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What’s left ? ou quand des coEUrs saignent
Dans l’Union européenne, la gauche n’a été majoritaire qu’entre 1995 et 2002 et elle a largement contribué à détricoter le projet européen en intégrant les idées de la droite dans les domaines sécuritaires et socioéconomiques. Plusieurs facteurs expliquent la transformation des partis de gauche, notamment leur attachement à la croissance et au modèle productiviste, et leur volonté de donner une image de partis responsables face à une mondialisation à laquelle ils n’ont pas pu apporter de réponse satisfaisante. Au Parlement européen, les votes traduisent une collusion entre la droite et une partie de la gauche, montrant le fossé abyssal entre les programmes et les pratiques. Plus fondamentalement, la majorité de la gauche a cessé de s’investir dans le projet européen. Quel sera le futur de la construction européenne ?
Depuis le traité de Rome qui jeta les bases de la construction européenne en 1957, les partis constituant ce qu’il est de coutume de nommer la « gauche » n’ont été majoritaires dans l’UE que pendant une courte période : entre 1995 et 2002. L’entrée dans cette période fut marquée par l’élargissement de l’Union aux pays scandinaves dont les gouvernements étaient ancrés dans la social-démocratie. La fin de cette période fut déclenchée par les attentats du 11 septembre, les gouvernements en place peinant à convaincre qu’ils apporteraient les bonnes réponses à une situation particulièrement instable et aux angoisses sécuritaires de la population. Depuis, la droite alla de succès électoraux en succès électoraux et consolida son emprise sur l’UE. À partir de 2013, son influence apparente, c’est-à-dire telle qu’elle ressort d’un examen de la composition des gouvernements nationaux, de la répartition des sièges entre eurodéputés et de la famille politique d’origine des commissaires européens, reflue au point que l’on observe une quasi-parité entre la gauche et la droite classique. Mais, une fois prises en compte la fraction eurosceptique ainsi que l’extrême droite, force est de constater que la droite élargie continue de peser davantage que la gauche.
Le graphique ci-dessus visualise un rapport de forces et, forcément, il le simplifie car gauche et droite ne sont pas des blocs homogènes, et les divergences qui les traversent semblent s’accroitre au sein de chaque État membre et parfois, de surcroit, entre eux.
En réalité, les partis sont en proie à une importante mutation qu’ils ne maitrisent souvent pas eux-mêmes, qu’ils gèrent au fur et à mesure des questions et défis nouveaux. Ce n’est qu’avec le recul qu’un regard objectif les amène à comprendre qu’ils ne sont plus ceux qu’ils étaient une génération plus tôt.
Ce serait chose normale s’il ne s’agissait que d’une modernisation dont l’objectif consisterait à mieux intégrer au projet collectif qu’ils portent les nouvelles questions sociétales, les aspirations changeantes de la population ou le contexte mondial évolutif.
Or la gauche et son émanation politique la plus robuste, les partis sociaux-démocrates, ont incorporé les idées de la droite dans le domaine de la sécurité et dans celui des politiques économiques, qui se marque par une forme relativement poussée de libéralisme économique. Celui-ci se caractérise par le retrait de l’État de la sphère économique à travers l’austérité (pudiquement appelée « discipline » budgétaire) et la dérèglementation présentée comme un « mieux légiférer » et un stimulant à la croissance1.
Ce n’est donc vraisemblablement pas un hasard si les figures de proue de ce double mouvement au niveau européen sont deux socialistes. Jeroen Dijsselbloem est ministre des Finances aux Pays-Bas. Il a pris en janvier 2013 la succession de Jean-Claude Juncker à la tête de l’Eurogroupe. Ce club informel des États membres qui partagent la monnaie unique fut l’organe politique qui chapeauta le programme de réformes et d’austérité dans les pays les plus touchés par la crise. Sa nomination ne se traduisit pas par une inflexion plus sociale des réformes en échange d’aides financières.
Frans Timmermans est, lui, vice-président de la commission Juncker. Son fer de lance est la lutte contre la règlementation jugée « obsolète ». L’une de ses grandes idées fut de soumettre à une analyse d’impact les amendements des eurodéputés ou des ministres modifiant significativement une proposition de la Commission. Il voulait ainsi éviter toute altération qui aurait risqué de pénaliser la croissance, la compétitivité ou les entreprises, même si l’amendement était motivé par des raisons liées à l’intérêt général. En d’autres termes, cet exercice aurait mis entre parenthèses le débat démocratique et l’aurait assujetti à un raisonnement technocratique. Le Conseil et le Parlement ont uni leurs forces pour rejeter cette exigence.
Bilan de la gauche majoritaire
Le moment où la gauche se retrouva en majorité dans l’UE coïncida avec l’ultime étape de mise en place de l’Union économique et monétaire. La création de l’euro et la capacité pour les États membres de rejoindre la monnaie unique nécessitèrent d’importants efforts d’assainissement budgétaire, réalisés par des gouvernements de centre droit. Certains en ont du reste payé la facture à l’occasion de scrutins (Portugal en 1995, Italie en 1996, France et au Royaume-Uni en 1997), même si d’autres causes de leur renversement ne doivent naturellement pas être exclues.
Au moment où le retournement politique s’opéra en sa faveur, la gauche fut confrontée au choix de poursuivre ce type de politique ou d’en corriger la direction. L’adoption du Pacte de stabilité et de croissance en 1997, qui servira de pilier à la zone euro, fournira l’occasion de consolider les politiques d’austérité.
À ce moment, dix leadeurs européens sur quinze émanaient de pays où la gauche participait à l’exercice du pouvoir, le plus souvent seule. Face à un Helmut Kohl qui quitta l’année suivante la chancellerie allemande, ils laissèrent filer l’occasion d’adjoindre au volet « stabilité » le volet « croissance ». La gauche n’aura ensuite de cesse de mendier un assouplissement du corset budgétaire européen en demandant que les investissements publics ne soient pas comptabilisés dans le calcul du déficit (la « règle d’or » ou « golden rule »). Les investissements publics sont, en effet, un moteur de l’activité économique et de l’emploi, et les pouvoirs publics investissent là où le privé renâcle à placer de l’argent en raison de risques jugés disproportionnés, de la taille des projets envisagés ou de leur nature d’intérêt général qui ne leur permet pas de capter la totalité des rendements générés.
Les conditions d’une austérité incessante sont enracinées dans le milieu des années 1990. Dans le prolongement des efforts budgétaires entrepris pour se qualifier afin de rejoindre l’UE, le Pacte de stabilité a fait passer la population de la contestation à la résignation, puis à l’acceptation : en dépit de critiques persistantes (provenant des syndicats et d’économistes jouissant d’une bonne réputation comme Paul De Grauwe, Nouriel Roubini, Martin Wolf, Paul Krugman, Joseph Stiglitz, Thomas Piketty et, plus récemment, de certains économistes du FMI ou de l’OCDE), bien peu remettent en cause le bienfondé de l’austérité. Et c’est encore plus vrai à la Commission européenne et à la Banque centrale européenne qui sont les principales institutions qui conduisent les politiques économiques en Europe.
Certes, il importe, notamment dans la perspective du vieillissement de la population, de contrôler les finances publiques, mais le pacte est un instrument trop rigide pour y parvenir dans de bonnes conditions.
La seconde faute fut d’élaborer et d’adopter en 1999 le Plan d’action sur les services financiers. « À l’époque, la toute grande majorité (voire l’unanimité) des décideurs politiques considérait que ce plan n’avait qu’une portée technique et qu’il galvaniserait la croissance et l’emploi en Europe. La Commission l’avait vendu aux ministres en affirmant que l’application des quarante-deux mesures du plan déboucherait sur une augmentation des investissements de 6 % et du PIB de 1,1 %. S’ensuivrait une progression de l’emploi (+0,5 %).» À l’époque, le commissaire en charge était… Frits Bolkestein, celui qui quelques années plus tard monopolisera l’attention des syndicats et des mouvements sociaux, et allait sceller le rejet du Traité constitutionnel européen à cause de la fameuse directive du même nom.
Parmi les mesures prévues, il était question d’actualiser des directives sur le droit des sociétés, sur l’information périodique et sur le transfert du siège social dans un autre État membre. En introduisant le concept de « juste valeur » dans la comptabilité des sociétés, la première modifierait la perception de l’entreprise en la ramenant à un ensemble d’actifs pouvant être liquidés (au sens de « vendus » sur les marchés) à tout instant. La seconde directive entérinerait l’approche de court terme en fournissant des « informations plus fréquentes et de meilleure qualité [qui] renforceront la confiance du marché et attireront les capitaux» ; la troisième, enfin, fournirait aux grandes entreprises de nouveaux moyens de se soustraire plus facilement à l’impôt et à prendre en otage les gouvernements.
Soyons de bon compte, cette période 1995 – 2001 fut aussi l’occasion d’un certain nombre d’avancées comme la création d’un chapitre Emploi dans le traité d’Amsterdam dont découleront des lignes directrices destinées à coordonner les États qui doivent considérer l’«emploi comme une question d’intérêt commun ». Des indicateurs sur la qualité de l’emploi furent établis grâce à la présidence belge de l’UE en 2001. Les Quinze adoptèrent également une Stratégie de développement durable. Certaines de ces initiatives furent balayées ou au moins reléguées à l’arrière-plan lorsque la droite revint au pouvoir. L’Agenda 2000 restera dans les esprits pour avoir préparé, sur le plan financier, l’élargissement de 2004 et une réforme de la politique agricole commune et des fonds structurels. Cette période fut vraisemblablement plus marquante au niveau national car elle se traduisit par la conclusion de pactes sociaux nationaux dans une série de pays, afin d’accompagner l’adoption de la monnaie unique et d’en minimiser les effets sociaux. Ces pactes voleront en éclats ou seront amendés avec le retour de la droite.
Une philosophie managériale
Plusieurs facteurs expliquent cette transformation des partis de gauche. L’un d’entre eux tient à leur addiction à la croissance et à leur attachement au modèle productiviste. Les socialistes considèrent que la croissance est l’indispensable levier pour résorber le chômage, le déficit et doper les investissements. Ainsi peut-on lire sur la page « Mission, philosophie et valeurs » du site du groupe socialiste, « Nos eurodéputés se battent pour la justice sociale, l’emploi et la croissance, les droits des consommateurs, le développement durable, la réforme des marchés financiers et le respect des droits de l’homme, afin de créer une Europe plus forte et plus démocratique et d’assurer à tous un avenir meilleur ». L’addiction à la croissance persiste alors que de plus en plus d’études démontrent que la croissance n’a pas enrayé les inégalités et que, puisqu’elle repose sur la consommation de combustibles fossiles, elle est difficilement conciliable avec la préservation de l’environnement. Mais cette croyance relève peut-être de la dissonance cognitive parce que faire face à la réalité nécessiterait de remettre en cause le modèle productiviste.
Si la gauche radicale incarnée par le groupe de la GUE/NGL avait encore un penchant pro-croissance en 2011 dans sa présentation (« Qui sommes-nous, que défendons-nous, que faisons-nous2 ? »), celui-ci n’est plus apparent dans l’actualisation de ce document réalisée trois ans plus tard.
Enfin, les écologistes rappellent régulièrement leur antiproductivisme. Derrière le vocable « transition écologique de l’économie », ils oscillent entre décroissance et post-croissance au sujet de laquelle ils font régulièrement réaliser des études3.
Dans la foulée, la gauche politique traditionnelle s’est laissée gagner par le souci de l’efficacité qui, dans la théorie économique, se traduit par une allocation optimale des ressources. Autrement dit, tolérance zéro pour ce qui est perçu comme des gaspillages, des « flottements » dans l’économie. Elle a développé un complexe du management : le critère d’efficacité issu du libéralisme est tellement ancré dans notre société de la performance dans tous les domaines (y compris dans la sphère privée) que la gauche a voulu le reprendre à son compte. C’était, selon elle, un passage obligé pour assoir sa crédibilité dans l’opinion publique. Et cela ne lui demanda pas tant d’efforts puisqu’il existe un lien de parenté, sinon de filiation, entre l’efficacité et le productivisme que la gauche traditionnelle chérit.
Rien d’étonnant alors à ce que, au fur et à mesure que la crise prenait de l’ampleur et que les finances publiques sombraient à chaque fois qu’il fallait renflouer une institution financière, les rares gouvernements de gauche en fonction et même les partis en opposition — mais qui voulaient arborer l’image de leadeurs responsables et crédibles — aient fait allégeance aux agences de notation qui consacrent ce principe. Or, l’histoire a montré à quel point le moteur de ces agences n’était pas la rationalité ou l’intérêt général, mais le lucre.
C’est ainsi que, progressivement, la gauche s’est débarrassée de ses utopies jugées ringardes ou encombrantes pour mettre en avant ses compétences managériales qui lui permettaient d’avancer ses politiques à l’aune du critère d’efficacité strictement économique. Comme si elle partait de l’apriori qu’il était impossible de s’employer efficacement à faire advenir ses utopies…
Et, partant, leurs politiques ressemblent désormais à celles des autres partis, que ce soit d’ailleurs aux niveaux national (pensons à la gestion de la crise des réfugiés, à la manière de traiter les chômeurs ou d’assainir les finances publiques) ou européen.
Malheureusement, ce type de politiques mises en place par ou avec la complicité de partis de gauche peut pousser leurs électeurs vers des partis de droite extrême comme l’avait démontré une étude réalisée en 2006 à la demande de la Commission européenne par un consortium de sept universités de pays différents. Elle montrait que l’insécurité croissante sur le marché du travail consécutive à la prolifération de contrats atypiques, la mise en concurrence des travailleurs, le risque de déclassement et la mise en œuvre de réformes structurelles, dans un contexte de chômage élevé et d’inégalités en hausse, contribuaient au repli sur soi. Cette attitude était propice à susciter l’adéquation avec les partis d’extrême droite.
Mondialisation et désyndicalisation
Comme chacun le sait, la mondialisation s’est accompagnée d’une désindustrialisation croissante de l’Europe et d’une mutation de l’économie qui se traduisit par l’essor du secteur des services lequel reprit à son compte un certain nombre d’emplois autrefois réalisés au sein même des industries (comptabilité, entretien…).
La mondialisation a porté un coup à la gauche parce que celle-ci a failli à offrir des réponses satisfaisantes à ces phénomènes qui produisent de l’insécurité et des inégalités sociales. On a encore en mémoire la réplique de Lionel Jospin, à l’époque candidat à la présidentielle française, à un journaliste qui l’interrogeait sur les capacités d’action des autorités publiques pour freiner les restructurations et, en particulier, les licenciements boursiers : « L’État ne peut pas tout ». Cette réponse qui reconnaissait une certaine impuissance des décideurs déstabilisa beaucoup de militants et sympathisants. Et plutôt que de prôner le retour à une certaine forme de protectionnisme ou, du moins, à une moindre naïveté dans la conduite des politiques commerciales (alors que les autres puissances économiques ne rechignent pas à promouvoir leurs intérêts et ceux de leurs champions), la gauche s’en abstint au motif que « cela ne ferait pas sérieux » et continua à participer aux décisions visant l’ouverture des marchés, dont les dernières en date ont trait aux traités transatlantiques avec, d’une part, les États-Unis et, d’autre part, le Canada (sans même parler de l’éventuelle reconnaissance du statut d’économie de marché à la Chine).
La mondialisation a affaibli les syndicats, lesquels servaient régulièrement d’aiguillon ou de repères pour les partis de gauche.
Si le taux de syndicalisation dans les pays d’Europe occidentale était relativement stable (autour de 50 % jusqu’à la fin des années 1980), le déclin sera lent, mais constant, à l’exception d’une furtive poussée entre 1990 et 1993, principalement dans les pays scandinaves (en réaction à l’implosion du bloc soviétique) ainsi qu’en Espagne.
Cette tendance lourde ne s’est pas estompée lorsque la gauche fut majoritaire en Europe dans la deuxième moitié des années 1990. Selon une étude du FMI, il faudrait y voir l’une des causes de l’augmentation des inégalités. Si la baisse de l’affiliation syndicale se répercute sur les salaires perçus par les travailleurs à bas et moyens revenus, elle a aussi pour conséquence d’accroitre la part des revenus qui revient aux cadres et chefs d’entreprise ainsi qu’aux actionnaires. Il en est ainsi parce que des syndicats moins forts réduisent l’influence des travailleurs dans la prise de décision au sein de l’entreprise, y compris les décisions liées aux rémunérations des manageurs.
Le Bureau international du travail pousse l’analyse plus loin et met en garde contre une érosion de la classe moyenne : « La structure changeante des emplois et fonctions, la croissance des formes atypiques d’emploi et de contrats ainsi que la modération salariale semblent être les facteurs derrière ce phénomène que l’on observait déjà dans beaucoup de pays européens avant la crise. Celle-ci n’a fait qu’amplifié le phénomène en rendant endémique le chômage des jeunes, en entrainant une baisse des salaires réels (c’est-à-dire une fois que l’on tient compte de l’augmentation générale des prix), en démantelant les institutions du dialogue social et en réduisant l’emploi et les salaires dans la fonction publique. Des professions comme celles d’enseignant ou de médecin ne garantissent désormais plus systématiquement l’appartenance à la classe moyenne. » Bien entendu, ces éléments sont plus ou moins présents, voire complètement absents en fonction des pays.
Ainsi, la dynamique qui touche aux relations directes entre travailleurs et employeurs fut amplifiée par la perte d’influence des syndicats au sein des partis, même s’ils font toujours valoir 40 millions de membres cotisants (soit beaucoup plus que le nombre cumulé des militants des partis politiques).
Leurs relais politiques d’autrefois ont désormais pris leurs distances et ont choisi de nouveaux alliés : les marchés financiers et les (grandes) entreprises.
Dans un tel climat hostile aux syndicats et dans une société où l’individualisme a renvoyé à l’arrière-plan une certaine conception de la solidarité et du collectif, la croissance des inégalités bride davantage la capacité des partis de gauche (qui le souhaiteraient encore) à faire en sorte que la politique domestique à nouveau l’économie.
En effet, « l’organisation du processus de formation de l’opinion est plus longue si les groupes sociaux deviennent plus hétérogènes et dynamiques, et si les conditions du milieu se modifient rapidement […] Ainsi, les mêmes processus qui accélèrent les changements sociaux, culturels et économiques [et qui sont une conséquence logique d’un système de marché capitaliste concurrentiel] ralentissent la formation de la volonté et la prise de décision démocratiques, ce qui mène à une nette désynchronisation entre la politique, d’une part, et la vie et l’évolution socioéconomiques, d’autre part. Aujourd’hui, la politique n’est donc plus perçue comme la force donnant le rythme du changement social et de l’évolution sociale. Bien au contraire, la politique “progressiste” — si le terme garde encore le moindre sens en 2010 — est aujourd’hui caractérisée par la volonté politique de ralentir les transactions et développements technologiques et économiques afin d’établir ou de conserver un peu de contrôle politique sur la direction et le rythme de la société (par exemple à travers des instruments comme la taxe Tobin4)». Renouer, pour la gauche, avec une telle aspiration progressiste serait de nature à éviter l’anomie de notre société que le sociologue « Durkheim définit comme la conséquence probable de changements sociaux se produisant trop rapidement pour que de nouvelles formes de moralité et de solidarité se développent5 ».
Malheureusement, certains partis de gauche ont foi dans le progrès technologique pour rallumer la flamme de la croissance. Or l’amélioration des conditions de vie par le biais du progrès technologique est une illusion. Si c’était le cas, alors ces partis plaideraient pour une réduction du temps de travail conformément à la prémonition de Keynes qui écrivait en 1930 que grâce au progrès technique et aux gains de productivité qu’ils amenaient, « trois heures de travail chaque jour par roulement ou une semaine de quinze heures […] font une ration suffisante pour assouvir le vieil Adam chez la plupart d’entre nous ».
Le progrès technologique comme moteur de croissance est d’ailleurs l’une des raisons qui motivent l’application de la règle d’or pour les investissements publics dans le Pacte de stabilité et de croissance. Pourtant, les progrès réalisés depuis les années 1970 n’ont pas enrayé la baisse tendancielle de la croissance. La gauche se fourvoierait-elle ici aussi dans une impasse ?
La grande coalition plutôt que le grand soir
Un examen des votes au Parlement européen montre bien cette collusion entre la droite et un large fragment de la gauche qui se marque par une convergence des votes.
L’ONG indépendante Votewatch répertorie systématiquement les votes (sur des amendements, sur des textes législatifs ou rapports d’initiative) et en propose des analyses. De ses données, il ressort que les eurodéputés S&D (famille socialiste) votent très fréquemment comme leurs collègues libéraux (ALDE). La relation est à ce point forte qu’on peut s’interroger sur ce qui différencie encore ces deux groupes. Ensuite, le S&D s’allie avec les conservateurs du PPE. Vient seulement en troisième position le groupe des Verts, des alliés pourtant « naturels » et plus loin encore, la gauche radicale (GUE). Les écarts avec ces deux dernières composantes de la « gauche européenne » se creusent encore si l’examen des votes se limite à ceux qui sont exprimés dans la puissante commission des Affaires économiques et monétaires.
Cela fait dire à certains observateurs de la vie politique européenne que les socialistes, libéraux et chrétiens démocrates constituent de facto une « Grande Coalition » qui est en situation d’imposer tout ce qu’elle veut, dans les limites du règlement d’ordre intérieur, lequel est parfois interprété de manière souveraine et contestable par le président (socialiste) Schulz.
Contrairement aux socialistes qui cherchent à forger des majorités avec les libéraux et les conservateurs, les Verts votent très régulièrement avec les socialistes et la gauche radicale. Cependant, la proximité n’est pas la même que celle entre les socialistes et les libéraux et conservateurs. Dans le cas des écologistes, et lorsqu’on ne considère que les votes économiques, ils sont moins en phase avec les autres membres de la gauche et ils se distancient encore davantage des autres partis, ce qui traduit une plus grande particularité de leurs votes, une plus grande autonomie aussi.
Quant à la gauche radicale, leur allié est incontestablement les Verts. La confiance au sein de l’hémicycle avec les socialistes est rompue. Cela s’observe en particulier dans la commission économique où ils sont plus proches des eurosceptiques du UKIP de Nigel Farage et du Mouvement Cinq Étoiles de Beppe Grillo et du nouveau groupe d’extrême droite, conduit par les proches de Marine Le Pen.
Quelques votes illustrant l’éclatement de la gauche
Le premier vote qui porta sur la substance du programme politique européen fut celui de l’approbation de l’équipe constituée par le nouveau président de la Commission, Jean-Claude Juncker. Le vote fit suite à la série d’examens oraux de chacun des « commissaires désignés » lors desquels ceux-ci furent mis sur le gril quant à leur connaissance des dossiers qui leur étaient attribués, mais aussi à leur carrière passée, en ce compris d’éventuels démêlés avec la justice ou conflits d’intérêts, et à leurs objectifs politiques. Pour les Verts et la gauche radicale qui n’ont pas eu l’occasion d’envoyer un des leurs siéger dans l’exécutif, qui ne font pas confiance à l’équipe et ne partagent pas les grandes lignes de la feuille de route politique, il n’était pas question de soutenir la Commission. Les socialistes pouvaient, eux, difficilement désavouer un Collège avec cinq commissaires issus de leurs rangs, d’autant plus que l’homme fort de cette équipe était Frans Timmermans qui, en raison de ses compétences transversales (« mieux légiférer »), était omniprésent et pouvait marquer de son empreinte n’importe quelle politique.
L’accord interinstitutionnel (AII) désigne un acte à priori technique contenant des arrangements afin d’organiser les travaux entre le Parlement européen, le Conseil et la Commission. Bref, une sorte de grand règlement d’ordre intérieur pour les colocataires de la maison Europe. L’AII est la pièce maitresse du paquet « mieux légiférer » par laquelle la Commission chercha à mieux contrôler le calendrier et le contenu des propositions discutées par les deux colégislateurs. Les ministres et eurodéputés rejetèrent le rôle étriqué auquel ils auraient été cantonnés et qui aurait restreint le débat démocratique.
Le texte finalement adopté et qui remplace les accords de 2003 et 2005 ne contient pas les dispositions les plus contraignantes (comme la nécessité pour les législateurs de réaliser une analyse d’impact de leurs amendements), mais fut néanmoins considéré inacceptable par les Verts et la gauche radicale. Ceux-ci estiment que l’accord constitue une entrave aux règlementations, conduit à une forme de bureaucratisation plus poussée et problématique de l’UE en déresponsabilisant politiquement les institutions et contient de nouvelles possibilités pour les lobbys d’exercer leur activité au détriment de l’intérêt général.
Le rapport sur la gouvernance du marché intérieur est un exercice annuel auquel les eurodéputés se prêtent afin d’évaluer le fonctionnement du marché intérieur. Il s’agit généralement d’un texte consensuel même si la gauche radicale vote généralement contre parce que, par nature, elle est opposée à l’idée même de marché intérieur. Les Verts avaient voté en faveur de l’édition 2015 parce qu’il faisait référence aux marchés publics verts, à une économie sociale et durable de marché, l’importance de mener une politique industrielle autour de secteurs stratégiques, la protection des consommateurs vulnérables et l’importance de la coordination fiscale, même si la tonalité pro-croissance ou l’optimisme excessif leur déplaisaient. Par contre, l’année suivante, ils votèrent contre car l’aspect de la coordination fiscale était moins présent ou que la proposition d’intégrer des indicateurs liés à l’utilisation des ressources pour mieux suivre la mise en œuvre du paquet « économie circulaire » fut rejetée, de même que la nécessité de clarifier les conditions fiscales et sociales applicables dans l’économie collaborative ou encore le fait que le dieselgate devrait inciter à revoir certaines procédures. Enfin, un paragraphe fut introduit par le PPE en faveur de la « dérèglementation » afin de rendre efficace la gouvernance du marché unique.
Le traité transatlantique est l’un des dossiers les plus polémiques et aussi les plus mobilisateurs parmi la société civile. Depuis l’ouverture des négociations au milieu de l’année 2013, cette question s’est immiscée dans les débats si bien que la routine n’est pas de mise pour la Commission qui dirige les discussions pour le compte des Européens. Le sujet a donné lieu à des échanges à ce point vifs dans le débat public de certains pays que certains partis — ou certains de leurs élus en leur nom personnel — ont été contraints à revoir leur position. Au sein de l’hémicycle européen, le large soutien en faveur d’un marché transatlantique (526 pour, 94 contre, 7 abstentions) s’est affaibli si bien que les eurodéputés « étaient en juin 2015, au moment d’arrêter les lignes directrices des négociations et les lignes rouges qui serviront à leur évaluation le moment venu, plus critiques même si la majorité restait acquise au TTIP (436 pour, 241 contre, 32 abstentions)6 ». Si la délégation socialiste a majoritairement soutenu la dernière résolution, plus d’un tiers n’a pu se rallier derrière le rapporteur Bernd Lange issu de ses propres rangs. Les dissidents étaient constitués des délégations française (dans sa totalité alors que leurs collègues membres du gouvernement français continuent à soutenir le TTIP!), belge, autrichienne, britannique, néerlandaise et de quelques autres membres. Ce dossier illustre que, à certaines occasions, les votes peuvent s’exprimer selon des lignes nationales plutôt que selon un clivage partisan.
La stratégie européenne pour la sécurité énergétique est aussi fondamentale pour l’économie puisque, sans énergie, nulle production n’est possible. À nouveau, les Verts et la gauche radicale n’ont pas soutenu le texte au motif que la stratégie envisagée laissait trop de pouvoir aux intérêts privés, ne donnait aucune piste sérieuse pour combattre la pauvreté énergétique et faisait de l’énergie nucléaire un de ses éléments essentiels. De surcroit, la gauche radicale considère que trop de pouvoirs sont donnés à la Commission au détriment des gouvernements qui perdent en liberté.
Conclusion
La gauche politique européenne comme on la désigne généralement est une fiction. Cela s’explique notamment par l’hétérogénéité des partis qui composent les grandes familles (socialiste, écologiste, radicale) se réclamant de cet hémisphère politique et par la conception que chacune se fait de son rapport au pouvoir. Les relations qu’elles entretiennent avec ce dernier dépendent à leur tour de leur importance relative en termes d’occupation de sièges dans les différents lieux de pouvoir européen et sont influencées par des représentations culturelles nationales et par la distance dans le temps qui sépare ces partis de l’exercice même du pouvoir. Pris ensemble, tous ces facteurs rendent compte des différences parfois abyssales entre les slogans programmatiques et les pratiques, moment décisif pour la formation des rapports de force (lesquels fluctuent légèrement selon les sujets en débat). Et lorsque les lignes rouges posées durant les négociations ne sont pas franchies et que, simultanément, la pression médiatique et populaire n’a pas atteint un seuil critique, les compromis peuvent rapidement dégénérer en compromissions.
À ces écueils s’en ajoute un autre, et non des moindres : il semblerait qu’au cours des dernières années, une grande partie de cette gauche fictionnelle ait cessé de « penser l’Europe ». Au moins deux évènements symptomatiques de ce phénomène tendent à donner du crédit à cette hypothèse.
L’élargissement « à reculons » contre lequel il n’était politiquement pas correct de se dresser en 2004 peut en être une explication : il était politiquement impossible de fermer la porte à la dizaine de pays qui avait dû ingérer les milliers de pages de droit européen pour accéder à l’UE et s’y conformer au point que leur taux de transposition était globalement supérieur à celui des « vieux » États membres. Mais, ces pays faisaient peser un risque social pour « notre classe ouvrière » et le plombier polonais en fut l’allégorie. Entretemps, le budget devant permettre d’amarrer en douceur les anciens et nouveaux États membres les uns aux autres avait été verrouillé par la gauche majoritaire. Il n’était plus question de réaliser l’effort financier qui avait permis, vingt ans plus tôt, à la Grèce, à l’Espagne et au Portugal de rattraper dans une certaine mesure les Neuf de l’époque. La pingrerie européenne sonnait déjà le glas d’une certaine forme de solidarité. L’élargissement de l’UE impliquait forcément l’élargissement des groupes politiques, en particulier au sein de la famille social-démocrate, et donc, leur hétérogénéité, ce qui a pu nuire à leur cohérence interne et remettre en cause la vision qu’ils se faisaient de l’Europe jusque-là.
Autre fait marquant qui ne fut pas sans incidence sur le rapport de la gauche à l’Europe : les déchirements autour du projet de Traité constitutionnel en 2005, et pas uniquement dans les pays où le texte faisait l’objet d’un référendum. Son rejet en France créa un réel malaise qui plongea une grande partie de la classe politique dans l’effroi. Le traité de Lisbonne qui entra finalement en vigueur reprend 90 à 95 % du texte maudit. Depuis, le mot d’ordre semble être : « ne plus faire de vague avec une grande réforme de l’UE », surtout s’il est question de la soumettre à l’approbation de la population. La leçon a été retenue au moment où le Traité budgétaire européen (ou TSCG) commençait à faire parler de lui. Sa portée était essentiellement symbolique (considérons seulement la puissance du terme de « traité » dans l’imaginaire de chacun!) puisqu’il mettait en exergue quelques aspects de la nouvelle gouvernance économique européenne, soit cinq règlements et une directive qui avaient déjà été adoptés. Mais, c’est justement parce que ce traité symbolisait l’austérité ambiante qu’il « coulait dans le marbre » et un traitement brutal de la démocratie (qui devait s’effacer devant les exigences dictées par la troïka) qu’il mobilisa largement contre lui. Il n’était donc pas question qu’il soit soumis au verdict de la population, ce qui eût d’ailleurs retardé son entrée en vigueur. Et les partis socialistes, même dans l’opposition, ne voulaient prendre ni le risque de la sanction démocratique ni le risque d’une gestion inefficace.
Faut-il alors faire son deuil de la gauche (laquelle peut être étendue aux syndicats qui ne se portent pas particulièrement bien non plus et peinent à exercer leur rôle de contrepouvoir)? Et, par voie de conséquence, faut-il se résigner à ce que n’advienne jamais une Europe significativement et concrètement plus solidaire et durable ? Comme 70 % (dit-on, mais cette proportion varie selon les domaines) de l’activité législative des parlements nationaux découle de la transposition de « lois » européennes et que l’UE définit les grandes orientations de politiques (budgétaires, sociales, environnementales…) des États membres, une transfiguration à ce niveau de pouvoir est-elle une condition préalable à ce que nos pays deviennent eux-mêmes plus sociaux ? Ou bien faut-il emprunter le chemin inverse puisque c’est à partir des États membres qu’est définie la couleur politique prédominante de la Commission et du Conseil des ministres, sans même parler du Conseil européen (qui donne les grandes impulsions et procède aux derniers arbitrages).
Voilà des questions qui restent ouvertes et dépassent le cadre de cet article, mais une chose est certaine : l’Europe et la « gauche » ne se réformeront pas d’elles-mêmes. De même, il est assez peu vraisemblable que les élus, se remettent eux-mêmes en question, la plupart d’entre eux baignant dans la sphère politique depuis des lustres. Or, il importe que ceux-ci arrêtent de se voir comme des produits juxtaposés dans les rayons des supermarchés et en concurrence les uns avec les autres. Il faut en finir avec la marchandisation de la politique, cette pratique qui annihile tout ce que la politique a de plus noble lorsqu’elle nourrit le débat d’idées, confronte les projets de société et suscite des alternatives. À un moment, il faudra bien comprendre que se laisser enfermer dans cette concurrence est contreproductive et ne fait que servir les intérêts de ceux qui ont tout à perdre d’un profond changement des rapports sociaux et d’une réorientation des politiques économiques. De ce point de vue, l’initiative prise par l’ancien ministre grec des Finances, Yanis Varoufakis, de lancer un mouvement qu’il veut « transparti », DIEM25 pourrait être un électrochoc salvateur. Encore faut-il que ce mouvement ne se réduise pas à une plateforme de promotion des égos de quelques-uns au détriment de la construction d’alliances et d’alternatives politiques et qu’il trouve à s’enraciner dans les États membres par le biais de relais efficaces qui réussiront à rallumer la flamme chez ceux qui ne croient plus à la politique ou au projet européen.
Mais, il appartient également à la société civile de se réapproprier cette fameuse gauche, de lui redonner une consistance en se rappelant au bon souvenir des mandataires politiques, pas seulement à l’occasion des campagnes électorales, mais en tout temps, ce qui commence par l’exercice d’une veille de leurs activités. À cet égard, des sites comme votewatch.eu ou mepranking.eu donnent en quelques clics un aperçu de l’activité et des votes des différents députés.
Des ONG comme Corporate Europe Observatory, en traquant les lobbys et en dénonçant les conflits d’intérêts, contribuent à (re)discipliner les responsables politiques. Au-delà, il s’agit également pour la société civile de travailler en amont et de faire le tri parmi les centaines de documents produits chaque année par les institutions européennes, afin de pouvoir influencer ceux qui sont les plus pertinents et d’identifier les personnalités qui, au sein de ces institutions, jouent un rôle stratégique.7
En définitive, au-delà de l’avenir même de la gauche et de sa capacité à se dresser face à la pensée unique, se pose la question du futur de la construction européenne. Si la démocratie chrétienne en fut le moteur et a largement façonné l’Europe pendant des décennies, elle a largement contribué à la détricoter en faisant siennes les idées néolibérales et en prenant ses distances avec l’esprit intégrationniste qui l’avait longtemps animée. En vertu du principe de la solidarité internationale censé être toujours logé au cœur de la gauche, celle-ci est la mieux à même de renverser les tendances destructrices pour l’Europe… à condition qu’elle fasse le bilan critique de ces vingt dernières années et en tire des leçons adéquates pour affronter les problèmes soulevés ci-dessus, et ce de préférence avant les échéances de 2019 (élections européennes et désignation de la prochaine Commission).
- D’après la Commission, le programme de travail « mieux légiférer » adopté en 2007 et visant à réduire de 25 % les charges administratives découlant de l’UE d’ici à 2012 devait conduire à une hausse de la croissance de 1,4 % par an à moyen terme.
- « Il est urgent de renverser cette tendance et de prendre des mesures accélérées en faveur de politiques sociales et économiques saines qui seront gage de croissance, de solidarité et de création d’emplois et garantiront que les contribuables ne doivent plus payer la facture de paris financiers inconsidérés ».
- Dont « Une société post-croissance pour le XXIe siècle » publiée par la Fondation verte européenne en avril 2016.
- Rosa H., Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, 2014 p. 34 et p. 96 – 97.
- Ibid., p. 15.
- Derruine O., « Traité transatlantique : 2016, l’année du tournant », La Revue nouvelle, 3/2016.
- O. Derruine, « Le lobbying européen pour les Nuls… et la gauche en particulier », La Revue nouvelle, n° 6, 2013.