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Y a pas d’souci !

Numéro 12 Décembre 2008 par Joëlle Kwaschin

décembre 2008

Tu as un blème ? Non, ça va, pas d’prob. Mer­veilleuse langue qui per­met de jon­gler plai­sam­ment avec la tron­ca­tion qui, d’un seul mot, en fabrique deux. L’a­po­cope sup­prime les syl­labes finales (ou une seule lettre même) tan­dis que l’a­phé­rèse pro­cède à l’a­bla­tion des syl­labes ini­tiales, mais les deux opé­ra­tions peuvent se réa­li­ser simul­ta­né­ment. Dans le cas […]

Tu as un blème ? Non, ça va, pas d’prob. Mer­veilleuse langue qui per­met de jon­gler plai­sam­ment avec la tron­ca­tion qui, d’un seul mot, en fabrique deux. L’a­po­cope sup­prime les syl­labes finales (ou une seule lettre même) tan­dis que l’a­phé­rèse pro­cède à l’a­bla­tion des syl­labes ini­tiales, mais les deux opé­ra­tions peuvent se réa­li­ser simul­ta­né­ment. Dans le cas de « pro­blème », trop court, il dis­pa­raît tout sim­ple­ment, ce qui est la meilleure chose qui puisse lui arri­ver. Mais un lec­teur sagace de Langue sauce piquante, le blog des cor­rec­teurs 1 du Monde, pré­cise que blème est du ver­lan et rac­cour­cit en réa­li­té blème-pro et non problème.

La dif­fi­cul­té à tran­cher la ques­tion jus­ti­fie peut-être l’om­ni­pré­sence de « y a pas d’sou­ci » aus­si fré­quent désor­mais que « t’es où ? ». « Il n’y a pas de pro­blème » est deve­nu au fil du temps « y a pas de pro­blème », puis encore plus suc­cinct, « pas de pro­blème » ou pour être poly­glotte à peu de frais, « no pro­blem » ou plus tiers-mon­diste, « no pro­ble­mo ». Voi­là le chan­tant et déter­mi­né « y a pas d’sou­ci » ou « pas d’sou­ci », l’im­por­tant étant de bien le scan­der, en se lais­sant gui­der par le petit trem­plin de l’a­po­cope du « e », « y a pad’… souci ».

La ques­tion à résoudre, au sens d’un pro­blème mathé­ma­tique ou d’une dif­fi­cul­té d’ordre pra­tique, a désor­mais lais­sé la place à une per­sonne sou­cieuse qu’il faut ras­su­rer ou plu­tôt dont on pense qu’elle se ronge les sangs. Cette atten­tion à l’autre tra­duit une pré­oc­cu­pa­tion inquiète : « ne vous en faites pas, la situa­tion est sous contrôle » — autre expres­sion que l’é­poque affec­tionne. Claude Dune­ton appelle très joli­ment ce glis­se­ment séman­tique, un « cou­rant d’air gram­ma­ti­cal ». Cet ano­din sou­ci appelle par­fois un « ne stres­sez pas » ou, pire, « ne soyez pas para­no », ah ! les grands mots qui apla­tissent tout. Ce n’est évi­dem­ment pas le grave Sou­ci (Sorge en alle­mand), de Hei­deg­ger, cette capa­ci­té à se pré­oc­cu­per du monde, fon­de­ment même de notre être-au-monde, de notre capa­ci­té à le com­prendre et à être affec­té par lui où l’on retrouve l’é­cho du sen­ti­ment dou­lou­reux d’in­quié­tude et d’an­goisse de l’o­ri­gine du mot.

On pour­rait certes déplo­rer un affa­dis­se­ment de la langue : le sou­ci du loin­tain Moyen-Âge qui agi­tait for­te­ment celui qui l’é­prou­vait n’est plus qu’un petit caillou que l’on repousse du pied. Car qui répon­drait un « y a pas d’sou­ci » désin­volte à l’an­nonce d’une grave sou­ciance ? Ce qu’il y a d’a­mu­sant dans la par­lure, c’est qu’elle se renou­velle constam­ment. Les « à la limite », « au niveau de » sont enfin à peu près sor­tis d’u­sage, dans la langue écrite tout du moins. Cet « ini­tié » qui pré­tend prendre l’i­ni­tia­tive, angli­cisme très cri­ti­quable selon Alain Rey et son Robert éty­mo­lo­gique, a, par contre, la vie dure et risque de par­ve­nir à s’im­po­ser. « Géné­rer », employé à la place de pro­duire, avait presque dis­pa­ru et effec­tue un grand retour à la faveur de son détour par l’an­glais. « Incon­tour­nable », lui, ne s’est pas impo­sé au sens atten­du de ce que l’on ne peut pas contour­ner, mais a émer­gé dans les années quatre-vingt pour signi­fier inévi­table, obligatoire.

Toutes ces expres­sions à la mode sont l’é­cume de la langue d’une époque et dis­pa­raî­tront sans doute. Une grande inter­ro­ga­tion sub­siste : quelles seront les for­mules bran­chées de demain ? « Galère », « bouf­fon », « racaille » ont fait leur réap­pa­ri­tion de manière dérou­tante dans la langue des jeunes des ban­lieues d’a­bord, pour se répandre ensuite chez tous les jeunes2. La créa­ti­vi­té a encore de beaux jours si elle fait son mar­ché en seconde main dans le grand réser­voir des mots que les dic­tion­naires donnent vieillis. Ain­si, « T’es mytho » veut dire men­teur pour des ado­les­cents qui y voient de l’ar­got sans racine alors que « mytho­mane » fait par­tie du lan­gage sou­te­nu et a sim­ple­ment été vic­time d’une apocope.

Ne vous faites donc pas de mou­ron, la langue en Bel­gique, en France vit, même si son inven­ti­vi­té est sin­gu­liè­re­ment pauvre en com­pa­rai­son du fran­çais d’A­frique. Au fait, s’a­git-il du mou­ron des oiseaux, le mou­ron blanc qui enva­hit le pota­ger et les par­terres de fleurs ? Le jaune sou­ci pousse, lui, aus­si comme herbe folle, et le jar­di­nier a beau sar­cler ses plan­ta­tions, il resur­git tou­jours. À l’au­tomne, ces petits tour­ne­sols (sol­se­quia, qui suivent le soleil) mettent de la cou­leur dans le jar­din éteint. Vous êtes jaune comme sou­ci, vous avez le teint jau­nâtre. Là, on vous avait pour­tant bien dit de ne pas vous tra­cas­ser, de vous en sou­cier comme d’une guigne — la petite cerise, pas la poisse — ou comme un pois­son d’une pomme.

  1. .
  2. Théo Hachez, « La racaille dérape et la caille­ra rappe », La Revue nou­velle, décembre 2005.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie