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WITA et statut des travailleurs des arts
Un changement de paradigme inégalement mis en œuvre

Numéro 3 Mai 2024 par Frédéric Young

mai 2024

Il est acquis que les buche­rons, dans nos forêts, n’ont pas de tra­vail tous les jours. Tout comme les pêcheurs en mer du Nord, quand les flots se font non navi­gables. Per­sonne ne les consi­dère a prio­ri comme des poètes, vivant de la beau­té de leur envi­ron­ne­ment. Dans nos contrées cultu­relles, il a fal­lu des décen­nies de com­bat social pour faire admettre que l’intermittence tou­chait aus­si les « artistes », comédien·nes au pre­mier rang, et que si jouer la comé­die, créer des œuvres, exé­cu­ter des pres­ta­tions artis­tiques pou­vait être une pas­sion, il s’agissait bien, et d’abord, de métiers ensei­gnés et reconnus.

Éditorial

Il est acquis que les buche­rons, dans nos forêts, n’ont pas de tra­vail tous les jours. Tout comme les pêcheurs en mer du Nord, quand les flots se font non navi­gables. Per­sonne ne les consi­dère a prio­ri comme des poètes, vivant de la beau­té de leur envi­ron­ne­ment. Dans nos contrées cultu­relles, il a fal­lu des décen­nies de com­bat social1 pour faire admettre que l’intermittence tou­chait aus­si les « artistes », comé­dien·nes au pre­mier rang, et que si jouer la comé­die, créer des œuvres, exé­cu­ter des pres­ta­tions artis­tiques pou­vait être une pas­sion, il s’agissait bien, et d’abord, de métiers ensei­gnés et recon­nus. Qu’il ne s’agissait plus de pri­vi­lèges, ou n’aurait jamais l’être ! Il fau­dra encore ensuite deux décen­nies de plus pour ins­crire dans notre régime social des sala­rié·es le concept de tra­vail invi­si­bi­li­sé qui carac­té­rise, de façon tout aus­si mar­quante, la réa­li­té de ces acti­vi­tés pro­fes­sion­nelles dont l’utilité socié­tale et l’apport à la richesse col­lec­tive sont désor­mais mieux étu­diés.

La réforme Wor­king In The Arts (WITA) menée actuel­le­ment par le gou­ver­ne­ment fédé­ral pro­pose un chan­ge­ment de para­digme et tente une expé­rience ori­gi­nale en Europe pour en tirer les consé­quences sociales et fis­cales et contri­buer à une vie décente des per­sonnes concer­nées ; mal­heu­reu­se­ment, sans effet d’entrainement à ce jour ni appui per­cep­tible de nos autres niveaux de pou­voir. Le nou­veau régime s’ouvre aux tra­vailleurs et tra­vailleuses des arts, et non plus aux seul·es « artistes ». Il vise à englo­ber toutes les acti­vi­tés artis­tiques y com­pris leur dimen­sion « invi­si­bi­li­sée », et pas seule­ment les périodes de carence dues à l’intermittence des contrats d’emploi. Les nou­velles majo­ri­tés com­mu­nau­taires et régio­nales, puis locales, qui sor­ti­ront des urnes cette année, vont-elles enfin cor­ri­ger les injus­tices et les dés­équi­libres régnant dans leurs propres champs de com­pé­tence et de res­pon­sa­bi­li­té ? Vont-elles enfin chan­ger aus­si de para­digme  ?

Dans les années 1990, sous l’impulsion d’Henri Ing­berg, res­pon­sable de l’Administration de la Culture, la Com­mu­nau­té fran­çaise fut le moteur poli­tique (et finan­cier) de l’étude et de l’élaboration de pro­po­si­tions pour amé­lio­rer la situa­tion des « artistes ». André Nayer et Suzanne Capiaux en furent les res­pon­sables aca­dé­miques 2, entou­rés de nom­breux repré­sen­tants et repré­sen­tantes pro­fes­sion­nelles et de quelques élu·es pro­gres­sistes. Nous leur devons le pro­jet poli­tique d’un sta­tut, glo­bal et trans­ver­sal, libé­rant les « artistes » de la pré­ca­ri­té de leur (sous) condi­tion socio­pro­fes­sion­nelle, et des rigi­di­tés d’un régime de sécu­ri­té sociale inadap­té aux ano­ma­lies de leurs sec­teurs d’activités. Il s’agissait notam­ment de géné­ra­li­ser l’accès aux dif­fé­rentes pro­tec­tions sociales issues du pacte socié­tal natio­nal, et consti­tu­tion­nel désor­mais.

Anor­male en regard du vécu de la plu­part des sala­rié·es, aucun autre terme ne décrit mieux la situa­tion de trop de femmes et d’hommes pres­tant pour la plu­part des acti­vi­tés artis­tiques dans le sec­teur cultu­rel. Anor­mal, comme pour décrire un Ele­phant man sans user d’autres qua­li­fi­ca­tifs. Tra­vail émiet­té, mal caté­go­ri­sé, hyper­flexi­bi­li­sé, absence de car­rière, acti­vi­tés inéga­le­ment et insuf­fi­sam­ment rému­né­rées, pres­ta­tions sous des qua­li­fi­ca­tions juri­diques et contrac­tuelles pri­vant en pra­tique les artistes de leurs droits sociaux et des effets de la négo­cia­tion col­lec­tive, par­tie faible aux contrats indi­vi­dua­li­sés et ponc­tuels, absence orga­ni­sée d’employeurs stables et donc éloi­gne­ment d’une réelle défense syn­di­cale, chô­mage sus­pec­té d’abus et per­du dans des maquis admi­nis­tra­tifs épui­sants : artistes sans domi­cile social et fis­cal fixe, livré·es au « sta­tut d’artiste » et à la plu­ri-mul­tiac­ti­vi­té ali­men­taire. Cette des­crip­tion som­maire per­met de poser, en pas­sant du néga­tif au posi­tif, les élé­ments essen­tiels de ce qui consti­tue­rait « un sta­tut com­plet », glo­bal et trans­ver­sal des artistes (voir sché­ma ci-des­sous), encore très éloi­gné des réalités.

La réforme de 2001, qui mar­que­ra l’échec du pro­jet glo­bal « Nayer/Capiaux » et les limites de la négociation menée par la Pla­te­forme Natio­nale des Artistes, condui­ra le gou­ver­ne­ment fédéral à assou­plir les condi­tions d’accès et de main­tien aux allo­ca­tions de chômage uni­que­ment pour quelques catégories d’intermittent·es bénéficiant du régime de salarié·es. Elle ins­tau­re­ra également un employeur fic­tif et pas­sif au milieu du marché du tra­vail artis­tique : le bureau social d’artiste (BSA), fac­tu­rant à sa clientèle de com­man­di­taires des pres­ta­tions artis­tiques diverses. Les BSA jouent ain­si le rôle d’intermédiaires entre leurs com­man­di­taires et une main‑d’œuvre d’artistes (dont ils sont les employeurs « offi­ciels ») dis­po­nible en toute sou­plesse pour des orga­nismes para­pu­blics et des entre­prises exonérées de leurs responsabilités sociales. Ain­si sur­gi­ra un busi­ness d’intérim dérégulé, sub­ven­tionné par­fois et jugé très peu trans­pa­rent, dont Smart ASBL allait développer le modèle (« un labo­ra­toire social pour tous »…), et s’arroger la part du lion3. Cette pra­tique enfon­ce­ra encore davan­tage un nombre crois­sant d’« artistes », aux côtés de pseu­doar­tistes, dans un monde d’expédients et de dévalorisation symbolique. 

Ce dis­po­si­tif, décrié par les syn­di­cats comme trop privilégié, en pra­tique inac­ces­sible aux jeunes et aux porteur·euses de pro­jets faute de reve­nus sou­mis à coti­sa­tion suf­fi­sants, instable par nature, car considéré comme dérogatoire (et non adapté) par rap­port aux dis­po­si­tions ordi­naires en matière de sécurité sociale, sera bran­di comme la seule solu­tion (budgétaire et idéologique) pos­sible par le Ministère de la Culture de la Fédération Wal­lo­nie-Bruxelles (FWB). Il sera complété en 2008 par un nou­veau régime fis­cal des droits d’auteur et droits voi­sins qui fera de ces reve­nus un moyen de sub­sti­tu­tion idéal (et opérant) pour éviter d’avoir à négocier et gérer des contrats d’emplois (même smartisés) ou des com­mandes régulières à prix juste à des indépendant·es. Par la suite, les condi­tions d’octroi du chômage seront, de manière générale, resserrées, dur­cies, lors de la crise budgétaire de 2012, ce qui impac­te­ra également les « artistes ».

Malgré des plaintes crois­santes, puis des actions multipliées, dont des procès, de l’Union des artistes, comme de la SACD4 et de la Scam5, l’élaboration de nou­velles ana­lyses appro­fon­dies complétées de reven­di­ca­tions actualisées, cette ges­tion fort élaborée de la précarité des « artistes » dure­ra plus d’une dizaine d’années. Elle conve­nait donc bien aux res­pon­sables publics, aux par­tis poli­tiques, aux entre­prises et aux ins­ti­tu­tions cultu­relles admi­nis­trant les sub­ven­tions comme à celles opérant sur les marchés.

Sacré Virus

Il faut « remer­cier » le virus de la Covid, et para­doxa­le­ment le trai­te­ment sévère et dis­cri­mi­na­toire6du sec­teur cultu­rel par le Gou­ver­ne­ment fédéral durant la crise sani­taire, car c’est indis­cu­ta­ble­ment l’accident que forment ces cir­cons­tances excep­tion­nelles qui aura per­mis de mettre en mou­ve­ment un pro­jet véritable et ambi­tieux de réforme vers un sta­tut nou­veau. Si la méthode de concer­ta­tion déployée pour sol­li­ci­ter l’avis des par­te­naires sociaux sur une première pro­po­si­tion fut incon­tes­ta­ble­ment inédite, asso­ciant cabi­nets des Vice-pre­miers ministres compétents et fédérations pro­fes­sion­nelles fran­co­phones et néerlandophones, les solu­tions adoptées, ins­tau­rant la com­mis­sion du tra­vail des arts, les différentes attes­ta­tions et l’allocation du tra­vail des arts, s’avèrent un com­pro­mis dont les aspects les plus inno­vants n’auront d’effets per­cep­tibles pour les per­sonnes concernées que dans la mesure où les différents acteur·rices des sec­teurs créatifs et cultu­rels les accep­te­ront, les négocieront, et en feront la base d’une rela­tion renouvelée entre eux et les différents pou­voirs publics. Il sera aus­si nécessaire d’adopter des mesures complémentaires, notam­ment en droit du tra­vail et en droit de la concur­rence. Le chan­tier est immense, car ces législations sont ac- tuel­le­ment lar­ge­ment méconnues, inappliquées, dans le sec­teur culturel. 

Pour schématiser, différentes hypothèses ont été avancées et débattues, tant par les forces poli­tiques que par les milieux pro­fes­sion­nels, sans qu’elles s’excluent nécessairement. Le MR s’était avancé, peut‑être trop tôt, avec un pro­jet de reve­nu uni­ver­sel artis­tique, dont l’Irlande semble faire actuel­le­ment une expérience à moyenne échelle avec son Basic Income for Art (BIA)7. Eco­lo semble avoir tra­vaillé sur un sta­tut para­pu­blic d’emploi artis­tique, mais c’est fina­le­ment la piste d’une nou­velle forme d’insertion dans la Sécurité sociale des salarié·es, privilégiée par la majo­rité des fédérations pro­fes­sion­nelles et la famille socia­liste, qui sera retenue.

Le nou­veau régime social (et fis­cal en par­tie), WITA, très ouvert aux jeunes, repose sur l’attribution d’une attes­ta­tion de travailleur·euse des arts. Cette attes­ta­tion n’est pas obli­ga­toire pour tra­vailler comme « artiste » mais elle ouvre un nombre indéterminé (évolutif) d’avantages, ou à tout le moins de dis­po­si­tions spécialisées, adaptées à la fai­blesse des reve­nus, ain­si qu’à l’intermittence et au tra­vail invi­si­bi­lisé. Il cor­rige diverses injus­tices sociales qui frappent les femmes notam­ment. L’attestation de base donne accès à un système « 1bis » généralisé, per­met­tant un paie­ment sim­pli­fié des rémunérations à tous ses bénéficiaires et plus seule­ment aux détenteurs et détentrices du fameux « visa » du régime précédent. Les attes­ta­tions Plus et Star­ters pemettent en outre d’obtenir, moyen­nant des critères supplémentaires8, les allo­ca­tions de tra­vailleurs des arts. Ne dites plus chômage, le gain pour­rait être sym­bo­lique, ce qui n’est pas rien au temps de la montée du popu­lisme. Ces avancées sont aus­si complétées par une reva­lo­ri­sa­tion des allo­ca­tions et des mesures favo­rables en matière de pen­sion par exemple, ou par des mesures plus modestes d’accès à la pro­tec­tion sociale pour les indépendant·es (coti­sa­tions diminuées sur une plus longue période).

Il ne faut pas le dis­si­mu­ler, ce nou­veau pilier social d’un futur sta­tut d’artiste plus glo­bal a subi dans un pre­mier temps la colère syn­di­cale et sus­cité de vives inquiétudes qui ne sont pas encore toutes apaisées. Certain·es, notam­ment dans les orga­ni­sa­tions syn­di­cales, espéraient un régime d’allocations ouvert à toutes les per­sonnes confrontées à l’intermittence, occa­sion­nelle ou même non artis­tique. Le bud­get alloué ne le per­met­tait pas, quand bien même un consen­sus poli­tique aurait été atteint à ce sujet. La res­pon­sa­bi­lité de la Com­mis­sion du tra­vail des arts9, et de sa nou­velle admi­nis­tra­tion, est donc lourde. L’échec de l’attribution fluide des attes­ta­tions, indis­pen­sable pour accéder aux avan­tages du régime, voire aux allo­ca­tions, serait une catas­trophe sociale et cultu­relle, et un poi­son poli­tique antidémocratique.

Les pre­miers tra­vaux construc­tifs de la Com­mis­sion, menés depuis décembre 2023, et les efforts patents d’une Admi­nis­tra­tion des Affaires sociales empa­thique et compétente, ras­surent indéniablement, et ce n’est donc pas tant de ce côté que les plus grands risques paraissent se situer désormais.

Deux enjeux doivent impérativement mobi­li­ser les orga­ni­sa­tions de tra­vailleurs et tra­vailleuses des arts :

I. La construc­tion aus­si rapide que pos­sible des autres piliers d’un sta­tut glo­bal, comme décrit ci-des­sus dans le schéma, et au pre­mier rang, la négociation col­lec­tive de reve­nus décents pour toutes les activités artis­tiques prestées, com­por­tant le cout d’une contri­bu­tion per­son­nelle ou col­lec­tive au finan­ce­ment de la Sécurité sociale soli­daire et inter­pro­fes­sion­nelle sans laquelle le nou­veau régime ne pour­ra sur­vivre, et délivrer ses pro­tec­tions. L’injustice du tra­vail invi­si­bi­lisé, du tra­vail inter­mit­tent précarisé doit ces­ser, et en prio­rité dans les ins­ti­tu­tions subventionnées. Un front effi­cace alliant syndicats/fédérations professionnelles/sociétés d’auteurs et d’artistes en sera le vec­teur et le garant.

II. Au moment où les IA génératives s’attaquent déjà aux opportunités de tra­vail et aux reve­nus, la construc­tion du nou­veau sta­tut d’artistes glo­bal, dans ses autres dimen­sions cultu­relles et pro­fes­sion­nelles, autres que sociales, devra figu­rer dans les mesures prio­ri­taires des nou­velles majorités com­mu­nau­taires, régionales et locales qui sur­gi­ront des élections de 2024. Ce sera nécessairement un objec­tif prio­ri­taire pour la future Com­mis­sion européenne comme l’a demandé le Par­le­ment européen dans sa récente résolution10 « un Cadre de l’Union pour la situa­tion sociale et pro­fes­sion­nelle des artistes et des tra­vailleurs des sec­teurs de la culture et de la création ».

L’heure est à l’union des forces !

  1. Jau­main M. et Von Sivers A., Le sta­tut de l’acteur dra­ma­tique dans la Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique, Cour­rier heb­do­ma­daire du CRISP, 953, 1982, 1 – 38.
  2. Nayer A., Le sta­tut de l’artiste. Cahiers de recherche socio­lo­gique, 16, 1991, 23 – 41 ; Lowies J. et Bot­ta­cin S., Le sta­tut social de l’artiste en Bel­gique. I. Le cadre actuel. Cour­rier heb­do­ma­daire du CRISP, 2494 – 2495, 2021), 7 – 92.
  3. Voir l’étude du Fonds 304 sur l’emploi dans le sec­teur des arts vivants où plus de 70 % de l’emploi est concentré dans deux struc­tures, dont la Smart (d’autres BSA plus ver­tueux ont vu le jour depuis) : https://cutt.ly/twC6iYSW
  4. La Société des auteurs et com­po­si­teurs dramatiques
  5. La Société civile des auteurs multimédia.
  6. Voir l’arrêt n°252.564 du 28 décembre 2021 du Conseil d’État.
  7. https://www.citizensinformation.ie/en/employment/ unem­ploy­ment-and-redun­dan­cy/em­ploy­ment-sup­port- sche­mes/­ba­sic-income-arts/
  8. Le tra­vailleur qui bénéficie de l’attestation Plus ou Star­ter devra démontrer l’équivalent de 156 jours de tra­vail sur 2 ans. Avec la règle de conver­sion du salaire, qui per­met de tenir compte du tra­vail invi­si­bi­lisé, cela représente une rémunération de 11.274 €.
  9. Composée à 50 % de représentants des tra­vailleurs des arts et à 50 % de par­te­naires ins­ti­tu­tion­nels (à parts égales : des représentants des admi­nis­tra­tions, des fédérations patro­nales et des syndicats).
  10. Résolution pour un Cadre de l’Union pour la situa­tion sociale et pro­fes­sion­nelle des artistes et des tra­vailleurs des sec­teurs de la culture et de la création https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9- 2023 – 0405_FR.html, 21 novembre 2023.

Frédéric Young


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