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What’s left ? ou quand des coEUrs saignent

Numéro 4 - 2016 - Europe partis politiques UE (Union européenne) par Olivier Derruine

juillet 2016

Dans l’Union euro­péenne, la gauche n’a été majo­ri­taire qu’entre 1995 et 2002 et elle a lar­ge­ment contri­bué à détri­co­ter le pro­jet euro­péen en inté­grant les idées de la droite dans les domaines sécu­ri­taires et socioé­co­no­miques. Plu­sieurs fac­teurs expliquent la trans­for­ma­tion des par­tis de gauche, notam­ment leur atta­che­ment à la crois­sance et au modèle pro­duc­ti­viste, et leur volon­té de don­ner une image de par­tis res­pon­sables face à une mon­dia­li­sa­tion à laquelle ils n’ont pas pu appor­ter de réponse satis­fai­sante. Au Par­le­ment euro­péen, les votes tra­duisent une col­lu­sion entre la droite et une par­tie de la gauche, mon­trant le fos­sé abys­sal entre les pro­grammes et les pra­tiques. Plus fon­da­men­ta­le­ment, la majo­ri­té de la gauche a ces­sé de s’investir dans le pro­jet euro­péen. Quel sera le futur de la construc­tion européenne ?

Dossier

Depuis le trai­té de Rome qui jeta les bases de la construc­tion euro­péenne en 1957, les par­tis consti­tuant ce qu’il est de cou­tume de nom­mer la « gauche » n’ont été majo­ri­taires dans l’UE que pen­dant une courte période : entre 1995 et 2002. L’entrée dans cette période fut mar­quée par l’élargissement de l’Union aux pays scan­di­naves dont les gou­ver­ne­ments étaient ancrés dans la social-démo­cra­tie. La fin de cette période fut déclen­chée par les atten­tats du 11 sep­tembre, les gou­ver­ne­ments en place pei­nant à convaincre qu’ils appor­te­raient les bonnes réponses à une situa­tion par­ti­cu­liè­re­ment instable et aux angoisses sécu­ri­taires de la popu­la­tion. Depuis, la droite alla de suc­cès élec­to­raux en suc­cès élec­to­raux et conso­li­da son emprise sur l’UE. À par­tir de 2013, son influence appa­rente, c’est-à-dire telle qu’elle res­sort d’un exa­men de la com­po­si­tion des gou­ver­ne­ments natio­naux, de la répar­ti­tion des sièges entre euro­dé­pu­tés et de la famille poli­tique d’origine des com­mis­saires euro­péens, reflue au point que l’on observe une qua­si-pari­té entre la gauche et la droite clas­sique. Mais, une fois prises en compte la frac­tion euros­cep­tique ain­si que l’extrême droite, force est de consta­ter que la droite élar­gie conti­nue de peser davan­tage que la gauche.

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Le gra­phique ci-des­sus visua­lise un rap­port de forces et, for­cé­ment, il le sim­pli­fie car gauche et droite ne sont pas des blocs homo­gènes, et les diver­gences qui les tra­versent semblent s’accroitre au sein de chaque État membre et par­fois, de sur­croit, entre eux.

En réa­li­té, les par­tis sont en proie à une impor­tante muta­tion qu’ils ne mai­trisent sou­vent pas eux-mêmes, qu’ils gèrent au fur et à mesure des ques­tions et défis nou­veaux. Ce n’est qu’avec le recul qu’un regard objec­tif les amène à com­prendre qu’ils ne sont plus ceux qu’ils étaient une géné­ra­tion plus tôt.

Ce serait chose nor­male s’il ne s’agissait que d’une moder­ni­sa­tion dont l’objectif consis­te­rait à mieux inté­grer au pro­jet col­lec­tif qu’ils portent les nou­velles ques­tions socié­tales, les aspi­ra­tions chan­geantes de la popu­la­tion ou le contexte mon­dial évolutif.

Or la gauche et son éma­na­tion poli­tique la plus robuste, les par­tis sociaux-démo­crates, ont incor­po­ré les idées de la droite dans le domaine de la sécu­ri­té et dans celui des poli­tiques éco­no­miques, qui se marque par une forme rela­ti­ve­ment pous­sée de libé­ra­lisme éco­no­mique. Celui-ci se carac­té­rise par le retrait de l’État de la sphère éco­no­mique à tra­vers l’austérité (pudi­que­ment appe­lée « dis­ci­pline » bud­gé­taire) et la dérè­gle­men­ta­tion pré­sen­tée comme un « mieux légi­fé­rer » et un sti­mu­lant à la crois­sance1.

Ce n’est donc vrai­sem­bla­ble­ment pas un hasard si les figures de proue de ce double mou­ve­ment au niveau euro­péen sont deux socia­listes. Jeroen Dijs­sel­bloem est ministre des Finances aux Pays-Bas. Il a pris en jan­vier 2013 la suc­ces­sion de Jean-Claude Jun­cker à la tête de l’Eurogroupe. Ce club infor­mel des États membres qui par­tagent la mon­naie unique fut l’organe poli­tique qui cha­peau­ta le pro­gramme de réformes et d’austérité dans les pays les plus tou­chés par la crise. Sa nomi­na­tion ne se tra­dui­sit pas par une inflexion plus sociale des réformes en échange d’aides financières.

Frans Tim­mer­mans est, lui, vice-pré­sident de la com­mis­sion Jun­cker. Son fer de lance est la lutte contre la règle­men­ta­tion jugée « obso­lète ». L’une de ses grandes idées fut de sou­mettre à une ana­lyse d’impact les amen­de­ments des euro­dé­pu­tés ou des ministres modi­fiant signi­fi­ca­ti­ve­ment une pro­po­si­tion de la Com­mis­sion. Il vou­lait ain­si évi­ter toute alté­ra­tion qui aurait ris­qué de péna­li­ser la crois­sance, la com­pé­ti­ti­vi­té ou les entre­prises, même si l’amendement était moti­vé par des rai­sons liées à l’intérêt géné­ral. En d’autres termes, cet exer­cice aurait mis entre paren­thèses le débat démo­cra­tique et l’aurait assu­jet­ti à un rai­son­ne­ment tech­no­cra­tique. Le Conseil et le Par­le­ment ont uni leurs forces pour reje­ter cette exigence.

Bilan de la gauche majoritaire

Le moment où la gauche se retrou­va en majo­ri­té dans l’UE coïn­ci­da avec l’ultime étape de mise en place de l’Union éco­no­mique et moné­taire. La créa­tion de l’euro et la capa­ci­té pour les États membres de rejoindre la mon­naie unique néces­si­tèrent d’importants efforts d’assainissement bud­gé­taire, réa­li­sés par des gou­ver­ne­ments de centre droit. Cer­tains en ont du reste payé la fac­ture à l’occasion de scru­tins (Por­tu­gal en 1995, Ita­lie en 1996, France et au Royaume-Uni en 1997), même si d’autres causes de leur ren­ver­se­ment ne doivent natu­rel­le­ment pas être exclues.

Au moment où le retour­ne­ment poli­tique s’opéra en sa faveur, la gauche fut confron­tée au choix de pour­suivre ce type de poli­tique ou d’en cor­ri­ger la direc­tion. L’adoption du Pacte de sta­bi­li­té et de crois­sance en 1997, qui ser­vi­ra de pilier à la zone euro, four­ni­ra l’occasion de conso­li­der les poli­tiques d’austérité.

À ce moment, dix lea­deurs euro­péens sur quinze éma­naient de pays où la gauche par­ti­ci­pait à l’exercice du pou­voir, le plus sou­vent seule. Face à un Hel­mut Kohl qui quit­ta l’année sui­vante la chan­cel­le­rie alle­mande, ils lais­sèrent filer l’occasion d’adjoindre au volet « sta­bi­li­té » le volet « crois­sance ». La gauche n’aura ensuite de cesse de men­dier un assou­plis­se­ment du cor­set bud­gé­taire euro­péen en deman­dant que les inves­tis­se­ments publics ne soient pas comp­ta­bi­li­sés dans le cal­cul du défi­cit (la « règle d’or » ou « gol­den rule »). Les inves­tis­se­ments publics sont, en effet, un moteur de l’activité éco­no­mique et de l’emploi, et les pou­voirs publics inves­tissent là où le pri­vé renâcle à pla­cer de l’argent en rai­son de risques jugés dis­pro­por­tion­nés, de la taille des pro­jets envi­sa­gés ou de leur nature d’intérêt géné­ral qui ne leur per­met pas de cap­ter la tota­li­té des ren­de­ments générés.

Les condi­tions d’une aus­té­ri­té inces­sante sont enra­ci­nées dans le milieu des années 1990. Dans le pro­lon­ge­ment des efforts bud­gé­taires entre­pris pour se qua­li­fier afin de rejoindre l’UE, le Pacte de sta­bi­li­té a fait pas­ser la popu­la­tion de la contes­ta­tion à la rési­gna­tion, puis à l’acceptation : en dépit de cri­tiques per­sis­tantes (pro­ve­nant des syn­di­cats et d’économistes jouis­sant d’une bonne répu­ta­tion comme Paul De Grauwe, Nou­riel Rou­bi­ni, Mar­tin Wolf, Paul Krug­man, Joseph Sti­glitz, Tho­mas Piket­ty et, plus récem­ment, de cer­tains éco­no­mistes du FMI ou de l’OCDE), bien peu remettent en cause le bien­fon­dé de l’austérité. Et c’est encore plus vrai à la Com­mis­sion euro­péenne et à la Banque cen­trale euro­péenne qui sont les prin­ci­pales ins­ti­tu­tions qui conduisent les poli­tiques éco­no­miques en Europe.

Certes, il importe, notam­ment dans la pers­pec­tive du vieillis­se­ment de la popu­la­tion, de contrô­ler les finances publiques, mais le pacte est un ins­tru­ment trop rigide pour y par­ve­nir dans de bonnes conditions.

La seconde faute fut d’élaborer et d’adopter en 1999 le Plan d’action sur les ser­vices finan­ciers. « À l’époque, la toute grande majo­ri­té (voire l’unanimité) des déci­deurs poli­tiques consi­dé­rait que ce plan n’avait qu’une por­tée tech­nique et qu’il gal­va­ni­se­rait la crois­sance et l’emploi en Europe. La Com­mis­sion l’avait ven­du aux ministres en affir­mant que l’application des qua­rante-deux mesures du plan débou­che­rait sur une aug­men­ta­tion des inves­tis­se­ments de 6 % et du PIB de 1,1 %. S’ensuivrait une pro­gres­sion de l’emploi (+0,5 %).» À l’époque, le com­mis­saire en charge était… Frits Bol­ke­stein, celui qui quelques années plus tard mono­po­li­se­ra l’attention des syn­di­cats et des mou­ve­ments sociaux, et allait scel­ler le rejet du Trai­té consti­tu­tion­nel euro­péen à cause de la fameuse direc­tive du même nom.

Par­mi les mesures pré­vues, il était ques­tion d’actualiser des direc­tives sur le droit des socié­tés, sur l’information pério­dique et sur le trans­fert du siège social dans un autre État membre. En intro­dui­sant le concept de « juste valeur » dans la comp­ta­bi­li­té des socié­tés, la pre­mière modi­fie­rait la per­cep­tion de l’entreprise en la rame­nant à un ensemble d’actifs pou­vant être liqui­dés (au sens de « ven­dus » sur les mar­chés) à tout ins­tant. La seconde direc­tive enté­ri­ne­rait l’approche de court terme en four­nis­sant des « infor­ma­tions plus fré­quentes et de meilleure qua­li­té [qui] ren­for­ce­ront la confiance du mar­ché et atti­re­ront les capi­taux» ; la troi­sième, enfin, four­ni­rait aux grandes entre­prises de nou­veaux moyens de se sous­traire plus faci­le­ment à l’impôt et à prendre en otage les gouvernements.

Soyons de bon compte, cette période 1995 – 2001 fut aus­si l’occasion d’un cer­tain nombre d’avancées comme la créa­tion d’un cha­pitre Emploi dans le trai­té d’Amsterdam dont décou­le­ront des lignes direc­trices des­ti­nées à coor­don­ner les États qui doivent consi­dé­rer l’«emploi comme une ques­tion d’intérêt com­mun ». Des indi­ca­teurs sur la qua­li­té de l’emploi furent éta­blis grâce à la pré­si­dence belge de l’UE en 2001. Les Quinze ado­ptèrent éga­le­ment une Stra­té­gie de déve­lop­pe­ment durable. Cer­taines de ces ini­tia­tives furent balayées ou au moins relé­guées à l’arrière-plan lorsque la droite revint au pou­voir. L’Agenda 2000 res­te­ra dans les esprits pour avoir pré­pa­ré, sur le plan finan­cier, l’élargissement de 2004 et une réforme de la poli­tique agri­cole com­mune et des fonds struc­tu­rels. Cette période fut vrai­sem­bla­ble­ment plus mar­quante au niveau natio­nal car elle se tra­dui­sit par la conclu­sion de pactes sociaux natio­naux dans une série de pays, afin d’accompagner l’adoption de la mon­naie unique et d’en mini­mi­ser les effets sociaux. Ces pactes vole­ront en éclats ou seront amen­dés avec le retour de la droite.

Une philosophie managériale

Plu­sieurs fac­teurs expliquent cette trans­for­ma­tion des par­tis de gauche. L’un d’entre eux tient à leur addic­tion à la crois­sance et à leur atta­che­ment au modèle pro­duc­ti­viste. Les socia­listes consi­dèrent que la crois­sance est l’indispensable levier pour résor­ber le chô­mage, le défi­cit et doper les inves­tis­se­ments. Ain­si peut-on lire sur la page « Mis­sion, phi­lo­so­phie et valeurs » du site du groupe socia­liste, « Nos euro­dé­pu­tés se battent pour la jus­tice sociale, l’emploi et la crois­sance, les droits des consom­ma­teurs, le déve­lop­pe­ment durable, la réforme des mar­chés finan­ciers et le res­pect des droits de l’homme, afin de créer une Europe plus forte et plus démo­cra­tique et d’assurer à tous un ave­nir meilleur ». L’addiction à la crois­sance per­siste alors que de plus en plus d’études démontrent que la crois­sance n’a pas enrayé les inéga­li­tés et que, puisqu’elle repose sur la consom­ma­tion de com­bus­tibles fos­siles, elle est dif­fi­ci­le­ment conci­liable avec la pré­ser­va­tion de l’environnement. Mais cette croyance relève peut-être de la dis­so­nance cog­ni­tive parce que faire face à la réa­li­té néces­si­te­rait de remettre en cause le modèle productiviste.

Si la gauche radi­cale incar­née par le groupe de la GUE/NGL avait encore un pen­chant pro-crois­sance en 2011 dans sa pré­sen­ta­tion (« Qui sommes-nous, que défen­dons-nous, que fai­sons-nous2 ? »), celui-ci n’est plus appa­rent dans l’actualisation de ce docu­ment réa­li­sée trois ans plus tard.

Enfin, les éco­lo­gistes rap­pellent régu­liè­re­ment leur anti­pro­duc­ti­visme. Der­rière le vocable « tran­si­tion éco­lo­gique de l’économie », ils oscil­lent entre décrois­sance et post-crois­sance au sujet de laquelle ils font régu­liè­re­ment réa­li­ser des études3.

Dans la fou­lée, la gauche poli­tique tra­di­tion­nelle s’est lais­sée gagner par le sou­ci de l’efficacité qui, dans la théo­rie éco­no­mique, se tra­duit par une allo­ca­tion opti­male des res­sources. Autre­ment dit, tolé­rance zéro pour ce qui est per­çu comme des gas­pillages, des « flot­te­ments » dans l’économie. Elle a déve­lop­pé un com­plexe du mana­ge­ment : le cri­tère d’efficacité issu du libé­ra­lisme est tel­le­ment ancré dans notre socié­té de la per­for­mance dans tous les domaines (y com­pris dans la sphère pri­vée) que la gauche a vou­lu le reprendre à son compte. C’était, selon elle, un pas­sage obli­gé pour assoir sa cré­di­bi­li­té dans l’opinion publique. Et cela ne lui deman­da pas tant d’efforts puisqu’il existe un lien de paren­té, sinon de filia­tion, entre l’efficacité et le pro­duc­ti­visme que la gauche tra­di­tion­nelle chérit.

Rien d’étonnant alors à ce que, au fur et à mesure que la crise pre­nait de l’ampleur et que les finances publiques som­braient à chaque fois qu’il fal­lait ren­flouer une ins­ti­tu­tion finan­cière, les rares gou­ver­ne­ments de gauche en fonc­tion et même les par­tis en oppo­si­tion — mais qui vou­laient arbo­rer l’image de lea­deurs res­pon­sables et cré­dibles — aient fait allé­geance aux agences de nota­tion qui consacrent ce prin­cipe. Or, l’histoire a mon­tré à quel point le moteur de ces agences n’était pas la ratio­na­li­té ou l’intérêt géné­ral, mais le lucre.

C’est ain­si que, pro­gres­si­ve­ment, la gauche s’est débar­ras­sée de ses uto­pies jugées rin­gardes ou encom­brantes pour mettre en avant ses com­pé­tences mana­gé­riales qui lui per­met­taient d’avancer ses poli­tiques à l’aune du cri­tère d’efficacité stric­te­ment éco­no­mique. Comme si elle par­tait de l’apriori qu’il était impos­sible de s’employer effi­ca­ce­ment à faire adve­nir ses utopies…

Et, par­tant, leurs poli­tiques res­semblent désor­mais à celles des autres par­tis, que ce soit d’ailleurs aux niveaux natio­nal (pen­sons à la ges­tion de la crise des réfu­giés, à la manière de trai­ter les chô­meurs ou d’assainir les finances publiques) ou européen.

Mal­heu­reu­se­ment, ce type de poli­tiques mises en place par ou avec la com­pli­ci­té de par­tis de gauche peut pous­ser leurs élec­teurs vers des par­tis de droite extrême comme l’avait démon­tré une étude réa­li­sée en 2006 à la demande de la Com­mis­sion euro­péenne par un consor­tium de sept uni­ver­si­tés de pays dif­fé­rents. Elle mon­trait que l’insécurité crois­sante sur le mar­ché du tra­vail consé­cu­tive à la pro­li­fé­ra­tion de contrats aty­piques, la mise en concur­rence des tra­vailleurs, le risque de déclas­se­ment et la mise en œuvre de réformes struc­tu­relles, dans un contexte de chô­mage éle­vé et d’inégalités en hausse, contri­buaient au repli sur soi. Cette atti­tude était pro­pice à sus­ci­ter l’adéquation avec les par­tis d’extrême droite.

Mondialisation et désyndicalisation

Comme cha­cun le sait, la mon­dia­li­sa­tion s’est accom­pa­gnée d’une dés­in­dus­tria­li­sa­tion crois­sante de l’Europe et d’une muta­tion de l’économie qui se tra­dui­sit par l’essor du sec­teur des ser­vices lequel reprit à son compte un cer­tain nombre d’emplois autre­fois réa­li­sés au sein même des indus­tries (comp­ta­bi­li­té, entretien…).

La mon­dia­li­sa­tion a por­té un coup à la gauche parce que celle-ci a failli à offrir des réponses satis­fai­santes à ces phé­no­mènes qui pro­duisent de l’insécurité et des inéga­li­tés sociales. On a encore en mémoire la réplique de Lio­nel Jos­pin, à l’époque can­di­dat à la pré­si­den­tielle fran­çaise, à un jour­na­liste qui l’interrogeait sur les capa­ci­tés d’action des auto­ri­tés publiques pour frei­ner les restruc­tu­ra­tions et, en par­ti­cu­lier, les licen­cie­ments bour­siers : « L’État ne peut pas tout ». Cette réponse qui recon­nais­sait une cer­taine impuis­sance des déci­deurs désta­bi­li­sa beau­coup de mili­tants et sym­pa­thi­sants. Et plu­tôt que de prô­ner le retour à une cer­taine forme de pro­tec­tion­nisme ou, du moins, à une moindre naï­ve­té dans la conduite des poli­tiques com­mer­ciales (alors que les autres puis­sances éco­no­miques ne rechignent pas à pro­mou­voir leurs inté­rêts et ceux de leurs cham­pions), la gauche s’en abs­tint au motif que « cela ne ferait pas sérieux » et conti­nua à par­ti­ci­per aux déci­sions visant l’ouverture des mar­chés, dont les der­nières en date ont trait aux trai­tés trans­at­lan­tiques avec, d’une part, les États-Unis et, d’autre part, le Cana­da (sans même par­ler de l’éventuelle recon­nais­sance du sta­tut d’économie de mar­ché à la Chine).

La mon­dia­li­sa­tion a affai­bli les syn­di­cats, les­quels ser­vaient régu­liè­re­ment d’aiguillon ou de repères pour les par­tis de gauche.

Si le taux de syn­di­ca­li­sa­tion dans les pays d’Europe occi­den­tale était rela­ti­ve­ment stable (autour de 50 % jusqu’à la fin des années 1980), le déclin sera lent, mais constant, à l’exception d’une fur­tive pous­sée entre 1990 et 1993, prin­ci­pa­le­ment dans les pays scan­di­naves (en réac­tion à l’implosion du bloc sovié­tique) ain­si qu’en Espagne.

Cette ten­dance lourde ne s’est pas estom­pée lorsque la gauche fut majo­ri­taire en Europe dans la deuxième moi­tié des années 1990. Selon une étude du FMI, il fau­drait y voir l’une des causes de l’augmentation des inéga­li­tés. Si la baisse de l’affiliation syn­di­cale se réper­cute sur les salaires per­çus par les tra­vailleurs à bas et moyens reve­nus, elle a aus­si pour consé­quence d’accroitre la part des reve­nus qui revient aux cadres et chefs d’entreprise ain­si qu’aux action­naires. Il en est ain­si parce que des syn­di­cats moins forts réduisent l’influence des tra­vailleurs dans la prise de déci­sion au sein de l’entreprise, y com­pris les déci­sions liées aux rému­né­ra­tions des manageurs.

Le Bureau inter­na­tio­nal du tra­vail pousse l’analyse plus loin et met en garde contre une éro­sion de la classe moyenne : « La struc­ture chan­geante des emplois et fonc­tions, la crois­sance des formes aty­piques d’emploi et de contrats ain­si que la modé­ra­tion sala­riale semblent être les fac­teurs der­rière ce phé­no­mène que l’on obser­vait déjà dans beau­coup de pays euro­péens avant la crise. Celle-ci n’a fait qu’amplifié le phé­no­mène en ren­dant endé­mique le chô­mage des jeunes, en entrai­nant une baisse des salaires réels (c’est-à-dire une fois que l’on tient compte de l’augmentation géné­rale des prix), en déman­te­lant les ins­ti­tu­tions du dia­logue social et en rédui­sant l’emploi et les salaires dans la fonc­tion publique. Des pro­fes­sions comme celles d’ensei­gnant ou de méde­cin ne garan­tissent désor­mais plus sys­té­ma­ti­que­ment l’appartenance à la classe moyenne. » Bien enten­du, ces élé­ments sont plus ou moins pré­sents, voire complète­ment absents en fonc­tion des pays.

Ain­si, la dyna­mique qui touche aux rela­tions directes entre tra­vailleurs et employeurs fut ampli­fiée par la perte d’influence des syn­di­cats au sein des par­tis, même s’ils font tou­jours valoir 40 mil­lions de membres coti­sants (soit beau­coup plus que le nombre cumu­lé des mili­tants des par­tis politiques).

Leurs relais poli­tiques d’autrefois ont désor­mais pris leurs dis­tances et ont choi­si de nou­veaux alliés : les mar­chés finan­ciers et les (grandes) entreprises.

Dans un tel cli­mat hos­tile aux syn­di­cats et dans une socié­té où l’individualisme a ren­voyé à l’arrière-plan une cer­taine concep­tion de la soli­da­ri­té et du col­lec­tif, la crois­sance des inéga­li­tés bride davan­tage la capa­ci­té des par­tis de gauche (qui le sou­hai­te­raient encore) à faire en sorte que la poli­tique domes­tique à nou­veau l’économie.

En effet, « l’organisation du pro­ces­sus de for­ma­tion de l’opinion est plus longue si les groupes sociaux deviennent plus hété­ro­gènes et dyna­miques, et si les condi­tions du milieu se modi­fient rapi­de­ment […] Ain­si, les mêmes pro­ces­sus qui accé­lèrent les chan­ge­ments sociaux, cultu­rels et éco­no­miques [et qui sont une consé­quence logique d’un sys­tème de mar­ché capi­ta­liste concur­ren­tiel] ralen­tissent la for­ma­tion de la volon­té et la prise de déci­sion démo­cra­tiques, ce qui mène à une nette désyn­chro­ni­sa­tion entre la poli­tique, d’une part, et la vie et l’évolution socioé­co­no­miques, d’autre part. Aujourd’hui, la poli­tique n’est donc plus per­çue comme la force don­nant le rythme du chan­ge­ment social et de l’évolution sociale. Bien au contraire, la poli­tique “pro­gres­siste” — si le terme garde encore le moindre sens en 2010 — est aujourd’hui carac­té­ri­sée par la volon­té poli­tique de ralen­tir les tran­sac­tions et déve­lop­pe­ments tech­no­lo­giques et éco­no­miques afin d’établir ou de conser­ver un peu de contrôle poli­tique sur la direc­tion et le rythme de la socié­té (par exemple à tra­vers des ins­tru­ments comme la taxe Tobin4)». Renouer, pour la gauche, avec une telle aspi­ra­tion pro­gres­siste serait de nature à évi­ter l’anomie de notre socié­té que le socio­logue « Dur­kheim défi­nit comme la consé­quence pro­bable de chan­ge­ments sociaux se pro­dui­sant trop rapi­de­ment pour que de nou­velles formes de mora­li­té et de soli­da­ri­té se déve­loppent5 ».

Mal­heu­reu­se­ment, cer­tains par­tis de gauche ont foi dans le pro­grès tech­no­lo­gique pour ral­lu­mer la flamme de la crois­sance. Or l’amélioration des condi­tions de vie par le biais du pro­grès tech­no­lo­gique est une illu­sion. Si c’était le cas, alors ces par­tis plai­de­raient pour une réduc­tion du temps de tra­vail confor­mé­ment à la pré­mo­ni­tion de Keynes qui écri­vait en 1930 que grâce au pro­grès tech­nique et aux gains de pro­duc­ti­vi­té qu’ils ame­naient, « trois heures de tra­vail chaque jour par rou­le­ment ou une semaine de quinze heures […] font une ration suf­fi­sante pour assou­vir le vieil Adam chez la plu­part d’entre nous ».

Le pro­grès tech­no­lo­gique comme moteur de crois­sance est d’ailleurs l’une des rai­sons qui motivent l’application de la règle d’or pour les inves­tis­se­ments publics dans le Pacte de sta­bi­li­té et de crois­sance. Pour­tant, les pro­grès réa­li­sés depuis les années 1970 n’ont pas enrayé la baisse ten­dan­cielle de la crois­sance. La gauche se four­voie­rait-elle ici aus­si dans une impasse ?

La grande coalition plutôt que le grand soir

Un exa­men des votes au Par­le­ment euro­péen montre bien cette col­lu­sion entre la droite et un large frag­ment de la gauche qui se marque par une conver­gence des votes.

L’ONG indé­pen­dante Vote­watch réper­to­rie sys­té­ma­ti­que­ment les votes (sur des amen­de­ments, sur des textes légis­la­tifs ou rap­ports d’initiative) et en pro­pose des ana­lyses. De ses don­nées, il res­sort que les euro­dé­pu­tés S&D (famille socia­liste) votent très fré­quem­ment comme leurs col­lègues libé­raux (ALDE). La rela­tion est à ce point forte qu’on peut s’interroger sur ce qui dif­fé­ren­cie encore ces deux groupes. Ensuite, le S&D s’allie avec les conser­va­teurs du PPE. Vient seule­ment en troi­sième posi­tion le groupe des Verts, des alliés pour­tant « natu­rels » et plus loin encore, la gauche radi­cale (GUE). Les écarts avec ces deux der­nières com­po­santes de la « gauche euro­péenne » se creusent encore si l’examen des votes se limite à ceux qui sont expri­més dans la puis­sante com­mis­sion des Affaires éco­no­miques et monétaires.

Cela fait dire à cer­tains obser­va­teurs de la vie poli­tique euro­péenne que les socia­listes, libé­raux et chré­tiens démo­crates consti­tuent de fac­to une « Grande Coa­li­tion » qui est en situa­tion d’imposer tout ce qu’elle veut, dans les limites du règle­ment d’ordre inté­rieur, lequel est par­fois inter­pré­té de manière sou­ve­raine et contes­table par le pré­sident (socia­liste) Schulz.

Contrai­re­ment aux socia­listes qui cherchent à for­ger des majo­ri­tés avec les libé­raux et les conser­va­teurs, les Verts votent très régu­liè­re­ment avec les socia­listes et la gauche radi­cale. Cepen­dant, la proxi­mi­té n’est pas la même que celle entre les socia­listes et les libé­raux et conser­va­teurs. Dans le cas des éco­lo­gistes, et lorsqu’on ne consi­dère que les votes éco­no­miques, ils sont moins en phase avec les autres membres de la gauche et ils se dis­tan­cient encore davan­tage des autres par­tis, ce qui tra­duit une plus grande par­ti­cu­la­ri­té de leurs votes, une plus grande auto­no­mie aussi.

Quant à la gauche radi­cale, leur allié est incon­tes­ta­ble­ment les Verts. La confiance au sein de l’hémicycle avec les socia­listes est rom­pue. Cela s’observe en par­ti­cu­lier dans la com­mis­sion éco­no­mique où ils sont plus proches des euros­cep­tiques du UKIP de Nigel Farage et du Mou­ve­ment Cinq Étoiles de Beppe Grillo et du nou­veau groupe d’extrême droite, conduit par les proches de Marine Le Pen.

Quelques votes illustrant l’éclatement de la gauche

Le pre­mier vote qui por­ta sur la sub­stance du pro­gramme poli­tique euro­péen fut celui de l’approbation de l’équipe consti­tuée par le nou­veau pré­sident de la Com­mis­sion, Jean-Claude Jun­cker. Le vote fit suite à la série d’examens oraux de cha­cun des « com­mis­saires dési­gnés » lors des­quels ceux-ci furent mis sur le gril quant à leur connais­sance des dos­siers qui leur étaient attri­bués, mais aus­si à leur car­rière pas­sée, en ce com­pris d’éventuels démê­lés avec la jus­tice ou conflits d’intérêts, et à leurs objec­tifs poli­tiques. Pour les Verts et la gauche radi­cale qui n’ont pas eu l’occasion d’envoyer un des leurs sié­ger dans l’exécutif, qui ne font pas confiance à l’équipe et ne par­tagent pas les grandes lignes de la feuille de route poli­tique, il n’était pas ques­tion de sou­te­nir la Com­mis­sion. Les socia­listes pou­vaient, eux, dif­fi­ci­le­ment désa­vouer un Col­lège avec cinq com­mis­saires issus de leurs rangs, d’autant plus que l’homme fort de cette équipe était Frans Tim­mer­mans qui, en rai­son de ses com­pé­tences trans­ver­sales (« mieux légi­fé­rer »), était omni­pré­sent et pou­vait mar­quer de son empreinte n’importe quelle politique.

L’accord inter­ins­ti­tu­tion­nel (AII) désigne un acte à prio­ri tech­nique conte­nant des arran­ge­ments afin d’organiser les tra­vaux entre le Par­le­ment euro­péen, le Conseil et la Com­mis­sion. Bref, une sorte de grand règle­ment d’ordre inté­rieur pour les colo­ca­taires de la mai­son Europe. L’AII est la pièce mai­tresse du paquet « mieux légi­fé­rer » par laquelle la Com­mis­sion cher­cha à mieux contrô­ler le calen­drier et le conte­nu des pro­po­si­tions dis­cu­tées par les deux colé­gis­la­teurs. Les ministres et euro­dé­pu­tés reje­tèrent le rôle étri­qué auquel ils auraient été can­ton­nés et qui aurait res­treint le débat démocratique.

Le texte fina­le­ment adop­té et qui rem­place les accords de 2003 et 2005 ne contient pas les dis­po­si­tions les plus contrai­gnantes (comme la néces­si­té pour les légis­la­teurs de réa­li­ser une ana­lyse d’impact de leurs amen­de­ments), mais fut néan­moins consi­dé­ré inac­cep­table par les Verts et la gauche radi­cale. Ceux-ci estiment que l’accord consti­tue une entrave aux règle­men­ta­tions, conduit à une forme de bureau­cra­ti­sa­tion plus pous­sée et pro­blé­ma­tique de l’UE en déres­pon­sa­bi­li­sant poli­ti­que­ment les ins­ti­tu­tions et contient de nou­velles pos­si­bi­li­tés pour les lob­bys d’exercer leur acti­vi­té au détri­ment de l’intérêt général.

Le rap­port sur la gou­ver­nance du mar­ché inté­rieur est un exer­cice annuel auquel les euro­dé­pu­tés se prêtent afin d’évaluer le fonc­tion­ne­ment du mar­ché inté­rieur. Il s’agit géné­ra­le­ment d’un texte consen­suel même si la gauche radi­cale vote géné­ra­le­ment contre parce que, par nature, elle est oppo­sée à l’idée même de mar­ché inté­rieur. Les Verts avaient voté en faveur de l’édition 2015 parce qu’il fai­sait réfé­rence aux mar­chés publics verts, à une éco­no­mie sociale et durable de mar­ché, l’importance de mener une poli­tique indus­trielle autour de sec­teurs stra­té­giques, la pro­tec­tion des consom­ma­teurs vul­né­rables et l’importance de la coor­di­na­tion fis­cale, même si la tona­li­té pro-crois­sance ou l’optimisme exces­sif leur déplai­saient. Par contre, l’année sui­vante, ils votèrent contre car l’aspect de la coor­di­na­tion fis­cale était moins pré­sent ou que la pro­po­si­tion d’intégrer des indi­ca­teurs liés à l’utilisation des res­sources pour mieux suivre la mise en œuvre du paquet « éco­no­mie cir­cu­laire » fut reje­tée, de même que la néces­si­té de cla­ri­fier les condi­tions fis­cales et sociales appli­cables dans l’économie col­la­bo­ra­tive ou encore le fait que le die­sel­gate devrait inci­ter à revoir cer­taines pro­cé­dures. Enfin, un para­graphe fut intro­duit par le PPE en faveur de la « dérè­gle­men­ta­tion » afin de rendre effi­cace la gou­ver­nance du mar­ché unique.

Le trai­té trans­at­lan­tique est l’un des dos­siers les plus polé­miques et aus­si les plus mobi­li­sa­teurs par­mi la socié­té civile. Depuis l’ouverture des négo­cia­tions au milieu de l’année 2013, cette ques­tion s’est immis­cée dans les débats si bien que la rou­tine n’est pas de mise pour la Com­mis­sion qui dirige les dis­cus­sions pour le compte des Euro­péens. Le sujet a don­né lieu à des échanges à ce point vifs dans le débat public de cer­tains pays que cer­tains par­tis — ou cer­tains de leurs élus en leur nom per­son­nel — ont été contraints à revoir leur posi­tion. Au sein de l’hémicycle euro­péen, le large sou­tien en faveur d’un mar­ché trans­at­lan­tique (526 pour, 94 contre, 7 abs­ten­tions) s’est affai­bli si bien que les euro­dé­pu­tés « étaient en juin 2015, au moment d’arrêter les lignes direc­trices des négo­cia­tions et les lignes rouges qui ser­vi­ront à leur éva­lua­tion le moment venu, plus cri­tiques même si la majo­ri­té res­tait acquise au TTIP (436 pour, 241 contre, 32 abs­ten­tions)6 ». Si la délé­ga­tion socia­liste a majo­ri­tai­re­ment sou­te­nu la der­nière réso­lu­tion, plus d’un tiers n’a pu se ral­lier der­rière le rap­por­teur Bernd Lange issu de ses propres rangs. Les dis­si­dents étaient consti­tués des délé­ga­tions fran­çaise (dans sa tota­li­té alors que leurs col­lègues membres du gou­ver­ne­ment fran­çais conti­nuent à sou­te­nir le TTIP!), belge, autri­chienne, bri­tan­nique, néer­lan­daise et de quelques autres membres. Ce dos­sier illustre que, à cer­taines occa­sions, les votes peuvent s’exprimer selon des lignes natio­nales plu­tôt que selon un cli­vage partisan.

La stra­té­gie euro­péenne pour la sécu­ri­té éner­gé­tique est aus­si fon­da­men­tale pour l’économie puisque, sans éner­gie, nulle pro­duc­tion n’est pos­sible. À nou­veau, les Verts et la gauche radi­cale n’ont pas sou­te­nu le texte au motif que la stra­té­gie envi­sa­gée lais­sait trop de pou­voir aux inté­rêts pri­vés, ne don­nait aucune piste sérieuse pour com­battre la pau­vre­té éner­gé­tique et fai­sait de l’énergie nucléaire un de ses élé­ments essen­tiels. De sur­croit, la gauche radi­cale consi­dère que trop de pou­voirs sont don­nés à la Com­mis­sion au détri­ment des gou­ver­ne­ments qui perdent en liberté.

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Conclusion

La gauche poli­tique euro­péenne comme on la désigne géné­ra­le­ment est une fic­tion. Cela s’explique notam­ment par l’hétérogénéité des par­tis qui com­posent les grandes familles (socia­liste, éco­lo­giste, radi­cale) se récla­mant de cet hémi­sphère poli­tique et par la concep­tion que cha­cune se fait de son rap­port au pou­voir. Les rela­tions qu’elles entre­tiennent avec ce der­nier dépendent à leur tour de leur impor­tance rela­tive en termes d’occupation de sièges dans les dif­fé­rents lieux de pou­voir euro­péen et sont influen­cées par des repré­sen­ta­tions cultu­relles natio­nales et par la dis­tance dans le temps qui sépare ces par­tis de l’exercice même du pou­voir. Pris ensemble, tous ces fac­teurs rendent compte des dif­fé­rences par­fois abys­sales entre les slo­gans pro­gram­ma­tiques et les pra­tiques, moment déci­sif pour la for­ma­tion des rap­ports de force (les­quels fluc­tuent légè­re­ment selon les sujets en débat). Et lorsque les lignes rouges posées durant les négo­cia­tions ne sont pas fran­chies et que, simul­ta­né­ment, la pres­sion média­tique et popu­laire n’a pas atteint un seuil cri­tique, les com­pro­mis peuvent rapi­de­ment dégé­né­rer en compromissions.

À ces écueils s’en ajoute un autre, et non des moindres : il sem­ble­rait qu’au cours des der­nières années, une grande par­tie de cette gauche fic­tion­nelle ait ces­sé de « pen­ser l’Europe ». Au moins deux évè­ne­ments symp­to­ma­tiques de ce phé­no­mène tendent à don­ner du cré­dit à cette hypothèse.

L’élargissement « à recu­lons » contre lequel il n’était poli­ti­que­ment pas cor­rect de se dres­ser en 2004 peut en être une expli­ca­tion : il était poli­ti­que­ment impos­sible de fer­mer la porte à la dizaine de pays qui avait dû ingé­rer les mil­liers de pages de droit euro­péen pour accé­der à l’UE et s’y confor­mer au point que leur taux de trans­po­si­tion était glo­ba­le­ment supé­rieur à celui des « vieux » États membres. Mais, ces pays fai­saient peser un risque social pour « notre classe ouvrière » et le plom­bier polo­nais en fut l’allégorie. Entre­temps, le bud­get devant per­mettre d’amarrer en dou­ceur les anciens et nou­veaux États membres les uns aux autres avait été ver­rouillé par la gauche majo­ri­taire. Il n’était plus ques­tion de réa­li­ser l’effort finan­cier qui avait per­mis, vingt ans plus tôt, à la Grèce, à l’Espagne et au Por­tu­gal de rat­tra­per dans une cer­taine mesure les Neuf de l’époque. La pin­gre­rie euro­péenne son­nait déjà le glas d’une cer­taine forme de soli­da­ri­té. L’élargissement de l’UE impli­quait for­cé­ment l’élargissement des groupes poli­tiques, en par­ti­cu­lier au sein de la famille social-démo­crate, et donc, leur hété­ro­gé­néi­té, ce qui a pu nuire à leur cohé­rence interne et remettre en cause la vision qu’ils se fai­saient de l’Europe jusque-là.

Autre fait mar­quant qui ne fut pas sans inci­dence sur le rap­port de la gauche à l’Europe : les déchi­re­ments autour du pro­jet de Trai­té consti­tu­tion­nel en 2005, et pas uni­que­ment dans les pays où le texte fai­sait l’objet d’un réfé­ren­dum. Son rejet en France créa un réel malaise qui plon­gea une grande par­tie de la classe poli­tique dans l’effroi. Le trai­té de Lis­bonne qui entra fina­le­ment en vigueur reprend 90 à 95 % du texte mau­dit. Depuis, le mot d’ordre semble être : « ne plus faire de vague avec une grande réforme de l’UE », sur­tout s’il est ques­tion de la sou­mettre à l’approbation de la popu­la­tion. La leçon a été rete­nue au moment où le Trai­té bud­gé­taire euro­péen (ou TSCG) com­men­çait à faire par­ler de lui. Sa por­tée était essen­tiel­le­ment sym­bo­lique (consi­dé­rons seule­ment la puis­sance du terme de « trai­té » dans l’imaginaire de cha­cun!) puisqu’il met­tait en exergue quelques aspects de la nou­velle gou­ver­nance éco­no­mique euro­péenne, soit cinq règle­ments et une direc­tive qui avaient déjà été adop­tés. Mais, c’est jus­te­ment parce que ce trai­té sym­bo­li­sait l’austérité ambiante qu’il « cou­lait dans le marbre » et un trai­te­ment bru­tal de la démo­cra­tie (qui devait s’effacer devant les exi­gences dic­tées par la troï­ka) qu’il mobi­li­sa lar­ge­ment contre lui. Il n’était donc pas ques­tion qu’il soit sou­mis au ver­dict de la popu­la­tion, ce qui eût d’ailleurs retar­dé son entrée en vigueur. Et les par­tis socia­listes, même dans l’opposition, ne vou­laient prendre ni le risque de la sanc­tion démo­cra­tique ni le risque d’une ges­tion inefficace.

Faut-il alors faire son deuil de la gauche (laquelle peut être éten­due aux syn­di­cats qui ne se portent pas par­ti­cu­liè­re­ment bien non plus et peinent à exer­cer leur rôle de contre­pou­voir)? Et, par voie de consé­quence, faut-il se rési­gner à ce que n’advienne jamais une Europe signi­fi­ca­ti­ve­ment et concrè­te­ment plus soli­daire et durable ? Comme 70 % (dit-on, mais cette pro­por­tion varie selon les domaines) de l’activité légis­la­tive des par­le­ments natio­naux découle de la trans­po­si­tion de « lois » euro­péennes et que l’UE défi­nit les grandes orien­ta­tions de poli­tiques (bud­gé­taires, sociales, envi­ron­ne­men­tales…) des États membres, une trans­fi­gu­ra­tion à ce niveau de pou­voir est-elle une condi­tion préa­lable à ce que nos pays deviennent eux-mêmes plus sociaux ? Ou bien faut-il emprun­ter le che­min inverse puisque c’est à par­tir des États membres qu’est défi­nie la cou­leur poli­tique pré­do­mi­nante de la Com­mis­sion et du Conseil des ministres, sans même par­ler du Conseil euro­péen (qui donne les grandes impul­sions et pro­cède aux der­niers arbitrages).

Voi­là des ques­tions qui res­tent ouvertes et dépassent le cadre de cet article, mais une chose est cer­taine : l’Europe et la « gauche » ne se réfor­me­ront pas d’elles-mêmes. De même, il est assez peu vrai­sem­blable que les élus, se remettent eux-mêmes en ques­tion, la plu­part d’entre eux bai­gnant dans la sphère poli­tique depuis des lustres. Or, il importe que ceux-ci arrêtent de se voir comme des pro­duits jux­ta­po­sés dans les rayons des super­mar­chés et en concur­rence les uns avec les autres. Il faut en finir avec la mar­chan­di­sa­tion de la poli­tique, cette pra­tique qui anni­hile tout ce que la poli­tique a de plus noble lorsqu’elle nour­rit le débat d’idées, confronte les pro­jets de socié­té et sus­cite des alter­na­tives. À un moment, il fau­dra bien com­prendre que se lais­ser enfer­mer dans cette concur­rence est contre­pro­duc­tive et ne fait que ser­vir les inté­rêts de ceux qui ont tout à perdre d’un pro­fond chan­ge­ment des rap­ports sociaux et d’une réorien­ta­tion des poli­tiques éco­no­miques. De ce point de vue, l’initiative prise par l’ancien ministre grec des Finances, Yanis Varou­fa­kis, de lan­cer un mou­ve­ment qu’il veut « trans­par­ti », DIEM25 pour­rait être un élec­tro­choc sal­va­teur. Encore faut-il que ce mou­ve­ment ne se réduise pas à une pla­te­forme de pro­mo­tion des égos de quelques-uns au détri­ment de la construc­tion d’alliances et d’alternatives poli­tiques et qu’il trouve à s’enraciner dans les États membres par le biais de relais effi­caces qui réus­si­ront à ral­lu­mer la flamme chez ceux qui ne croient plus à la poli­tique ou au pro­jet européen.

Mais, il appar­tient éga­le­ment à la socié­té civile de se réap­pro­prier cette fameuse gauche, de lui redon­ner une consis­tance en se rap­pe­lant au bon sou­ve­nir des man­da­taires poli­tiques, pas seule­ment à l’occasion des cam­pagnes élec­to­rales, mais en tout temps, ce qui com­mence par l’exercice d’une veille de leurs acti­vi­tés. À cet égard, des sites comme votewatch.eu ou mepranking.eu donnent en quelques clics un aper­çu de l’activité et des votes des dif­fé­rents députés.

Des ONG comme Cor­po­rate Europe Obser­va­to­ry, en tra­quant les lob­bys et en dénon­çant les conflits d’intérêts, contri­buent à (re)discipliner les res­pon­sables poli­tiques. Au-delà, il s’agit éga­le­ment pour la socié­té civile de tra­vailler en amont et de faire le tri par­mi les cen­taines de docu­ments pro­duits chaque année par les ins­ti­tu­tions euro­péennes, afin de pou­voir influen­cer ceux qui sont les plus per­ti­nents et d’identifier les per­son­na­li­tés qui, au sein de ces ins­ti­tu­tions, jouent un rôle stra­té­gique.7

En défi­ni­tive, au-delà de l’avenir même de la gauche et de sa capa­ci­té à se dres­ser face à la pen­sée unique, se pose la ques­tion du futur de la construc­tion euro­péenne. Si la démo­cra­tie chré­tienne en fut le moteur et a lar­ge­ment façon­né l’Europe pen­dant des décen­nies, elle a lar­ge­ment contri­bué à la détri­co­ter en fai­sant siennes les idées néo­li­bé­rales et en pre­nant ses dis­tances avec l’esprit inté­gra­tion­niste qui l’avait long­temps ani­mée. En ver­tu du prin­cipe de la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale cen­sé être tou­jours logé au cœur de la gauche, celle-ci est la mieux à même de ren­ver­ser les ten­dances des­truc­trices pour l’Europe… à condi­tion qu’elle fasse le bilan cri­tique de ces vingt der­nières années et en tire des leçons adé­quates pour affron­ter les pro­blèmes sou­le­vés ci-des­sus, et ce de pré­fé­rence avant les échéances de 2019 (élec­tions euro­péennes et dési­gna­tion de la pro­chaine Commission).

  1. D’après la Com­mis­sion, le pro­gramme de tra­vail « mieux légi­fé­rer » adop­té en 2007 et visant à réduire de 25 % les charges admi­nis­tra­tives décou­lant de l’UE d’ici à 2012 devait conduire à une hausse de la crois­sance de 1,4 % par an à moyen terme.
  2. « Il est urgent de ren­ver­ser cette ten­dance et de prendre des mesures accé­lé­rées en faveur de poli­tiques sociales et éco­no­miques saines qui seront gage de crois­sance, de soli­da­ri­té et de créa­tion d’emplois et garan­ti­ront que les contri­buables ne doivent plus payer la fac­ture de paris finan­ciers incon­si­dé­rés ».
  3. Dont « Une socié­té post-crois­sance pour le XXIe siècle » publiée par la Fon­da­tion verte euro­péenne en avril 2016.
  4. Rosa H., Alié­na­tion et accé­lé­ra­tion. Vers une théo­rie cri­tique de la moder­ni­té tar­dive, La Décou­verte, 2014 p. 34 et p. 96 – 97.
  5. Ibid., p. 15.
  6. Der­ruine O., « Trai­té trans­at­lan­tique : 2016, l’année du tour­nant », La Revue nou­velle, 3/2016.
  7. O. Der­ruine, « Le lob­bying euro­péen pour les Nuls… et la gauche en par­ti­cu­lier », La Revue nou­velle, n° 6, 2013.

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen