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Waterloo, l’ultime bataille, d’Hugues Lanneau

Numéro 8 Août 2014 par Éric Bousmar

août 2014

La mémoire de la bataille de Water­loo est un phé­no­mène com­plexe et pas­sion­nant. On l’entretient pour des rai­sons sen­ti­men­tales, poli­tiques, idéo­lo­giques ou tou­ris­tiques. C’est la mémoire du cru, ancrée dans le ter­roir des com­munes du champ de bataille ; c’est une mémoire fran­çaise, liée au sou­ve­nir de Napo­léon ; c’est une mémoire bri­tan­nique, néer­lan­daise et alle­mande ; c’est […]

La mémoire de la bataille de Water­loo est un phé­no­mène com­plexe et pas­sion­nant. On l’entretient pour des rai­sons sen­ti­men­tales, poli­tiques, idéo­lo­giques ou tou­ris­tiques. C’est la mémoire du cru, ancrée dans le ter­roir des com­munes du champ de bataille ; c’est une mémoire fran­çaise, liée au sou­ve­nir de Napo­léon ; c’est une mémoire bri­tan­nique, néer­lan­daise et alle­mande ; c’est aus­si une mémoire euro­péenne. Le sens don­né à l’évènement varie au fil du temps, en fonc­tion des ana­lyses, des époques et des points de vue. Le réa­li­sa­teur Hugues Lan­neau vient d’y consa­crer un long-métrage qui devrait faire date1. Sor­ti en salles fin mai et début juin 2014, ce film est en effet pour­vu de grandes qua­li­tés for­melles et nar­ra­tives, à la fois du point de vue du spec­ta­teur et de celui de l’historien.

Il faut d’abord sou­li­gner le choix assu­mé d’une optique docu­men­ta­riste. Ce n’est pas un film en cos­tumes sur la bataille. Au contraire. Des acteurs sont tou­te­fois pré­sents. Ils inter­viennent selon deux dis­po­si­tifs dis­tincts, cor­res­pon­dant à deux registres du récit. D’une part, deux comé­diens inter­prètent les per­son­nages de Napo­léon et Wel­ling­ton, pla­cés de part et d’autre d’un dia­po­ra­ma du champ de bataille, comme des allé­go­ries d’eux-mêmes, dans une situa­tion que le spec­ta­teur recon­nait d’emblée comme pure­ment ima­gi­naire. L’originalité — et la réus­site — du film tient dans la com­bi­nai­son de cette vision ultra-clas­sique du champ de bataille avec un second fil nar­ra­tif, axé sur le vécu de cinq sol­dats, aux­quels le spec­ta­teur peut s’identifier et dont plu­sieurs vont mou­rir. On suit le des­tin de ces sol­dats dans une fic­tio­na­li­sa­tion, en paral­lèle au récit géné­ral de la bataille et de ses pré­pa­ra­tifs : un Anglais de Liver­pool, repris de jus­tice, un Belge ser­vant dans la bri­gade du géné­ral Bij­landt, de la nou­velle armée du royaume « hol­lan­do-belge » des Pays-Bas, un autre Belge, dans les rangs du 8e de ligne, fervent bona­par­tiste, qui mour­ra après une ampu­ta­tion de la jambe, un Fran­çais du même régi­ment, mobi­li­sé par tirage au sort, qui ren­tre­ra chez lui et sera médaillé de Sainte-Hélène (iro­nie du sort, qu’aura rele­vé le spec­ta­teur atten­tif : ce médaillé sur­vi­vant était le moins moti­vé des trois sol­dats sous uni­forme fran­çais), un Fran­çais encore, gre­na­dier de la Vieille Garde, qui meurt au com­bat. Ces séquences ont été tour­nées avec l’aide de groupes de reconstituteurs.

Le réa­li­sa­teur com­bine ces moments avec des images reprises à quelques films plus anciens (offrant une valeur ajou­tée pour les ciné­philes2, même si ces extraits ne sont iden­ti­fiés qu’au géné­rique final), et sur­tout avec des scènes tour­nées lors de la recons­ti­tu­tion publique de juin 2010, sans qu’il soit dès lors besoin d’images de syn­thèse pour les plans larges de la bataille. Enfin, plus clas­si­que­ment, appa­raissent à l’écran des gra­vures, des por­traits et des cartes, ain­si que des his­to­riens fil­més tan­tôt sur fond noir, tan­tôt sur le ter­rain actuel. Les inter­ven­tions de ceux-ci ne sont pas oiseuses ; elles donnent du rythme à la nar­ra­tion et par­fois intro­duisent un rebondissement.

Un regard collectif

En effet, la dyna­mique du film repose aus­si sur un panel d’historiens. Celui-ci fonc­tionne comme le garant du regard scien­ti­fique, du regard expert : ils sont plu­sieurs et leur pré­sence n’est pas arti­fi­cielle ou contrainte, comme c’est par­fois le cas dans d’autres pro­duc­tions. Ils parlent d’ailleurs dans leur langue, avec sous-titre fran­çais le cas échéant : Kees Schul­ten, un Néer­lan­dais à l’accent très hol­lan­dais, Alan For­rest et Peter Hof­schroër, deux Bri­tan­niques, Thier­ry Lentz, direc­teur de la fon­da­tion Napo­léon, si Fran­çais par sa dic­tion, Jean-Michel Ster­ken­dries (École royale mili­taire) et Phi­lippe Rax­hon (uni­ver­si­té de Liège) si Belges. Cet excellent choix per­met d’entendre autre chose que du fran­çais et rap­pelle inci­dem­ment, si besoin était, que l’évènement dont il est ques­tion était mul­ti­po­laire et euro­péen. Le dis­po­si­tif adop­té par le réa­li­sa­teur est aus­si un rap­pel utile que l’histoire — enten­dez : la connais­sance his­to­rique — n’est pas pro­duite par un his­to­rien, mais tou­jours par un groupe d’historiens : com­plé­men­ta­ri­té des regards, dis­cus­sion entre pairs, selon une métho­do­lo­gie et des règles de l’art qui sup­posent l’examen cri­tique des docu­ments et témoi­gnages, la recon­tex­tua­li­sa­tion, la com­pa­rai­son, et donc de la bou­teille, du métier. Le dis­cours col­lec­tif des his­to­riens ne s’improvise pas et ne consiste pas à répé­ter ce que l’on sait ; il vise à inter­ro­ger et à pro­blé­ma­ti­ser. Et de fait, les inter­ven­tions des experts dans le film d’Hugues Lan­neau ne se bornent pas à com­men­ter ; ils livrent aus­si des inter­ro­ga­tions et des inter­pré­ta­tions qui renou­vèlent l’acquis.

Mais ils ne sont pas seuls. Sur le même pied que les his­to­riens appa­raissent à l’écran trois re-enac­tors ou recons­ti­tu­teurs qui, eux aus­si, livrent un avis. Celui-ci n’est pas fon­dé sur un tra­vail aca­dé­mique de pre­mière main, mais sur une longue pra­tique de la recons­ti­tu­tion en cos­tumes et en armes. Quelques expli­ca­tions tech­niques sont don­nées, sans excès tou­te­fois, au sujet des réa­li­tés rejouées : la por­tée des fusils et l’effet com­pa­ré des bou­lets et de la mitraille, mais rien sur le drill pour char­ger l’arme en douze temps, ni sur la tac­tique du déploie­ment en ligne, en colonne ou en tirailleurs. Tout est affaire de dosage. Avec ces inter­views en civil, les images prises sur le vif lors de la recons­ti­tu­tion de 2010 et les scènes tour­nées spé­ci­fi­que­ment à la demande du réa­li­sa­teur, le film consti­tue ain­si un magni­fique hom­mage aux re-enac­tors, notam­ment ceux de la 8e demi-bri­gade de ligne. Ces ama­teurs sont, bien plus que des acteurs, des expé­ri­men­ta­teurs dont l’apport à notre com­pré­hen­sion des faits est réel.

Contextualisation

L’évènement titre n’est fort heu­reu­se­ment pas trai­té sur le mode de l’anecdote, mais est plei­ne­ment recon­tex­tua­li­sé. Water­loo ne fut pas l’affaire d’une jour­née. Le film montre très clai­re­ment com­ment la double bataille des Quatre-Bras et de Ligny le 16 juin a déter­mi­né le cours des évè­ne­ments, avec la pour­suite de Blü­cher vers Wavre par Grou­chy les 17 – 18, et la bataille du Mont-Saint-Jean (alias Water­loo) le 18. Si la scène récur­rente du war­game entre Napo­léon et Wel­ling­ton, en éli­mi­nant Blü­cher et Grou­chy de la table de jeu, peut sem­bler limi­ter l’analyse de la bataille du 18 juin au simple point de vue tac­tique, les impli­ca­tions stra­té­giques ne sont pas oubliées pour autant. Faute de temps, le film ne dit rien sur les com­bats de Wavre le 18 juin, où l’arrière-garde de Blü­cher a rete­nu Grou­chy, ni sur la retraite dans Genappe et au-delà (on voit juste Napo­léon mon­ter en calèche sur le che­min de la fuite). Par contre, la chute du régime impé­rial en 1814, l’exil de Napo­léon sur l’ile d’Elbe et la logique des Cent-Jours, les désac­cords des Puis­sances en réunion au congrès de Vienne dont Napo­léon espère tirer par­ti, la coa­li­tion renou­ve­lée et le mou­ve­ment de Napo­léon sur Bruxelles pour faire pres­sion sur l’Angleterre, tout cela est bien présent.

Une interprétation en phase avec la sensibilité contemporaine

Le film ne porte pas de juge­ment moral, et c’est une autre de ses grandes qua­li­tés. Il ne verse pas dans la légende napo­léo­nienne, ni dans un tro­pisme fran­co­phile ni dans une relec­ture euro­péiste des faits. Le point de vue reste équi­dis­tant et mesu­ré. Mais il est éga­le­ment choi­si et assu­mé comme tel : c’est le Water­loo vu d’en bas, par le simple com­bat­tant, et non sous l’angle des grands hommes (ou sup­po­sés tels) et de la poli­tique euro­péenne. Une ques­tion est posée, et à plu­sieurs reprises : pour­quoi ? Et les scènes de recons­ti­tu­tion réa­li­sées pour le tour­nage s’inscrivent net­te­ment dans cette optique : de la boue tout d’abord, des effets spé­ciaux aus­si pour le sang qui gicle, la tête et les jambes empor­tées par les bou­lets, et, impor­tante par sa durée et sa situa­tion nar­ra­tive, une scène de chi­rur­gie et d’amputation. Ajou­tons encore ce sol­dat qui, tenant sa ligne, vomit de peur.

Le spec­ta­teur, il faut bien le dire, prend quelques coups dans l’estomac. Le sang ver­sé à l’écran n’est pas ici celui des héros tom­bés, qu’on enjambe en mar­chant vers la gloire… Par rap­port à la vision roman­tique de la légende napo­léo­nienne, les choses sont remises à plat. On songe au point de vue don­né par Tar­di en bandes des­si­nées sur la Pre­mière Guerre mon­diale. Seul est évo­qué l’amour des sol­dats fran­çais pour l’empereur (et les Cent-Jours sont d’ailleurs vus comme un coup d’État mili­taire contre le régime de Louis XVIII), sans cacher que l’enthousiasme n’était pas uni­ver­sel. La voix off ins­tille même le doute dans les pen­sées d’un de ces com­bat­tants (cet homme nous entraine dans sa perte, pour­quoi le sui­vons-nous?). Pour­quoi ? On le voit, le point de vue inter­pré­ta­tif n’est pas neutre, et c’est encore une qua­li­té du film que de pro­po­ser une vraie ques­tion. La vision qui nous est pro­po­sée s’inscrit, non sans rai­son, dans une vic­ti­mi­sa­tion du com­bat­tant qui cor­res­pond à la sen­si­bi­li­té de nos géné­ra­tions par rap­port aux grands conflits du pas­sé, dont on sou­ligne volon­tiers le côté absurde et tra­gique. Tou­te­fois, on peut se deman­der si le film, en éva­cuant avec rai­son l’aura légen­daire, ne perd pas aus­si le souffle héroïque qui ani­mait peut-être, mal­gré tout, cer­tains com­bat­tants, tant les moti­va­tions de ces der­niers peuvent avoir été multiples.

De judicieux choix

Il faut bien faire des choix. Déve­lop­per une trame nar­ra­tive qui met l’accent sur les sen­ti­ments et le quo­ti­dien de com­bat­tants ano­nymes — heu­reuse sur­prise du film — impose de renon­cer à une pré­sen­ta­tion minu­tieuse des uni­tés et des micro-évè­ne­ments de la bataille, dont on se contente de syn­thé­ti­ser les grandes phases, ce qui évite au demeu­rant de noyer le spec­ta­teur moyen dans un océan de détails.

Le choix nar­ra­tif de mon­trer le che­mi­ne­ment vers la bataille et le dérou­le­ment de celle-ci, laisse éga­le­ment peu de place à l’après-bataille. Sont évo­qués Napo­léon réécri­vant sa ver­sion de la bataille dans son exil à Sainte-Hélène, et Wel­ling­ton entrant en poli­tique, ain­si que la butte du Lion, citée visuel­le­ment, mais sans com­men­taire. Rien sur les divers monu­ments aux morts, dont les pre­miers sont éri­gés quelques années seule­ment après la bataille, dès 1818, ni sur le don de terres bra­ban­çonnes à Wel­ling­ton, ni sur l’évolution de l’intérêt mémo­riel pour le site et l’évènement, débou­chant sur les recons­ti­tu­tions annuelles de la bataille et des bivouacs à la fin du XXe siècle. Mais, soyons de bon compte, il y a là matière suf­fi­sante pour un autre sujet.

Ce que nous offre Hugues Lan­neau est un excellent film docu­men­taire pour le grand public, com­bi­nant point de vue belge et inter­na­tio­nal — ce qui est bien légi­time, pour un évè­ne­ment inter­na­tio­nal sur­ve­nu et com­mé­mo­ré sur le sol belge —, com­bi­nant infor­ma­tion et ten­sion nar­ra­tive, regard expert et recons­ti­tu­tion, assu­mant ses choix de pré­sen­ta­tion, son fil conduc­teur et son cadre inter­pré­ta­tif. Il ne pré­tend pas résoudre les ques­tions, mais don­ner à réflé­chir. Sa sor­tie en salles, volon­tai­re­ment limi­tée, lui aura don­né une pre­mière vie. Sa pro­gram­ma­tion annon­cée au petit écran dans le cadre du bicen­te­naire de la bataille en 2015 en fera, à coup sûr, un élé­ment de choix de la commémoration.

  1. Water­loo, l’ultime bataille, film docu­men­taire réa­li­sé par H. Lan­neau, pro­duit par W. Per­elsz­te­jn, scé­na­rio par H. Lan­neau et V. de Rath, copro­duc­tion Créa­tion et Mémoire/Les Films de la Mémoire/RTBF/Arte, avec le sou­tien de Wal­li­mage et la col­la­bo­ra­tion de l’asbl « Bataille de Water­loo 1815 » (Bel­gique, 2014), 90 min.
  2. Voir D. Chan­te­ranne et I. Vey­rat-Mas­son, Napo­léon à l’écran. Ciné­ma et télé­vi­sion, Paris, 2003.

Éric Bousmar


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