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WITA et statut des travailleurs des arts
Un changement de paradigme inégalement mis en œuvre
Il est acquis que les bucherons, dans nos forêts, n’ont pas de travail tous les jours. Tout comme les pêcheurs en mer du Nord, quand les flots se font non navigables. Personne ne les considère a priori comme des poètes, vivant de la beauté de leur environnement. Dans nos contrées culturelles, il a fallu des décennies de combat social pour faire admettre que l’intermittence touchait aussi les « artistes », comédien·nes au premier rang, et que si jouer la comédie, créer des œuvres, exécuter des prestations artistiques pouvait être une passion, il s’agissait bien, et d’abord, de métiers enseignés et reconnus.
Il est acquis que les bucherons, dans nos forêts, n’ont pas de travail tous les jours. Tout comme les pêcheurs en mer du Nord, quand les flots se font non navigables. Personne ne les considère a priori comme des poètes, vivant de la beauté de leur environnement. Dans nos contrées culturelles, il a fallu des décennies de combat social1 pour faire admettre que l’intermittence touchait aussi les « artistes », comédien·nes au premier rang, et que si jouer la comédie, créer des œuvres, exécuter des prestations artistiques pouvait être une passion, il s’agissait bien, et d’abord, de métiers enseignés et reconnus. Qu’il ne s’agissait plus de privilèges, ou n’aurait jamais dû l’être ! Il faudra encore ensuite deux décennies de plus pour inscrire dans notre régime social des salarié·es le concept de travail invisibilisé qui caractérise, de façon tout aussi marquante, la réalité de ces activités professionnelles dont l’utilité sociétale et l’apport à la richesse collective sont désormais mieux étudiés.
La réforme Working In The Arts (WITA) menée actuellement par le gouvernement fédéral propose un changement de paradigme et tente une expérience originale en Europe pour en tirer les conséquences sociales et fiscales et contribuer à une vie décente des personnes concernées ; malheureusement, sans effet d’entrainement à ce jour ni appui perceptible de nos autres niveaux de pouvoir. Le nouveau régime s’ouvre aux travailleurs et travailleuses des arts, et non plus aux seul·es « artistes ». Il vise à englober toutes les activités artistiques y compris leur dimension « invisibilisée », et pas seulement les périodes de carence dues à l’intermittence des contrats d’emploi. Les nouvelles majorités communautaires et régionales, puis locales, qui sortiront des urnes cette année, vont-elles enfin corriger les injustices et les déséquilibres régnant dans leurs propres champs de compétence et de responsabilité ? Vont-elles enfin changer aussi de paradigme ?
Dans les années 1990, sous l’impulsion d’Henri Ingberg, responsable de l’Administration de la Culture, la Communauté française fut le moteur politique (et financier) de l’étude et de l’élaboration de propositions pour améliorer la situation des « artistes ». André Nayer et Suzanne Capiaux en furent les responsables académiques 2, entourés de nombreux représentants et représentantes professionnelles et de quelques élu·es progressistes. Nous leur devons le projet politique d’un statut, global et transversal, libérant les « artistes » de la précarité de leur (sous) condition socioprofessionnelle, et des rigidités d’un régime de sécurité sociale inadapté aux anomalies de leurs secteurs d’activités. Il s’agissait notamment de généraliser l’accès aux différentes protections sociales issues du pacte sociétal national, et constitutionnel désormais.
Anormale en regard du vécu de la plupart des salarié·es, aucun autre terme ne décrit mieux la situation de trop de femmes et d’hommes prestant pour la plupart des activités artistiques dans le secteur culturel. Anormal, comme pour décrire un Elephant man sans user d’autres qualificatifs. Travail émietté, mal catégorisé, hyperflexibilisé, absence de carrière, activités inégalement et insuffisamment rémunérées, prestations sous des qualifications juridiques et contractuelles privant en pratique les artistes de leurs droits sociaux et des effets de la négociation collective, partie faible aux contrats individualisés et ponctuels, absence organisée d’employeurs stables et donc éloignement d’une réelle défense syndicale, chômage suspecté d’abus et perdu dans des maquis administratifs épuisants : artistes sans domicile social et fiscal fixe, livré·es au « statut d’artiste » et à la pluri-multiactivité alimentaire. Cette description sommaire permet de poser, en passant du négatif au positif, les éléments essentiels de ce qui constituerait « un statut complet », global et transversal des artistes (voir schéma ci-dessous), encore très éloigné des réalités.
La réforme de 2001, qui marquera l’échec du projet global « Nayer/Capiaux » et les limites de la négociation menée par la Plateforme Nationale des Artistes, conduira le gouvernement fédéral à assouplir les conditions d’accès et de maintien aux allocations de chômage uniquement pour quelques catégories d’intermittent·es bénéficiant du régime de salarié·es. Elle instaurera également un employeur fictif et passif au milieu du marché du travail artistique : le bureau social d’artiste (BSA), facturant à sa clientèle de commanditaires des prestations artistiques diverses. Les BSA jouent ainsi le rôle d’intermédiaires entre leurs commanditaires et une main‑d’œuvre d’artistes (dont ils sont les employeurs « officiels ») disponible en toute souplesse pour des organismes parapublics et des entreprises exonérées de leurs responsabilités sociales. Ainsi surgira un business d’intérim dérégulé, subventionné parfois et jugé très peu transparent, dont Smart ASBL allait développer le modèle (« un laboratoire social pour tous »…), et s’arroger la part du lion3. Cette pratique enfoncera encore davantage un nombre croissant d’« artistes », aux côtés de pseudoartistes, dans un monde d’expédients et de dévalorisation symbolique.
Ce dispositif, décrié par les syndicats comme trop privilégié, en pratique inaccessible aux jeunes et aux porteur·euses de projets faute de revenus soumis à cotisation suffisants, instable par nature, car considéré comme dérogatoire (et non adapté) par rapport aux dispositions ordinaires en matière de sécurité sociale, sera brandi comme la seule solution (budgétaire et idéologique) possible par le Ministère de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Il sera complété en 2008 par un nouveau régime fiscal des droits d’auteur et droits voisins qui fera de ces revenus un moyen de substitution idéal (et opérant) pour éviter d’avoir à négocier et gérer des contrats d’emplois (même smartisés) ou des commandes régulières à prix juste à des indépendant·es. Par la suite, les conditions d’octroi du chômage seront, de manière générale, resserrées, durcies, lors de la crise budgétaire de 2012, ce qui impactera également les « artistes ».
Malgré des plaintes croissantes, puis des actions multipliées, dont des procès, de l’Union des artistes, comme de la SACD4 et de la Scam5, l’élaboration de nouvelles analyses approfondies complétées de revendications actualisées, cette gestion fort élaborée de la précarité des « artistes » durera plus d’une dizaine d’années. Elle convenait donc bien aux responsables publics, aux partis politiques, aux entreprises et aux institutions culturelles administrant les subventions comme à celles opérant sur les marchés.
Sacré Virus
Il faut « remercier » le virus de la Covid, et paradoxalement le traitement sévère et discriminatoire6du secteur culturel par le Gouvernement fédéral durant la crise sanitaire, car c’est indiscutablement l’accident que forment ces circonstances exceptionnelles qui aura permis de mettre en mouvement un projet véritable et ambitieux de réforme vers un statut nouveau. Si la méthode de concertation déployée pour solliciter l’avis des partenaires sociaux sur une première proposition fut incontestablement inédite, associant cabinets des Vice-premiers ministres compétents et fédérations professionnelles francophones et néerlandophones, les solutions adoptées, instaurant la commission du travail des arts, les différentes attestations et l’allocation du travail des arts, s’avèrent un compromis dont les aspects les plus innovants n’auront d’effets perceptibles pour les personnes concernées que dans la mesure où les différents acteur·rices des secteurs créatifs et culturels les accepteront, les négocieront, et en feront la base d’une relation renouvelée entre eux et les différents pouvoirs publics. Il sera aussi nécessaire d’adopter des mesures complémentaires, notamment en droit du travail et en droit de la concurrence. Le chantier est immense, car ces législations sont ac- tuellement largement méconnues, inappliquées, dans le secteur culturel.
Pour schématiser, différentes hypothèses ont été avancées et débattues, tant par les forces politiques que par les milieux professionnels, sans qu’elles s’excluent nécessairement. Le MR s’était avancé, peut‑être trop tôt, avec un projet de revenu universel artistique, dont l’Irlande semble faire actuellement une expérience à moyenne échelle avec son Basic Income for Art (BIA)7. Ecolo semble avoir travaillé sur un statut parapublic d’emploi artistique, mais c’est finalement la piste d’une nouvelle forme d’insertion dans la Sécurité sociale des salarié·es, privilégiée par la majorité des fédérations professionnelles et la famille socialiste, qui sera retenue.
Le nouveau régime social (et fiscal en partie), WITA, très ouvert aux jeunes, repose sur l’attribution d’une attestation de travailleur·euse des arts. Cette attestation n’est pas obligatoire pour travailler comme « artiste » mais elle ouvre un nombre indéterminé (évolutif) d’avantages, ou à tout le moins de dispositions spécialisées, adaptées à la faiblesse des revenus, ainsi qu’à l’intermittence et au travail invisibilisé. Il corrige diverses injustices sociales qui frappent les femmes notamment. L’attestation de base donne accès à un système « 1bis » généralisé, permettant un paiement simplifié des rémunérations à tous ses bénéficiaires et plus seulement aux détenteurs et détentrices du fameux « visa » du régime précédent. Les attestations Plus et Starters pemettent en outre d’obtenir, moyennant des critères supplémentaires8, les allocations de travailleurs des arts. Ne dites plus chômage, le gain pourrait être symbolique, ce qui n’est pas rien au temps de la montée du populisme. Ces avancées sont aussi complétées par une revalorisation des allocations et des mesures favorables en matière de pension par exemple, ou par des mesures plus modestes d’accès à la protection sociale pour les indépendant·es (cotisations diminuées sur une plus longue période).
Il ne faut pas le dissimuler, ce nouveau pilier social d’un futur statut d’artiste plus global a subi dans un premier temps la colère syndicale et suscité de vives inquiétudes qui ne sont pas encore toutes apaisées. Certain·es, notamment dans les organisations syndicales, espéraient un régime d’allocations ouvert à toutes les personnes confrontées à l’intermittence, occasionnelle ou même non artistique. Le budget alloué ne le permettait pas, quand bien même un consensus politique aurait été atteint à ce sujet. La responsabilité de la Commission du travail des arts9, et de sa nouvelle administration, est donc lourde. L’échec de l’attribution fluide des attestations, indispensable pour accéder aux avantages du régime, voire aux allocations, serait une catastrophe sociale et culturelle, et un poison politique antidémocratique.
Les premiers travaux constructifs de la Commission, menés depuis décembre 2023, et les efforts patents d’une Administration des Affaires sociales empathique et compétente, rassurent indéniablement, et ce n’est donc pas tant de ce côté que les plus grands risques paraissent se situer désormais.
Deux enjeux doivent impérativement mobiliser les organisations de travailleurs et travailleuses des arts :
I. La construction aussi rapide que possible des autres piliers d’un statut global, comme décrit ci-dessus dans le schéma, et au premier rang, la négociation collective de revenus décents pour toutes les activités artistiques prestées, comportant le cout d’une contribution personnelle ou collective au financement de la Sécurité sociale solidaire et interprofessionnelle sans laquelle le nouveau régime ne pourra survivre, et délivrer ses protections. L’injustice du travail invisibilisé, du travail intermittent précarisé doit cesser, et en priorité dans les institutions subventionnées. Un front efficace alliant syndicats/fédérations professionnelles/sociétés d’auteurs et d’artistes en sera le vecteur et le garant.
II. Au moment où les IA génératives s’attaquent déjà aux opportunités de travail et aux revenus, la construction du nouveau statut d’artistes global, dans ses autres dimensions culturelles et professionnelles, autres que sociales, devra figurer dans les mesures prioritaires des nouvelles majorités communautaires, régionales et locales qui surgiront des élections de 2024. Ce sera nécessairement un objectif prioritaire pour la future Commission européenne comme l’a demandé le Parlement européen dans sa récente résolution10 « un Cadre de l’Union pour la situation sociale et professionnelle des artistes et des travailleurs des secteurs de la culture et de la création ».
L’heure est à l’union des forces !
- Jaumain M. et Von Sivers A., Le statut de l’acteur dramatique dans la Communauté française de Belgique, Courrier hebdomadaire du CRISP, 953, 1982, 1 – 38.
- Nayer A., Le statut de l’artiste. Cahiers de recherche sociologique, 16, 1991, 23 – 41 ; Lowies J. et Bottacin S., Le statut social de l’artiste en Belgique. I. Le cadre actuel. Courrier hebdomadaire du CRISP, 2494 – 2495, 2021), 7 – 92.
- Voir l’étude du Fonds 304 sur l’emploi dans le secteur des arts vivants où plus de 70 % de l’emploi est concentré dans deux structures, dont la Smart (d’autres BSA plus vertueux ont vu le jour depuis) : https://cutt.ly/twC6iYSW
- La Société des auteurs et compositeurs dramatiques
- La Société civile des auteurs multimédia.
- Voir l’arrêt n°252.564 du 28 décembre 2021 du Conseil d’État.
- https://www.citizensinformation.ie/en/employment/ unemployment-and-redundancy/employment-support- schemes/basic-income-arts/
- Le travailleur qui bénéficie de l’attestation Plus ou Starter devra démontrer l’équivalent de 156 jours de travail sur 2 ans. Avec la règle de conversion du salaire, qui permet de tenir compte du travail invisibilisé, cela représente une rémunération de 11.274 €.
- Composée à 50 % de représentants des travailleurs des arts et à 50 % de partenaires institutionnels (à parts égales : des représentants des administrations, des fédérations patronales et des syndicats).
- Résolution pour un Cadre de l’Union pour la situation sociale et professionnelle des artistes et des travailleurs des secteurs de la culture et de la création https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9- 2023 – 0405_FR.html, 21 novembre 2023.