte restent présentes et donnent toujours une coloration bismarckienne à la sécurité sociale en Belgique. Le financement repose encore principalement sur les salaires, les partenaires sociaux restent au cœur de la décision même si la concertation est devenue véritablement tripartite dans ce domaine aussi. Les prestations conservent leur dimension assurantielle même si l’assistance gagne en importance à la suite de l’exclusion d’un nombre grandissant de chômeurs de l’assurance chômage. Une série de transformations a vu le jour et s’est manifestée non pas dans l’importance que le pays consacre globalement à sa protection sociale — l’ensemble des dépenses sociales représentent encore 30% du PIB, la Belgique continuant à se situer dans les pays où la sécurité sociale reste une priorité — mais dans la façon dont les problèmes sociaux sont posés et de nouveaux dispositifs mis en place.
Illustrons cela en regard des trois plus grands secteurs de la sécurité sociale.
L’assurance-maladie tente de suivre le rythme de croissance des dépenses de santé générées par les progrès de la médecine et les attentes de la population. Cela dit, pour contenir ces dépenses dans les limites budgétaires des finances publiques, les gouvernements ont décidé de fixer une norme de croissance maximale — et ce maximum étant fixé à un niveau très bas : 1,5% — impliquant ainsi une politique d’adaptation des dépenses aux recettes. Cela s’est traduit par différentes mesures de contrôle de la croissance des prestations et du prix de celles-ci. Il serait trop long de faire un inventaire détaillé de l’ensemble des mesures qui ont vu le jour. Citons simplement, le recours aux profils médicaux pour identifier les pratiques et les praticiens qui s’écartent nettement de la moyenne, le paiement des actes médicaux sur une base forfaitaire ou, dans le secteur du médicament, l’instauration du « prix de référence » du médicament générique pour le remboursement des spécialités pharmaceutiques afin d’opérer une plus grande concurrence par les prix. Dans ce contexte, les contributions personnelles des malades ont tendance à augmenter et le recours aux assurances complémentaires à se développer, ce qui explique la mise en œuvre de dispositifs de sélectivité visant à ne pas compromettre l’accès aux soins des personnes à faibles revenus ou gravement malades. Le « bénéfice de l’intervention majorée » et le « maximum à facturer » constituent les deux exemples les plus emblématiques de cette politique qui accompagne ce mouvement de libéralisation progressive.
Le deuxième secteur concerne les pensions et plus largement les politiques du vieillissement. Les réformes s’inscrivent dans une tendance qui remonte à plusieurs années et qui ne cessera pas de s’affirmer. Déjà en 1997, la durée de carrière complète fut allongée de 40 à 45 ans pour les femmes et on recula l’âge légal de leur retraite de 60 à 65 ans. Aujourd’hui, il a été décidé de porter progressivement l’âge légal de la retraite à 67 ans et de réduire les possibilités d’anticiper ce départ par des dispositifs de prépension et autre crédit temps. En filigrane de ces choix, l’insuffisante alimentation du « fonds de vieillissement » créé en 2001 pour constituer des réserves pour faire face au cout budgétaire du vieillissement (25,3% du PIB en 2014 à 28,4% en 2040). Mais l’enjeu n’est pas uniquement budgétaire. Il est aussi culturel et social et touche à des questions telles que les solidarités intergénérationnelles, la qualité de l’emploi des travailleurs âgés et la politique salariale. Comme dans le secteur des soins de santé, des systèmes de pensions complémentaires se développent autour de la sécurité sociale, mais laissent de côté 25% des travailleurs salariés qui attendent, sans succès jusqu’à présent, une généralisation de ce deuxième pilier de pensions.
Le dernier enjeu concerne l’assurance chômage. Des changements significatifs s’opèrent dans ce domaine au nom de l’État social actif. Depuis des années se succèdent une série de mesures réduisant les cotisations sociales dans le but de promouvoir la demande de travail et d’accentuer les dispositifs de réinsertion de demandeurs d’emploi et de lutte contre l’«enlisement » dans le chômage de longue durée. Parmi celles-ci, des dispositifs dits d’activation ont été mis en place, les indemnités de chômage étant considérées, dans ce cadre, comme acomptes sur le salaire net. C’est en fonction de cet objectif de réinsertion que la législation des Agences locales pour l’emploi a évolué : étendue du champ d’application des activités autorisées, élargissement du public potentiel, élaboration d’un « contrat ALE ». Au nom de l’État social actif, d’autres mesures furent prises pour lutter contre les pièges à l’emploi et s’inscrire dans une perspective de relèvement des taux d’activité. Mais de toutes les mesures prises au nom des politiques actives de l’emploi, les plus controversées furent celles qui visent à « accompagner », à « contrôler » et à « responsabiliser » les allocataires sociaux dans leurs démarches de recherche d’emploi alors que les postes de travail à pourvoir manquent et que la dégressivité des allocations de chômage décidée récemment accentue la précarisation des chômeurs et détériore leur situation face à la pauvreté (Loriaux, 2015).
Enfin, se pose actuellement un enjeu transversal qui concerne la façon dont la sécurité sociale évoluera dans le contexte où les succès électoraux de partis flamands conjuguant un nationalisme subétatique radical et un conservatisme socioéconomique fort ont des conséquences sur le système de protection sociale. Ainsi, il a été décidé en 2011, dans le cadre de la sixième réforme de l’État qu’a connue la Belgique, de transférer aux Communautés la compétence des allocations familiales et d’une partie des soins de santé, c’est-à-dire 14% du budget de la sécurité sociale. La question sera de savoir si la défédéralisation de la sécurité sociale se limitera à son volet institutionnel ou si elle constituera un levier de transformations plus profondes.
Cette contribution doit beaucoup aux travaux du Crisp et en particulier du livre dirigé par Étienne Arcq, Michel Capron, Évelyne Léonard et Pierre Reman, Dynamiques de la concertation sociale (Crisp, 2010) et Pierre Reman, Transformations du système belge de concertation sociale : histoire et faits marquants, Le modèle social belge : quel avenir ?, actes du vingtième Congrès des économistes belges de langue française, éditions de l’université ouverte de Charleroi, novembre 2013.
- Définition empruntée à Alain Bergougnioux et Bernard Manin (1989).
- Définition empruntée à Vincent de Coorebyter (2005).