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Waterloo 1815 – 2015, mémoire et bicentenaire

Numéro 4 - 2015 par Éric Bousmar

juin 2015

Cinq mil­lions d’euros, deux-cent-mille visi­teurs en quelques jours, une dizaine d’années de mise en place et deux siècles de mémoire très contras­tée : le bicen­te­naire sera la résul­tante d’une dyna­mique à la fois proche et loin­taine. Cer­tains élé­ments en sont bien oubliés, mais ils conti­nuent de façon­ner les traces maté­rielles et imma­té­rielles de la bataille. Para­doxa­le­ment, ce lieu, ce nom et cet évè­ne­ment, si pré­gnants dans l’imaginaire col­lec­tif de plu­sieurs nations, ont peu été com­mé­mo­rés de façon jubi­laire en Bel­gique : le cin­quan­te­naire (1865), le cen­te­naire (1915) et les cent-cin­quante ans (1965) n’ont, pour des rai­sons diverses, pas été com­mé­mo­rés ou ont été bou­dés par la France. Par contre, les cent-sep­tante-cinq ans (1990) sont au seuil d’une mon­tée d’intérêt qui culmine avec le bicen­te­naire, véri­table hap­pe­ning inter­na­tio­nal. Paral­lè­le­ment, on constate une désap­pro­pria­tion de la prise en charge de la com­mé­mo­ra­tion au niveau natio­nal, au pro­fit d’initiatives asso­cia­tives et poli­tiques locales.

Dossier

18 juin 1815, le dimanche de Waterloo

Water­loo est un lieu de mémoire par excel­lence. Un lieu de mémoire d’abord topo­gra­phique, ancré dans le pay­sage, dans les monu­ments qui y sont construits, mais aus­si dans l’imaginaire, notam­ment lit­té­raire, qui accom­pagne les visi­teurs des lieux. Car c’est aus­si un lieu de mémoire imma­té­riel, au sens où « Water­loo » (enten­dez : la bataille de Mont-Saint-Jean, livrée le dimanche 18 juin 1815 sur le ter­ri­toire des actuelles com­munes de Braine‑l’Alleud, Water­loo, Lasne et Genappe) évoque de nom­breuses asso­cia­tions men­tales et sym­bo­liques liées à une inter­pré­ta­tion du pas­sé, plus ou moins déve­lop­pées selon les indi­vi­dus, mais bien ancrées dans la culture de masse1.

Pre­nons le temps de nous inter­ro­ger sur les varia­tions signi­fi­ca­tives de cette mémoire et ce qu’elles nous révèlent. Conflits de mémoire, ins­tru­men­ta­li­sa­tions poli­tiques et reven­di­ca­tions mémo­rielles concur­rentes sont bien pré­sents dans ce dos­sier. La mémoire de « Water­loo » est un cas exem­plaire qui peut nour­rir la réflexion sur notre rap­port au pas­sé et sur nos dis­cours mémo­riels. Le bicen­te­naire est lui-même le point d’aboutissement, pro­vi­soire, d’une fas­ci­nante évolution.

Une mémoire vive, des monuments privés et un monument national

Vainqueurs et vaincus

Le duc de Wel­ling­ton a fêté chaque année l’anniversaire de la bataille, dans sa demeure lon­do­nienne, entou­ré de ses anciens géné­raux et offi­ciers d’état-major. Sa popu­la­ri­té et la car­rière poli­tique qu’il a menée au sein du par­ti tory, occu­pant le poste de Pre­mier ministre, lui ont per­mis de soi­gner sa propre image et, domi­na­tion bri­tan­nique aidant, d’imposer pour la bataille le nom de Water­loo. Il fit construire à l’intérieur de la Tour de Londres une caserne nom­mée Water­loo Bar­racks, devant laquelle sont dis­po­sées des pièces d’artillerie fran­çaises issues du butin de 1815 (actuel­le­ment des répliques). Et c’est après Water­loo que les régi­ments d’infanterie de la garde vont adop­ter le bon­net à poil d’ours de leurs anciens adver­saires, aujourd’hui encore une des prin­ci­pales icônes tou­ris­tiques de Londres (avec son exact pen­dant céré­mo­niel à Otta­wa depuis 1959). Est-il besoin de rap­pe­ler l’emploi topo­ny­mique des mots Water­loo et Wel­ling­ton dans l’ancien Empire bri­tan­nique, du nom d’une gare à celui d’une ville ? Tout ceci montre l’impact durable de l’évènement dans la culture du vain­queur. Amster­dam, autre capi­tale vic­to­rieuse, pos­sède sa Water­loo­plein, Hanovre a sa Water­loo­platz et Ber­lin eut sa Belle-Alliance-Platz (por­tant le nom prus­sien de la bataille, tan­dis que Hanovre suit la tra­di­tion bri­tan­nique). Depuis Sainte-Hélène, Napo­léon don­ne­ra plu­sieurs ver­sions suc­ces­sives de la bataille, acca­blant ses subor­don­nés, soi­gnant sa légende et tron­quant la réa­li­té sans ver­gogne. En France, le roman­tisme et l’amertume des vain­cus vont géné­rer le très riche ima­gi­naire de la défaite glo­rieuse, qui contri­bue encore à mar­quer les esprits jusqu’à nos jours. Dans les divers pays concer­nés, la lit­té­ra­ture, la pein­ture, la gra­vure et l’estampe, le dis­cours poli­tique et les pre­miers tra­vaux his­to­riques vont façon­ner une image de Water­loo à géo­mé­trie variable. Mais venons-en à l’ancien champ de bataille, lui-même très vite cou­vert de monu­ments com­mé­mo­ra­tifs, que le visi­teur et l’automobiliste aper­çoivent encore aujourd’hui…

Des stèles au Lion

Cer­tains d’entre eux sont très anciens, comme le monu­ment Gor­don, le long de la grand-route (actuelle N5), éle­vé dès 1817 par sa famille en mémoire du lieu­te­nant-colo­nel Gor­don, aide de camp de Wel­ling­ton. De l’autre côté de la route, les offi­ciers de la King’s Ger­man Legion ont fait éri­ger l’année sui­vante une pyra­mide tron­quée hono­rant les noms de leurs qua­rante-deux col­lègues offi­ciers morts au com­bat, dont deux colo­nels ; c’est le monu­ment des Hano­vriens. Plus modestes, de nom­breuses plaques ont été posées dans la Cha­pelle royale de Water­loo par des offi­ciers bri­tan­niques hono­rant la mémoire de leurs col­lègues, nom­mé­ment cités, aux­quels ils ajoutent par­fois leurs sous-offi­ciers et sol­dats, se conten­tant de don­ner le nombre de ces ano­nymes. En 1819, un monu­ment prus­sien est éle­vé à Plan­ce­noit, expri­mant aux héros morts la recon­nais­sance du roi et de la patrie, sur une hau­teur au nord du vil­lage, à l’ancien empla­ce­ment d’une bat­te­rie. Il y en eut d’autres encore, comme cette plaque en marbre sur le mur de la ferme de la Haie-Sainte (1822), dont cer­tains ont dis­pa­ru. Du côté fran­çais, de sem­blables démarches sont presque inexis­tantes. La veuve du géné­ral Duhesme, com­man­dant la Jeune Garde à Plan­ce­noit, fait éle­ver en 1826 un monu­ment à sa mémoire dans le cime­tière du vil­lage de Ways (enti­té de Genappe), sans doute à l’emplacement de sa tombe. Lan­cé en 1837, un pro­jet fran­çais de sous­crip­tion pour un monu­ment, lui aus­si fran­çais, sur les lieux de la bataille, finit par avor­ter dix ans plus tard.

Le monu­ment le plus visible est bien enten­du le fameux Lion de Water­loo (sur Braine‑l’Alleud). L’idée de ce monu­ment offi­ciel date de 1815 et devait com­mé­mo­rer l’endroit où l’héritier du trône, com­man­dant un des corps d’armée de Wel­ling­ton, fut bles­sé. Un pre­mier cahier des charges est publié à Bruxelles en 1819. Par­mi les pro­jets non rete­nus, celui d’un obé­lisque entou­ré de temples à l’antique illustre bien l’état d’esprit : il s’agit de com­mé­mo­rer la bra­voure qui per­met d’instaurer la concorde et de réta­blir la paix euro­péenne, tout en hono­rant le sou­ve­nir vic­to­rieux du prince Guillaume et son armée de Bataves et de Belges (« zyne legers der Bata­viers en Bel­gen »). Les Alliés virent en effet leur vic­toire de Water­loo comme ouvrant un retour à la paix sur le conti­nent euro­péen, long­temps trou­blé par les cam­pagnes de Napo­léon. De fait, il n’y eut plus de conflit géné­ra­li­sé avant 1914, et aucun en Europe de l’ouest avant 1870. Un autre pro­jet sou­ligne qu’il convient d’éviter que le monu­ment com­porte des attri­buts qui soient un « outrage pour d’autres peuples ». La butte du Lion elle-même, ache­vée en 1826, n’est pas vin­di­ca­tive à l’égard de la France ; elle célèbre plu­tôt la paix retrou­vée, le « repos que l’Europe a conquis dans les plaines de Water­loo », dit son archi­tecte. Meilleur mar­ché que d’autres pro­jets, ce tertre mas­quant la colonne sur laquelle repose le lion en fonte avait d’abord comme pro­pos, selon son concep­teur (s’exprimant, il est vrai, après une attaque par­le­men­taire belge en 1832 contre le monu­ment), celui de la gra­vi­té, « si éloi­gnée de bles­ser aucune sus­cep­ti­bi­li­té nationale ».

Le champ de bataille fit l’objet de visites roman­tiques et curieuses. Le vété­ran bri­tan­nique Edward Cot­ton († 1849), ser­gent-major lors de la bataille, ouvrit un hôtel en 1818 pour accueillir les visi­teurs et y adjoint un musée. L’écrivain écos­sais sir Wal­ter Scott, l’auteur d’Ivan­hoé, visi­ta les lieux dès le mois d’aout 1815, accom­pa­gné par deux offi­ciers. Il en tira un poème, publié l’automne sui­vant, dont la vente se fit au pro­fit des veuves et orphe­lins des sol­dats (bri­tan­niques…) morts à Water­loo. Lord Byron, le poète roman­tique et libé­ral, y vint à son tour. Wel­ling­ton lui-même revint à quelques reprises. Les rois de Prusse et d’Angleterre s’y ren­dirent en mai et aout 1821.

Pro­gres­si­ve­ment, la dis­pa­ri­tion des contem­po­rains de la bataille et de ceux qui, plus jeunes, les ont fré­quen­tés, induit la tran­si­tion d’une mémoire vive de celle-ci à une mémoire cultu­relle, por­tée par dif­fé­rents vec­teurs : lit­té­ra­ture, art, monu­ments et musées, figu­rines et dio­ra­mas, tra­vaux d’historiens, école (et par la suite le ciné­ma et la télé­vi­sion, plus récem­ment encore la recons­ti­tu­tion sous forme de living his­to­ry)2.

1865 : entre menace française et réconciliation des peuples ?

Dans les années 1860, la Bel­gique et ses élites fran­co­phones craignent par­ti­cu­liè­re­ment un regain d’expansionnisme fran­çais sous le Second Empire. Le Lion est réap­pro­prié par l’opinion belge, à un triple titre : en tant que rap­pel d’une défaite fran­çaise, aver­tis­se­ment à l’égard du puis­sant voi­sin et ras­su­rant gage d’Indépendance natio­nale (une signi­fi­ca­tion nou­velle, donc, qu’il ne pos­sé­dait pas à l’origine). La bataille de Water­loo est per­çue comme un pre­mier pas vers cette Indé­pen­dance natio­nale, un sens qu’elle conser­ve­ra long­temps dans la vision bel­gi­caine (ou uni­ta­riste) du pas­sé belge. Tou­te­fois, pour ne pas trop frois­ser Napo­léon III, et mal­gré le débat que se livrent les organes de presse de l’époque, le gou­ver­ne­ment belge renonce à orga­ni­ser une com­mé­mo­ra­tion offi­cielle des cin­quante ans de la bataille en 1865…

Oppo­sant au Second Empire, Vic­tor Hugo livre depuis son exil une lec­ture répu­bli­caine hos­tile à Napo­léon Ier, enfant de la Révo­lu­tion deve­nu tyran, mais exalte le com­bat­tant fran­çais sur le mode épique. Ce sont les vers du chant II de l’Expia­tion (1852 – 53): « Water­loo ! Water­loo ! Water­loo ! morne plaine ! Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine, Dans ton cirque de bois, de coteaux, de val­lons, La pâle mort mêlait les sombres bataillons. D’un côté c’est l’Europe et de l’autre la France. Choc san­glant ! des héros Dieu trom­paient l’espérance ; Tu déser­tais, vic­toire, et le sort était las […] Et cette plaine, hélas ! où l’on rêve aujourd’hui, Vit fuir ceux devant qui l’univers avait fui ! » Et c’est la prose des Misé­rables (1862), avec la charge des cui­ras­siers dans le « che­min creux d’Ohain ». On sait qu’Hugo avait séjour­né l’année pré­cé­dente à Water­loo pour y ter­mi­ner ce roman. Depuis, l’imaginaire rela­tif au champ de bataille est impré­gné de la vision qu’en don­na le grand écri­vain (on ten­te­ra par la suite, avec des suc­cès divers, de mar­quer par un monu­ment et par un musée locaux ce séjour hugo­lien et la marque que ses textes ont lais­sée sur la mémoire collective).

Dans un poème de 1840, Hugo évoque avec rage la butte du Lion, dont il attri­buait la construc­tion aux Anglais — « Oh ! qu’il tremble, au vent qui s’élève, Sur son pié­des­tal incer­tain, Ce lion chan­ce­lant qui rêve, Debout dans le champ du des­tin ! » —, mais en 1872, son espoir est celui de la récon­ci­lia­tion des peuples, sus­ci­té par la pré­sence d’un rouge-gorge nichant dans la gueule du Lion : « Et l’oiseau gazouillait dans le lion pen­sif. Le mont tra­gique [= la butte] était debout comme un récif Dans la plaine jadis de tant de sang ver­meille […] Et, peuples, je com­pris que j’entendais chan­ter L’espoir dans ce qui fut le déses­poir naguère, Et la paix dans la gueule hor­rible de la guerre » (L’Année ter­rible, 1872).

1890 – 1950 : le Waterloo des Français, des Belges et des wallingants

L’ombre de Napoléon

En 1890, un nou­veau monu­ment est éri­gé le long de la grand-route, aux Quatre-Bras de Bai­sy-Thy, à la mémoire du duc régnant de Bruns­wick, tué le 16 juin 1815 à la tête de ses troupes et de ses sol­dats. Ce monu­ment pro­duit par le petit État, dans le cadre fédé­ra­tif du Reich uni­fié depuis 1871, vient ponc­tuer la longue série de monu­ments com­mé­mo­rant la place des Alliés de 1815 sur l’ancien champ de bataille. Il en va de même du mémo­rial créé à Bruxelles au cime­tière d’Evere par le sculp­teur belge J. de Lalaing, magni­fiant les sépul­tures bri­tan­niques de Water­loo qui viennent d’y être dépla­cées (1889 – 1890). Un pro­jet de monu­ment fran­çais, la même année, n’eut pas de suite.

Le sou­ve­nir fran­çais res­tait dès lors peu pré­sent dans le pay­sage, alors même que la prose et les vers d’Hugo abreu­vaient le public belge et fran­çais. L’ascension de la monu­men­tale butte du Lion entrai­nait bien des visi­teurs de la Belle Époque dans l’émotion, en son­geant au des­tin de l’empereur. La défaite glo­rieuse prend le pas sur le pro­pos ini­tial du monu­ment. Mais la richesse de cet ima­gi­naire contras­tait avec l’absence maté­rielle de mar­queurs mémo­riels dans la topo­gra­phie même des lieux.

C’est pour cette rai­son et en vue de réa­li­ser un monu­ment fran­çais qu’en 1900 trois par­ti­cu­liers ont ache­té un ter­rain. Quatre ans plus tard y était inau­gu­ré le modeste monu­ment à l’Aigle bles­sé (1904), réa­li­sé par le sculp­teur fran­çais J.-L. Gérome. Celui-ci s’élève à l’emplacement pré­su­mé du der­nier Car­ré de la garde impé­riale. Tout un sym­bole. Rien n’est neutre, en l’occurrence. Alors qu’il ne reste plus guère de contem­po­rains vivants de cette bataille, la mémoire vive est en France mar­quée par une nou­velle défaite héroïque, celle de 1870. L’inauguration, orga­ni­sée par l’ambassade de France, se fait en pré­sence de repré­sen­tants des gou­ver­ne­ments fran­çais et belge, ce der­nier n’étant d’ailleurs que modé­ré­ment enthou­siaste. Le monu­ment, bien fran­çais dans sa des­ti­na­tion pre­mière, sera par la suite acca­pa­ré dans un contexte bel­go-belge par le mou­ve­ment wal­lon, comme nous allons le voir.

En 1912 enfin, c’est au tour de la colonne Vic­tor Hugo d’être inau­gu­rée à deux pas, avec un an de retard (elle aurait dû mar­quer les cin­quante ans du séjour d’Hugo à Water­loo); elle ne sera tou­te­fois ache­vée qu’en 1954 : loin d’être un hom­mage lit­té­raire neutre, un tel monu­ment célèbre aus­si la vision de la bataille don­née par le grand écri­vain. En 1912 encore est posée à Hou­gou­mont une stèle aux Sol­dats fran­çais morts durant la longue et vaine attaque de cette ferme ; un ossuaire est amé­na­gé par le par­ti­cu­lier qui occupe la ferme du Caillou, ancien quar­tier géné­ral de l’empereur, tan­dis qu’au pied de la butte est inau­gu­ré le Pano­ra­ma, vaste rotonde abri­tant la pein­ture cir­cu­laire repré­sen­tant la grande charge de cava­le­rie fran­çaise magni­fiée par Hugo. Cette attrac­tion tou­ris­tique, conçue en pré­vi­sion du cen­te­naire de la bataille en 1815, adopte le dis­cours pic­tu­ral de la défaite glo­rieuse et donc une sen­si­bi­li­té mar­quée par le point de vue fran­çais et la légende napo­léo­nienne. Dans la fou­lée, une loi est votée en 1914 pour assu­rer la pro­tec­tion du site du champ de bataille contre toute nou­velle construc­tion intru­sive. Elle est tou­jours en vigueur.

Le centenaire des Belges

Le cen­te­naire de la bataille allait tom­ber en 1915. Un comi­té natio­nal est mis sur pied pour en assu­rer la pré­pa­ra­tion, dès 1911. On y trouve plu­sieurs géné­raux et offi­ciers, mais éga­le­ment des forces vives du Bra­bant wal­lon, en l’espèce le vice-pré­sident du Sénat et le bourg­mestre de Nivelles, ville tou­chée par les pré­pa­ra­tifs et les suites de la bataille en 1815 et par ailleurs chef-lieu d’arrondissement dont relèvent Water­loo et les com­munes voi­sines. Ce comi­té lance une sous­crip­tion natio­nale pour l’édification d’un monu­ment aux Belges, sur un ter­rain offert à l’État belge par un par­ti­cu­lier. Ter­mi­né en 1914, il se situe en plein site du champ de bataille, au car­re­four de la grand-route Char­le­roi-Bruxelles et du che­min menant à la butte. Ce monu­ment est dédié à tous les Belges ayant com­bat­tu à Water­loo, quel que soit leur camp. C’est avant tout la bra­voure, comme trait natio­nal qui est com­mé­mo­rée : le « Belge » en est gran­di, quel que soit l’uniforme, fran­çais ou bel­go-néer­lan­dais, que les cir­cons­tances lui ont fait endos­ser. L’inscription évoque l’honneur du dra­peau (sans dire lequel) et des armes. Belle illus­tra­tion, en somme, du sens belge du com­pro­mis. L’inauguration offi­cielle lors du cen­te­naire n’a tou­te­fois pas eu lieu, la Grande Guerre ayant bou­le­ver­sé tous les pro­jets… C’est sans beau­coup d’effet qu’une pro­cla­ma­tion alle­mande, lors de l’invasion d’aout 1914, appelle les Belges à se sou­ve­nir du rôle joué à leurs côtés en 1815 par les Alle­mands, contri­buant à fon­der l’indépendance acquise en 1830. Par contre, la résis­tance inat­ten­due des sol­dats belges amè­ne­ra à relire rétros­pec­ti­ve­ment l’héroïsme des Belges de Water­loo3.

Le Waterloo du Mouvement wallon

Depuis le tour­nant du siècle, le mou­ve­ment cultu­rel et poli­tique d’émancipation fla­mande avait sus­ci­té en réac­tion un mou­ve­ment wal­lon. Celui-ci se signa­lait notam­ment par sa résis­tance au bilin­guisme et par son insis­tance sur l’identité cultu­relle fran­çaise de la Wal­lo­nie. Entre appar­te­nance des Wal­lons à la culture fran­çaise et volon­té de rat­ta­che­ment poli­tique à la France, jus­ti­fiée par une iden­ti­té eth­nique, il n’y a pour cer­tains mili­tants qu’un pas. Pour ceux-ci, la Wal­lo­nie est donc fran­çaise, la Bel­gique arti­fi­cielle et la bataille de Water­loo, qui per­mit de sépa­rer France et Wal­lo­nie, une erreur de l’Histoire. Com­mé­mo­rer Water­loo pour ces rat­ta­chistes, c’est donc héroï­ser la par­ti­ci­pa­tion des Wal­lons dans l’armée fran­çaise et sa défaite, mar­quer une com­mu­nau­té de des­tin et mili­ter dans un sens irré­den­tiste. C’est, pour cer­tains, sou­hai­ter la des­truc­tion du Lion, per­çu comme une humi­lia­tion fran­çaise et… wal­lonne. C’est aus­si pas­ser sous silence les Belges, et par­mi eux des Wal­lons, qui ont com­bat­tu dans les rangs, somme toute très légi­times à l’époque, de l’armée bel­go-néer­lan­daise du royaume des Pays-Bas. C’est, dans le « drame des Belges à Water­loo » qui peut appa­raitre comme un affron­te­ment fra­tri­cide, pri­vi­lé­gier les seuls com­bat­tants en uni­forme fran­çais, pour des rai­sons poli­tiques et idéo­lo­giques. C’est aus­si volon­tai­re­ment s’opposer au dis­cours natio­nal offi­ciel : ces mili­tants s’opposent ain­si avec viru­lence, mais en vain on l’a vu, à l’érection du monu­ment aux Belges.

Sans pou­voir éra­di­quer la vision bel­gi­caine typi­que­ment consen­suelle, qui imbibe notam­ment les manuels sco­laires, le dis­cours wal­lin­gant rat­ta­chiste va tou­te­fois mar­quer le site de la bataille à par­tir de 1928 par l’organisation d’un « pèle­ri­nage » annuel au monu­ment de l’Aigle bles­sé, pen­dant du pèle­ri­nage fla­min­gant à la tour de l’Yser. S’ils n’étaient que qua­torze la pre­mière année, les pèle­rins seront 20.000 en 1938. Le rat­ta­chisme n’anime tou­te­fois qu’une par­tie de ceux-ci ; pour beau­coup, il s’agit de mar­quer leur atta­che­ment à une vision wal­lonne de la Bel­gique de 1830, à l’amitié avec la France, au rejet du fla­min­gan­tisme et du pan­ger­ma­nisme. Les dis­cours traitent lar­ge­ment de l’actualité poli­tique étran­gère et inté­rieure. Ces pèle­rins n’en sus­citent pas moins l’indignation de la presse uni­ta­riste et bel­gi­ciste. Coïn­ci­dence enfin, c’est au soir du 18 juin 1940 que des pèle­rins de Water­loo entendent l’appel du géné­ral de Gaulle et entrent en résis­tance (ce sera le mou­ve­ment Wal­lo­nie libre). Le pèle­ri­nage reprit après la guerre, tout en drai­nant moins de foule et en étant même inter­rom­pu entre 1983 et 1986.

Ce chan­ge­ment de mémoire dans le chef d’une par­tie de l’opinion durant l’entre-deux-guerres est inté­res­sant aus­si en ce qu’il réac­tive la dimen­sion de « pèle­ri­nage ». Celle-ci était pré­sente chez les pre­miers tou­ristes du champ de bataille (pié­té et sen­sa­tion se par­ta­geant sans doute les moti­va­tions). Elle est trans­po­sée ici sous forme d’un ras­sem­ble­ment de masse, mais dans une appré­hen­sion tou­jours aus­si roman­tique du des­tin des troupes du Pre­mier Empire. Cette dimen­sion de pié­té due aux pré­dé­ces­seurs, sinon aux ancêtres, se per­pé­tue­ra encore dans cer­taines céré­mo­nies, notam­ment en 1965. Mais à l’approche du bicen­te­naire, elle cède­ra pro­gres­si­ve­ment le pas à un « tou­risme de mémoire », voire « de com­pré­hen­sion his­to­rique4 ».

L’après-guerre : deux quartiers généraux, quatre musées

Les années 1950 sont assez inté­res­santes : elles voient la mise en place d’institutions muséales durables sur le site, qui sont aus­si un moyen de sau­ve­gar­der des bâti­ments liés au patri­moine de la bataille. Jusqu’ici, le site com­por­tait des monu­ments com­mé­mo­ra­tifs et le Pano­ra­ma peint en 1912, aux­quels s’ajoutaient des cabi­nets de sou­ve­nir, fruits de l’initiative pri­vée. Désor­mais, le ter­rain va être éga­le­ment inves­ti par la mis­sion péda­go­gique de deux musées publics, ins­tal­lés dans les anciens quar­tiers géné­raux de Napo­léon et de Wel­ling­ton. La dyna­mique mise en place implique ce que nous appe­lons aujourd’hui la socié­té civile et le milieu asso­cia­tif. Elle s’inscrit dans une prise en charge locale de la mémoire de 1815, qui ira crois­sant tout au long du demi-siècle qui va suivre. Enfin, le dis­po­si­tif mémo­riel qui se des­sine de la sorte fait la part tant aux Alliés qu’aux Fran­çais, même si le sou­ve­nir prus­sien semble être confi­né au second rôle. Une rela­tive fai­blesse des moyens et une atti­tude par­fois indif­fé­rente carac­té­risent tou­te­fois aus­si cette période.

Dès 1949, un musée de cire est ouvert en face de la Butte, dans l’ancien hôtel du ser­gent Cot­ton. L’attraction prin­ci­pale en est la série de per­son­nages réa­li­sés par les artistes du musée Gré­vin : on voit qu’ici Paris n’a pas hési­té à tra­vailler pour illus­trer le ter­rain d’une défaite… Jugé plu­tôt folk­lo­rique par les uns, for­mi­dable par les autres, ce musée pri­vé a fina­le­ment fer­mé ses portes en 2014 pour voir ses col­lec­tions inté­grées dans le futur Mémo­rial, sous la forme d’un dépôt.

La Socié­té belge d’études napo­léo­niennes est fon­dée en 1950 pour assu­rer la sau­ve­garde de la ferme du Caillou. Grâce à elle, ce lieu devient en 1951 le musée du Der­nier Quar­tier géné­ral de Napo­léon. Lors de l’inauguration, l’ambassadeur de France décla­ra que le sym­bole du Lion, jadis mena­çant, n’a pas empê­ché les troupes fran­çaises de secou­rir la Bel­gique en 1831, 1914 et 1940 (pas­sant sous silence les menaces et pres­sions fran­çaises qui pesèrent par­fois au XIXe siècle sur la Bel­gique…); il s’étonne posi­ti­ve­ment qu’Anglais et Néer­lan­dais soient désor­mais avec « nous », « asso­ciés dans une œuvre com­mune ». D’ajouter : « Et aujourd’hui, alors que toute cette Europe occi­den­tale se trouve unie et dres­sée contre un autre péril [= la menace sovié­tique], je pense qu’il faut, dans le champ de bataille de Water­loo, voir aus­si un sym­bole : c’est celui qui dit qu’il n’y a pas de bataille qui sépare défi­ni­ti­ve­ment les peuples et que l’on peut tou­jours espé­rer une com­mu­nion uni­ver­selle de tous ces peuples, de toutes ces nations dans la paix. » Ce dis­cours est symp­to­ma­tique d’une évo­lu­tion : la mémoire de Water­loo va désor­mais s’inscrire sous les aus­pices de la construc­tion euro­péenne et de l’espoir que se ter­mine un jour la guerre froide. Quant au Der­nier QG, il sera sub­si­dié par la pro­vince à par­tir de 1964, avant d’être rache­té par celle-ci en 1972. Ren­due néces­saire par l’importance des charges, cette opé­ra­tion fait de l’autorité pro­vin­ciale un acteur direc­te­ment inté­res­sé à la sau­ve­garde et à la pro­mo­tion du champ de bataille. Les consé­quences s’en feront sen­tir au tour­nant du siècle.

En 1953, l’ancien quar­tier géné­ral de Wel­ling­ton, au centre de Water­loo, abrite un « misé­rable café », un ciné­ma de quar­tier et un ate­lier de tailleur, quelques reliques de 1815 étant pré­sen­tées à l’étage. C’est dire le peu d’appropriation dont le lieu jouis­sait en tant que lieu de mémoire. Il faillit être démon­té, démé­na­gé aux États-Unis et rem­pla­cé par une sta­tion-ser­vice. Le fils de l’ancien secré­taire par­ti­cu­lier de Léo­pold III et petit-fils du grand his­to­rien Hen­ri Pirenne, mit sur pied une ini­tia­tive de sau­ve­garde qui abou­tit à la créa­tion du musée Wel­ling­ton (1954) et à la pré­ser­va­tion des lieux. Dans ces mêmes années 1950, l’Hôtel des colonnes abri­ta durant quatre ans un modeste et éphé­mère musée Vic­tor Hugo, où l’on mon­trait le lit du poète, avant d’être rasé pour faci­li­ter la cir­cu­la­tion auto­mo­bile, mal­gré une cam­pagne de presse menée jusqu’au Figa­ro lit­té­raire : voi­là bien un lieu de mémoire avor­té et éra­di­qué au pro­fit de la moder­ni­té. Cela doit nous rap­pe­ler que rien ne va de soi et que l’état actuel de « conser­va­tion » ou de mémo­ria­li­sa­tion du site est bel et bien le résul­tat d’une sédi­men­ta­tion et de choix posés à chaque géné­ra­tion, par­fois de façon conflic­tuelle. Par ailleurs, les ins­ti­tu­tions mises en place res­tent de taille modeste. Leurs pos­si­bi­li­tés et leurs moyens s’en res­sentent. L’année qui pré­cède les cent-cin­quante ans de la bataille, le Times de Londres publie­ra un appel du sep­tième duc de Wel­ling­ton et de l’ambassadeur bri­tan­nique à Bruxelles, en faveur de dona­tions pour rafrai­chir le musée Wel­ling­ton et la cha­pelle royale de Waterloo !

1965 : De Gaulle, les Belges et Waterloo

Le cent-cin­quan­tième anni­ver­saire de la bataille sera bel et bien com­mé­mo­ré en 1965. Expo­si­tions diverses (dont celle de la Biblio­thèque royale, grande ins­ti­tu­tion cultu­relle de l’État), atten­tion sou­te­nue dans la presse, dépôts de cou­ronnes, inau­gu­ra­tion de trois plaques à la mémoire de com­bat­tants fran­çais par la Socié­té belge d’études napo­léo­niennes (contri­buant à rééqui­li­brer dans un sens fran­çais le mar­quage des lieux), dérives com­mer­ciales ci et là, et sur­tout céré­mo­nie à Hou­gou­mont. Cette der­nière fut une véri­table céré­mo­nie mili­taire d’hommage aux tués de la bataille : les hon­neurs sont ren­dus par un mil­lier de mili­taires bri­tan­niques et néer­lan­dais, en pré­sence d’une délé­ga­tion mili­taire alle­mande en civil. Prières, son­ne­ries et pluie bat­tante. La France s’est abs­te­nue, mal­gré les nom­breuses voix belges enton­nant le double refrain de la défaite glo­rieuse et de la récon­ci­lia­tion euro­péenne néces­saire. Le gou­ver­ne­ment belge s’est ali­gné sur cette abs­ten­tion, au grand dam de cer­tains5. Occa­sion bête­ment man­quée, ont jugé bien des obser­va­teurs de l’époque.

En 1965 tou­te­fois, l’ambassade de France à Bruxelles consi­dère comme une vic­toire le fait d’avoir boy­cot­té les cent-cin­quante ans de la bataille6. Cela témoigne sans doute de la sus­cep­ti­bi­li­té des auto­ri­tés de la Ve Répu­blique (alors sous la pré­si­dence du géné­ral de Gaulle), mais aus­si des enjeux de poli­tique étran­gère de l’époque : concur­rence fran­co-bri­tan­nique pour la supré­ma­tie en Europe de l’ouest et bras de fer autour de l’admission de la Grande-Bre­tagne à la Com­mu­nau­té euro­péenne (une adhé­sion blo­quée à deux reprises, 1963 et 1967, par de Gaulle et acquise en 1973 seule­ment). Dans le sym­pa­thique monde de la Real­po­li­tik, la France gaul­lienne bataillait pour conser­ver son lea­deur­ship quelque peu bru­tal au sein de l’Europe des Six et ne tolé­rait pas que son allié bri­tan­nique lui fasse de l’ombre7.

Dès sa suc­ces­sion au titre, au décès de son père (1972), le hui­tième duc de Wel­ling­ton s’investit dans la pro­tec­tion du champ de bataille et sus­cite le Water­loo Com­mit­tee (1973). Celui-ci per­met d’éviter que le ring de Bruxelles ne coupe le site et reste actif aujourd’hui. Le hui­tième duc, décé­dé en 2014, accom­pa­gne­ra jusqu’à la veille du bicen­te­naire l’évolution du site.

Ces années confirment que la bataille de Water­loo est bien implan­tée dans la culture popu­laire inter­na­tio­nale. Sans qu’on sache hélas tou­jours très bien de quoi on parle. Le tube pla­né­taire du groupe Abba en 1974 en est la preuve : Water­loo raconte com­ment la chan­teuse suc­combe à son sou­pi­rant et trouve son Water­loo, tout comme « at Water­loo Napo­leon did sur­ren­der ». C’est bien là que le bât blesse, puisque Napo­léon ne s’est pas ren­du : il a pris la fuite. Ce qui n’empêchera pas la com­mune de Water­loo de com­mé­mo­rer les qua­rante ans de la chan­son par une expo­si­tion et un concert en 2014. Il est vrai qu’à défaut d’exactitude, l’air avait d’autres qualités.

Vers un bicentenaire organisé d’en-bas ?

Du cent-septante-cinquième à l’an 2000

La com­mé­mo­ra­tion des cent-sep­tante-cinq ans de la bataille en 1990 est mar­quée par le refus du com­po­si­teur fran­çais Jean-Michel Jarre de venir com­mé­mo­rer une défaite par un spec­tacle son et lumière (déci­dé­ment, voi­là une manie bien récur­rente). Le pro­gramme com­porte aus­si l’émission d’un timbre-poste spé­cial, un fes­ti­val du film d’empire, la publi­ca­tion d’un réper­toire de cent-trente-cinq ves­tiges et monu­ments de 1815, une expo­si­tion iti­né­rante et une recons­ti­tu­tion de la bataille. Elle se situe aus­si à un tournant.

Les enjeux des années 1980 et 1990 sont en effet consi­dé­rables pour le site. Alors que l’intérêt pour le patri­moine cultu­rel va par­tout crois­sant, les musées et monu­ments deviennent ici vieillots, telle façade est net­te­ment décré­pie, et une ten­dance à la baisse du nombre de visi­teurs s’installe. Les pré­pa­ra­tifs du bicen­te­naire et les anni­ver­saires inter­mé­diaires peuvent donc être com­pris comme une ten­ta­tive d’inverser la ten­dance. Trois aspects majeurs peuvent être sou­li­gnés : pri­mo, le recours aux re-enac­tors béné­voles ou « recons­ti­tu­teurs » (éga­le­ment dénom­més « recons­ti­tuants »), de plus en plus affir­mé au point de deve­nir emblé­ma­tique dès les années 2000 ; secun­do, la moder­ni­sa­tion de l’infrastructure du site (musées, monu­ments et accès); ter­tio, la coor­di­na­tion des acteurs et déci­deurs locaux.

Une asbl réunis­sant la pro­vince et les quatre com­munes concer­nées (Genappe, Braine‑l’Alleud, Water­loo et Lasne) voit le jour en 1989 sous l’appellation « Bataille de Water­loo 1815 ». Elle assure d’abord la ges­tion de la butte, puis l’animation géné­rale du site. Créée en vue des cent-sep­tante-cinq ans, elle est tou­jours aux com­mandes pour le bicen­te­naire. Sur le plan ins­ti­tu­tion­nel, la créa­tion en 1995 de la pro­vince du Bra­bant wal­lon (suc­cé­dant à la pro­vince uni­taire du Bra­bant) rap­proche les acteurs. De même, il n’est pas ano­din que le por­te­feuille du Tou­risme au sein du gou­ver­ne­ment wal­lon ait été occu­pé en 1999 – 2004 par le bourg­mestre de Waterloo.

Reconstituteurs et histoire vivante

Les deux pre­mières « recons­ti­tu­tions » de la bataille au pied de la butte eurent lieu en 1985 et 1990 (cent-sep­tan­tième et cent-sep­tante-cin­quième anni­ver­saires), pré­cé­dées par un pre­mier essai du genre en 1982. La « recons­ti­tu­tion his­to­rique » n’a rien à voir avec les marches folk­lo­riques d’Entre-Sambre-et-Meuse. Celles-ci sont avant tout des pro­ces­sions, où des mar­cheurs en uni­forme escortent des reliques et tirent des salves à blanc. Esprit de clo­cher, sérieux pro­ces­sion­nel et convi­via­li­té carac­té­risent ces mani­fes­ta­tions. L’uniforme por­té, qu’il soit du Pre­mier Empire ou non, n’est qu’un élé­ment du déco­rum, l’aspect fon­da­men­tal étant l’ancrage du rituel social dans le ter­roir et la com­mu­nau­té, même en cas de revi­ta­li­sa­tion ou de néo-folk­lore (le nombre de Marches a qua­dru­plé depuis les années 1950). Il s’agit bien du vil­lage, aujourd’hui, dans sa durée8. Et non d’un ailleurs tem­po­rel à redé­cou­vrir et à explo­rer. La recons­ti­tu­tion ou « his­toire vivante », elle, s’attache aux gestes, vête­ments et objets de l’époque, étu­diés et recons­ti­tués d’après les sources, recher­chant par-des­sus tout l’exactitude, dans une approche expé­ri­men­tale et didac­tique (voir dans ce dos­sier l’article de Pierre Lier­neux). Dans un pre­mier temps tou­te­fois, on eut recours à des mar­cheurs, pour don­ner la cou­leur empire néces­saire : par exemple en 1984 lors de l’inauguration d’un bâti­ment annexe au musée du Caillou, et encore en 1990 pour la recons­ti­tu­tion de la bataille, où authen­tiques recons­ti­tu­teurs et mar­cheurs se côtoyaient, pour atteindre un total de quelque deux-mille figurants.

Cette démarche est appe­lée à une belle pos­té­ri­té. À par­tir de 1999, un bivouac napo­léo­nien est orga­ni­sé annuel­le­ment au musée du Caillou par la pro­vince. Le nombre de recons­ti­tuants, désor­mais soi­gneu­se­ment sélec­tion­nés quant à l’historicité de leur démarche, va aug­men­ter, un second voire un troi­sième bivouac seront orga­ni­sés, celui des Alliés se tenant à Hou­gou­mont ; la recons­ti­tu­tion de bataille (deux cer­taines années) devient le clou du wee­kend. À par­tir de 2005, la figure de Napo­léon est éga­le­ment pré­sente. Le public peut assis­ter à son déjeu­ner, mais aus­si aux soins don­nés aux bles­sés. La mani­fes­ta­tion prend de l’ampleur et, à par­tir de 2007, l’organisation intègre les com­munes, l’asbl Bataille de Water­loo 1815 et l’opérateur pri­vé Cultu­res­paces gérant le site de la butte. Expo­si­tions et mar­chés napo­léo­niens (articles pour recons­ti­tu­teurs, livres, illus­tra­tions, figu­rines…) accom­pagnent l’évènement in situ. La recons­ti­tu­tion de juin 2010, avec plus de trois-mille recons­ti­tuants venus de dix-sept pays et un bud­get de 700.000 euros, a été pré­sen­tée comme la répé­ti­tion géné­rale du bicen­te­naire ; elle a drai­né qua­rante-mille spec­ta­teurs pen­dant le wee­kend, dont un tiers d’étrangers. En 2014 par contre, pas de bivouac ni de bataille, on se concentre sur la pré­pa­ra­tion de l’année sui­vante. La com­mune de Genappe en pro­fite pour orga­ni­ser un bivouac et une recons­ti­tu­tion de com­bat à proxi­mi­té du centre du bourg. Si le ree­nact­ment séduit un large public, son essor est aus­si paral­lèle à une nou­velle orien­ta­tion de l’histoire mili­taire sen­sible à la vie du com­bat­tant subal­terne, inté­grant son quo­ti­dien, sa résis­tance au stress et à la peur, son rap­port à la bru­ta­li­té. Sur le plan aca­dé­mique, la bataille de Water­loo est trai­tée sous cet angle dès les tra­vaux pion­niers du Bri­tan­nique John Kee­gan (1976); cette approche d’en-bas, à hau­teur d’homme, modi­fie­ra pro­gres­si­ve­ment la clé de lec­ture de la bataille : ni héroï­sa­tion roman­tique ni réduc­tion de l’évènement à ce qui se lit sur une carte d’état-major. On la retrou­ve­ra dans le docu­men­taire d’Hugues Lan­neau (2014), qui intègre des recons­ti­tuants et sera dif­fu­sé lors du bicen­te­naire, et dans la scé­no­gra­phie du futur mémo­rial (voir l’article de Roland Bau­mann dans ce dossier).

La mise en place du bicentenaire

La décen­nie de pré­pa­ra­tifs du bicen­te­naire révèle une situa­tion par­fois alam­bi­quée, mar­quée par une mul­ti­pli­ci­té d’acteurs publics, asso­cia­tifs et pri­vés, par des conflits d’égo, par des retards et des litiges, qu’on ne peut débrouiller ici, mais dont la presse s’est fait régu­liè­re­ment l’écho9. Si besoin était, cet état de chose sou­ligne l’importance des enjeux, en termes de ren­ta­bi­li­té d’exploitation, de patri­moine et d’image locale. On peut résu­mer comme suit les grandes lignes du pro­ces­sus mis en place : pro­fes­sion­na­li­ser la ges­tion du site autour de la butte du Lion, res­tau­rer les monu­ments et moder­ni­ser les musées, inté­grer les musées péri­phé­riques (Wel­ling­ton et Caillou) à un cir­cuit cen­tré sur le hameau du Lion, créer un mémo­rial au pied de la Butte en réamé­na­geant les abords de celle-ci, tirer par­ti de l’engouement inter­na­tio­nal pour le re-enact­ment. Ces struc­tures forment le dis­po­si­tif sur lequel s’appuiera l’évènement du bicen­te­naire et sont appe­lées à lui sur­vivre. Les lieux de mémoire (monu­ments, musées, pay­sage, et ima­gi­naire) dont nous avons sui­vi la lente évo­lu­tion voient désor­mais leur des­tin uni à la recons­ti­tu­tion. Celle-ci comme ceux-là, dans leur double dimen­sion de pié­té et de péda­go­gie, se retrouvent au cœur d’enjeux entre­pre­neu­riaux, liés à la poli­tique locale et régio­nale, au déve­lop­pe­ment d’un tou­risme cultu­rel ou de mémoire et au diver­tis­se­ment popu­laire. Avec une double exi­gence, citoyenne et poli­tique, d’une part, his­to­rienne de l’autre : savoir ce qui est com­mé­mo­ré. La décou­verte du sque­lette d’un fan­tas­sin hano­vrien lors des tra­vaux en 2012 au hameau du Lion, est là pour relan­cer l’interpellation.

La mise à neuf des structures

Dépous­sié­rer, faci­li­ter l’accès et la mobi­li­té, mettre les scé­no­gra­phies au gout du jour : le pro­gramme est clair sur le plan muséal. Un centre d’interprétation, bap­ti­sé Mémo­rial, doit rem­pla­cer le centre des visi­teurs au pied de la butte. En 2006, le mar­ché public pour la concep­tion est attri­bué à la socié­té Tem­po­ra, un acteur bien connu en matière d’expositions tem­po­raires, asso­ciée au célèbre Fran­co Dra­gone pour le film 4D ani­mant la visite. Sept ans plus tard, un nou­veau ministre lance un nou­veau mar­ché, plus englo­bant, com­por­tant concep­tion et réa­li­sa­tion : les concur­rents dénoncent la lon­gueur d’avance offerte à Tem­po­ra et se regroupent en asso­cia­tion momen­ta­née sous l’appellation Belle-Alliance, bien de cir­cons­tance, avec Gérard Cor­biau, cinéaste osca­ri­sé, pour le film. Ces der­niers obtien­dront le mar­ché fin 2013, après bien des ter­gi­ver­sa­tions, le retrait de Fr. Dra­gone et des actions en jus­tice10. Après une sus­pen­sion par le conseil d’État sur requête de Tem­po­ra, le mar­ché sera néan­moins ré-attri­bué par le gou­ver­ne­ment wal­lon à Belle-Alliance (avril 2014), Tem­po­ra renon­çant alors à intro­duire un nou­veau recours, mais cla­mant son bon droit par com­mu­ni­qué. La répu­ta­tion des pro­ta­go­nistes, notam­ment Dra­gone et Cor­biau, dit assez les ambi­tions des promoteurs.

Après que les pou­voirs publics ont remé­dié dans les années 1990 à deux affais­se­ments des pentes de la butte, la pro­fes­sion­na­li­sa­tion de la ges­tion tou­ris­tique du site de la butte du Lion (le hameau du Lion) a été confiée en 2004 à la socié­té fran­çaise Cultu­res­paces, spé­cia­liste en cette matière. Le contrat porte sur vingt-cinq ans. La fré­quen­ta­tion du site ayant encore bais­sé de 6% en 2003, on espère une relance spec­ta­cu­laire. Le chiffre oscil­le­ra désor­mais entre 150.000 et 300.000 visi­teurs par an. Mais le chan­tier d’aménagement des abords du futur Mémo­rial engendre nui­sances, chute de fré­quen­ta­tion et baisse de ren­ta­bi­li­té pour l’opérateur. Celui-ci se retire en 2013 et l’intercommunale, pro­prié­taire des lieux, reprend la ges­tion. À l’heure du bicen­te­naire, le choix d’un nou­vel opé­ra­teur n’a pas encore eu lieu ; une dési­gna­tion n’est espé­rée que pour 2016. Deuxième ombre au tableau !

Au centre de Water­loo, l’achat par la com­mune de la mai­son voi­sine du musée Wel­ling­ton en 2007 per­met d’envisager une exten­sion de celui-ci. La moder­ni­sa­tion du musée est menée en 2011, pour un cout de 375.000 euros. Au pied de la butte, le Pano­ra­ma est réno­vé en 2008. Plus au sud, le musée du Caillou/Dernier Quar­tier géné­ral de Napo­léon, à la pré­sen­ta­tion démo­dée, n’attire que 10.000 visi­teurs annuels. Début 2015, les trans­for­ma­tions de la muséo­gra­phie sont en cours. Au-delà de l’objectif bicen­te­naire, on espère tri­pler le nombre d’entrées au musée.

Ayant ces­sé son acti­vi­té agri­cole, la ferme d’Hougoumont, est ache­tée en 2003 à la famille pro­prié­taire par les pou­voirs publics (inter­com­mu­nale Bataille 1815), pour la somme d’un mil­lion et demi d’euros. S’ensuit une impor­tante cam­pagne de réno­va­tion, où grâce à l’entremise du hui­tième duc de Wel­ling­ton, les auto­ri­tés bri­tan­niques inves­tissent un mil­lion de livres ster­ling. Outre la remise en état du bâti et des abords, ce pro­jet com­porte un volet inter­pré­ta­tif confié à la socié­té Tem­po­ra. Dans le même temps, nou­velle ombre au tableau : le Christ (XVIIe siècle) de la cha­pelle de la ferme d’Hougoumont, témoin des com­bats de 1815 res­tau­ré en 2008, a été volé en jan­vier 2011, faute de sur­veillance adé­quate, et retrou­vé en octobre 2014 chez un habi­tant de Braine‑l’Alleud.

Quant à l’ancienne ferme du Mont Saint-Jean, qui ser­vit d’hôpital de cam­pagne anglais en 1815, étant située entre la ligne de front et la loca­li­té de Water­loo, elle vient d’être acquise en 2014 par le groupe bras­si­cole A. Mar­tin (de Gen­val) qui entre­prend, à titre de pro­mo­teur pri­vé, d’achever la res­tau­ra­tion du bâti­ment, en vue d’y ins­tal­ler un musée et des espaces de res­tau­ra­tion et d’évènementiel, ain­si qu’une micro­bras­se­rie. On y pro­duit les bières Water­loo, nou­velle acqui­si­tion du groupe, dont l’étiquette illus­trée de la charge des Scots Greys vise mani­fes­te­ment à atti­rer les gosiers bri­tan­niques. De haute fer­men­ta­tion, le pro­duit est com­mer­cia­li­sé depuis 2005, ini­tia­le­ment pré­sen­té comme issu de la tra­di­tion d’une bras­se­rie médié­vale de Braine‑l’Alleud. Cette men­tion a dis­pa­ru de l’étiquette depuis le rachat et l’installation dans la ferme.

Quant au site de la bataille dans son ensemble, il est repris depuis 2008 sur la « Liste indi­ca­tive » pour la Bel­gique, étape préa­lable à l’inscription au Patri­moine mon­dial de l’Unesco.

Dans le même temps, diverses asso­cia­tions et comi­tés conti­nuent depuis les années 1980 à ins­tal­ler plaques ou stèles com­mé­mo­rant la mort de tel com­bat­tant ou l’emplacement de telle uni­té. Leur démarche reste éton­nam­ment celle de l’hommage, par­fois par­ta­gé, mais sou­vent lié à un camp du pas­sé (il ne s’agit donc pas de média­tion du savoir dans un cadre patri­mo­nial ou tou­ris­tique). Aux Quatre-Bras sont même éle­vés, en 1990, un monu­ment à la cava­le­rie néer­lan­daise et, en 2002, un monu­ment aux troupes bri­tan­niques et hano­vriennes de Wel­ling­ton, ce der­nier à l’initiative du hui­tième duc. Par ailleurs, les monu­ments anciens font l’objet de pré­oc­cu­pa­tions et de res­tau­ra­tions. L’état de la colonne Vic­tor Hugo laisse à dési­rer et on peut craindre son écrou­le­ment. Le rachat du monu­ment de l’Aigle bles­sé per­met­trait d’en amé­na­ger les abords dans le cadre d’un cir­cuit tou­ris­tique. La res­tau­ra­tion du monu­ment Gor­don est réa­li­sée en 2011, celui des Hano­vriens en 2015. Aux Quatre-Bras, le monu­ment de Bruns­wick (actuelle com­mune de Genappe) qui mena­çait ruine il y a deux ans, a été res­tau­ré et inau­gu­ré le 24 avril 2015, en pré­sence des ambas­sa­deurs de France et d’Allemagne, le minis­tère des Affaires étran­gères alle­mand ayant contri­bué aux tra­vaux pour quelque 100.000 euros. Dans son allo­cu­tion, l’ambassadeur d’Allemagne voit Water­loo non comme le début d’une ère de sta­bi­li­sa­tion du conti­nent (point de vue de l’époque et des his­to­riens), mais comme le début d’une ère de riva­li­tés qui se ter­mine avec la Pre­mière Guerre mon­diale. Conta­mi­na­tion des com­mé­mo­ra­tions ? Il ajoute : « Aujourd’hui, Belges, Fran­çais, Bri­tan­niques et Alle­mands sont en mesure de com­mé­mo­rer ce bicen­te­naire ensemble, dans une Europe paci­fique », repre­nant par là un leit­mo­tiv bien res­sas­sé (mais sem­blant oublier les Néer­lan­dais). À l’occasion de la même céré­mo­nie, le bourg­mestre de Genappe estime, non moins clas­si­que­ment, mais non sans emphase, qu’«il est bon de rap­pe­ler, à la veille des céré­mo­nies du bicen­te­naire de Water­loo, que d’autres lieux, d’autres sites, d’autres vil­lages ont été mar­qués à jamais par cette cam­pagne his­to­rique11 ».

Le programme

Après l’infrastructure du site, venons-en au pro­gramme com­mé­mo­ra­tif lui-même. Durant plu­sieurs années, Water­loo est repré­sen­té au salon inter­na­tio­nal du tou­risme de Londres, avec recons­ti­tu­teurs dans le stand, et pré­pare le ter­rain. On vise l’internationalisation et l’ouverture au monde anglo­phone. Le pro­gramme est dévoi­lé un an à l’avance. Pas de céré­mo­nie pro­to­co­laire avec dis­cours, ni de dépôt de gerbes avec prise d’armes : du spec­tacle à grande échelle, et le recours mas­sif à la démarche de living his­to­ry. Lors de sa confé­rence de presse, l’asbl Bataille de Water­loo 1815 annonce quelque cinq-mille recons­ti­tu­teurs et trois-cents che­vaux, et une cen­taine de canons. Le bud­get de l’organisation dépas­sait les 4 mil­lions d’euros (il avoi­sine depuis les 5 mil­lions). Pour gérer la par­tie spec­tacle et recons­ti­tu­tions, l’asbl recourt à des opé­ra­teurs pri­vés spé­cia­li­sés dans l’évènementiel : VO Com­mu­ni­ca­tion agit comme pro­duc­teur délé­gué pour l’organisation et la com­mu­ni­ca­tion, et s’associe à Verhul­st Events and Part­ners pour la com­mer­cia­li­sa­tion et le spon­so­ring. L’organisation met en vente les billets dès juin 2014 : à la mi-mars 2015, les cent-dix-mille places pré­vues pour les trois spec­tacles étaient déjà ven­dues. Les ache­teurs sont issus de plus de soixante pays12. Le chan­ge­ment d’échelle à cet égard est spec­ta­cu­laire par rap­port aux années 1950 : fini l’entre-soi. Même si les acteurs locaux sont encore pré­sents par dif­fé­rents biais et détiennent en der­nier res­sort le pou­voir d’initiative et de déci­sion, ils doivent com­po­ser avec les niveaux supé­rieurs de pou­voir et sur­tout recou­rir aux moyens mer­ce­naires de firmes pri­vées. Enfin, le dos­sier de presse indique les objec­tifs, non sans une cer­taine gra­vi­té, affec­tée ou non : « Depuis cent-nonante-neuf ans, des tou­ristes du monde entier foulent cette terre meur­trie pour hono­rer les sol­dats tom­bés au com­bat et ain­si com­mé­mo­rer la fin de vingt inter­mi­nables années de guerre en Europe […] L’asbl sou­haite mar­quer la mémoire col­lec­tive au tra­vers du bicen­te­naire de la bataille de Water­loo et envoyer au monde entier un signal de paix et de démo­cra­tie. » Cette affir­ma­tion, dans laquelle on aurait tort de ne voir qu’un ali­bi, est bien dans la ligne qui s’est déve­lop­pée peu à peu lors des anni­ver­saires annuels et des com­mé­mo­ra­tions-pivots de 1965, 1990 et 2005. Cette lec­ture iré­nique et apai­sée est por­tée au niveau bra­ban­çon wal­lon et belge, ain­si que par de nom­breux par­ti­ci­pants et par­te­naires. Même en recou­rant à des opé­ra­teurs évè­ne­men­tiels, il y a bien ici un tra­vail de sens à l’œuvre, et il faut s’en féliciter.

Au total, trois sites de bivouacs, deux recons­ti­tu­tions de la bataille, un spec­tacle d’ouverture (qui prend le texte de l’Expia­tion, de Vic­tor Hugo, comme fil conduc­teur, réins­tal­lant une lec­ture mémo­rielle roman­tique glo­ri­fiant les sol­dats fran­çais sur le mode épique), le hameau du Lion reloo­ké incluant la butte, le nou­veau mémo­rial et le Pano­ra­ma, la ferme de Hou­gou­mont res­tau­rée et com­por­tant des espaces inter­pré­ta­tif et muséal, les musées Wel­ling­ton et du Caillou moder­ni­sés, les monu­ments de la N5 res­tau­rés (Gor­don, Vic­tor Hugo, Bruns­wick…). Voi­là le bilan des réa­li­sa­tions prin­ci­pales, pour par­tie éphé­mères (même si les deux recons­ti­tu­tions « mar­que­ront à jamais l’esprit du public », comme l’affirme le dos­sier de presse…), pour par­tie durables. La teneur mémo­rielle du site en sor­ti­ra ren­for­cée et inflé­chie. Bien sûr, toute médaille a son revers : le prix d’entrée aux spec­tacles est éle­vé, alors que durant la décen­nie écou­lée plu­sieurs recons­ti­tu­tions ont été acces­sibles gra­tui­te­ment. Le contraste pour­ra faire grin­cer des dents. Le public fami­lial de proxi­mi­té, habi­tué des ren­dez-vous annuels, ne va-t-il pas se sen­tir floué ? Un autre risque existe : vu l’ampleur de l’évènement et la pré­sence mas­sive de tou­ristes inter­na­tio­naux, la popu­la­tion et les asso­cia­tions locales ne se sen­ti­ront-elles pas dépouillées de « leur » bataille ? L’avenir nous le dira. Mais ceci est déjà une autre histoire…

Officiellement local

En 1911, un comi­té natio­nal — bel­gi­cain et patriote — avait été mis sur place, on l’a vu. Rien de tel ou d’équivalent, désor­mais. Le pro­gramme offi­ciel du bicen­te­naire a été conçu à l’échelle de quatre com­munes et d’un site pay­sa­ger. Il n’y a donc pas de prise en charge de la com­mé­mo­ra­tion au niveau des gou­ver­ne­ments fédé­ral ou fédé­rés, ou de comi­tés mis sur pied par ceux-ci, contrai­re­ment à ce qui se pra­tique pour le cen­te­naire de la Grande Guerre13. Il n’y a donc aucun lieu de cen­tra­li­sa­tion de l’information rela­tive aux mul­tiples ini­tia­tives sus­ci­tées ailleurs en Bel­gique par les deux-cents ans. Il n’y a pas non plus de label­li­sa­tion des ini­tia­tives. Par­mi ces « oubliées » de la com­mu­ni­ca­tion, rien de moins qu’une expo­si­tion au Musée royal de l’Armée et d’Histoire mili­taire à Bruxelles. À cela s’ajoutent un col­loque scien­ti­fique et d’autres expo­si­tions, dont une au musée de Nivelles, où Wel­ling­ton logea le 20 juin 1815. Un concours de nou­velles est orga­ni­sé par la pro­vince pour les élèves des éta­blis­se­ments d’enseignement secon­daire. Un sémi­naire de for­ma­tion pour pro­fes­seurs d’histoire est orga­ni­sé les 13 et 14 février à Braine‑l’Alleud (tiens, tiens…) par l’European Asso­cia­tion of His­to­ry Edu­ca­tors, sur le thème « Ensei­gner 1815. Repen­ser la Bataille de Water­loo à par­tir de pers­pec­tives mul­tiples ». Seule l’exposition tem­po­raire du musée Wel­ling­ton, confron­tant les des­tins de Napo­léon et du duc, est indi­quée par le site web du bicen­te­naire. Fai­sant pour un mieux, l’organisme offi­ciel Wal­lo­nie-Bruxelles Tou­risme pro­pose un calen­drier, incom­plet, des évè­ne­ments Napo­léon 2015 sur son site web, mais y intègre les marches folk­lo­riques d’Entre-Sambre-et-Meuse. Voi­là à quelle confu­sion des registres mène l’absence de vue d’ensemble. C’est évi­dem­ment une occa­sion per­due en termes de sen­si­bi­li­sa­tion du public et de média­tion d’un savoir historique.

Et qu’en est-il des autres champs de bataille de la cam­pagne de 1815 ? La foca­li­sa­tion média­tique et tou­ris­tique s’attache, de manière peu sur­pre­nante, à la bataille dite de Water­loo, en négli­geant Wavre, les Quatre-Bras et Ligny, sans par­ler des affron­te­ments mineurs qui ont pré­cé­dé et sui­vi les quatre batailles belges. La bataille de Ligny aura tou­te­fois éga­le­ment son propre bicen­te­naire. Située en pro­vince de Namur, la loca­li­té com­mé­more l’affrontement fran­co-prus­sien depuis 1965 et accueille­ra quinze-cents recons­ti­tu­teurs le 14 juin 1815, pro­dui­ra un son et lumière et espère atti­rer vingt-mille visi­teurs. Soit un « dixième de Water­loo»… Rien par contre aux Quatre-Bras, car ce car­re­four est situé sur le ter­ri­toire de la com­mune de Genappe qui concentre ses éner­gies dans le par­te­na­riat à quatre com­munes, cen­tré sur le champ de bataille dit de Water­loo. Capi­tale de la pro­vince du Bra­bant wal­lon, Wavre com­mé­mo­re­ra pour la hui­tième fois d’affilée les com­bats des 18 et 19 juin, qui virent Grou­chy affron­ter les Prus­siens. Pour le bicen­te­naire wavrien, mille recons­ti­tu­teurs sont annon­cés. Ceux-ci tien­dront deux jours de bivouacs, feront deux recons­ti­tu­tions de bataille et défi­le­ront en ville. Durant le défi­lé, la plaque com­mé­mo­ra­tive sur le para­pet du pont dis­pu­té en 1815 sera fleu­rie. Concur­rence et réa­lisme obligent, cette mani­fes­ta­tion est tou­te­fois déca­lée au mois de juillet. Enfin, la mise en place d’une « route Napo­léon en Wal­lo­nie » per­met la mise en évi­dence tou­ris­tique des loca­li­tés tra­ver­sées depuis la fron­tière par l’armée fran­çaise durant la brève cam­pagne de 1815. Plus modeste, mais plus durable que les grandes mani­fes­ta­tions orga­ni­sées à proxi­mi­té du Lion, ce par­cours par­ti­cipe d’une démarche de recon­tex­tua­li­sa­tion, mais aus­si de redé­cou­verte mémo­rielle. Quelque deux-cents pan­neaux signa­lé­tiques équipent un iti­né­raire de nonante-quatre kilo­mètres. Et, de cette manière, Water­loo sort de Water­loo. Ou du moins le bicen­te­naire a‑t-il des retom­bées larges, tou­chant aus­si les pro­vinces de Hai­naut et de Namur. Volon­té poli­tique ? Oui, mais aus­si une oppor­tu­ni­té bienvenue.

Deux euros qui fâchent…

Alors que la coopé­ra­tion inter­na­tio­nale est excel­lente, aux dires des orga­ni­sa­teurs, la France se trompe sans doute de siècle et de par­ti­tion lorsqu’elle s’oppose offi­ciel­le­ment en mars 2015 à la mise en cir­cu­la­tion d’une pièce belge de deux euros arbo­rant la butte du Lion à l’occasion du bicen­te­naire. Il faut évi­ter, avance-t-on, de mettre en cir­cu­la­tion des pièces com­mé­mo­rant un fait qui peut heur­ter une par­tie de l’opinion dans un pays de l’Union. Rece­vable sur le prin­cipe (et pour­tant per­sonne ne s’était oppo­sé à la pièce de deux euros belge com­mé­mo­rant le cen­te­naire de la Grande Guerre en 2014), l’argument est risible dans le cas d’espèce, en déca­lage total avec la réa­li­té du bicen­te­naire. Plus bien riche et euro­péenne est l’attitude de ce jeune Fran­çais ren­con­tré l’an der­nier : venu de région pari­sienne, il revêt l’uniforme gris des Jäger du Bruns­wick au sein d’un groupe de recons­ti­tuants caro­los, parce qu’on y recher­chait, m’expliqua-t-il, des fran­co­phones sachant par­ler alle­mand… Ou encore l’expérience de cette asso­cia­tion fran­çaise qui, en col­la­bo­ra­tion avec la classe menui­se­rie d’un lycée, a construit la réplique d’une ambu­lance volante, modèle mis au point par le chi­rur­gien Lar­rey des armées révo­lu­tion­naires et impé­riales : l’attelage va par­cou­rir la France avant de rejoindre Water­loo pour les jour­nées du bicen­te­naire14.

Et de quoi lire…

Le bicen­te­naire, « star des librai­ries », titrait un jour­na­liste fin 2014, et c’est vrai. Dans cer­tains cas, la récu­pé­ra­tion est quelque peu sau­mâtre. Les pro­li­fiques édi­tions Jour­dan n’hésitent pas à publier en 2014 une bio­gra­phie du duc de Wel­ling­ton, qui paraît fort neuve (« pour la pre­mière fois en langue fran­çaise » lit-on en qua­trième de cou­ver­ture)15 alors que l’auteur, décé­dé depuis 1987, avait publié cet ouvrage à Bruxelles en 1973, sous le titre Le duc de Wel­ling­ton et la Bel­gique. Inutile de dire que l’actualité des débats ou des pers­pec­tives n’est pas le point fort de cette réim­pres­sion décon­tex­tua­li­sée et non avouée…! Sans comp­ter que le scan­nage a été sor­dide : ain­si, par­mi des dizaines d’erreurs de recon­nais­sance de carac­tère, le phi­lo­sophe alle­mand Fichte devient-il Fiente… D’autres réédi­tions sont tou­te­fois plus claires dans leurs inten­tions et sans défaut maté­riel. Les organes de la presse heb­do­ma­daire et quo­ti­dienne publient depuis mars 2015 divers encarts (Le Soir, La Libre, La DH) et numé­ros spé­ciaux (La Libre, La DH, Le Vif/L’Express, Paris-Match). Enfin, des ouvrages neufs voient le jour : du côté de la fon­da­tion Napo­léon, Thier­ry Lentz pro­pose un ouvrage grand public et sérieux sur la bataille, ser­vi par une belle mise en page (Water­loo 1815, Per­rin, 2015, 317 p.); du côté des auteurs locaux, Y. Van­der Cruy­sen ras­semble les mille-et-une anec­dotes bonnes à savoir (Water­loo démy­thi­fié, préf. par Th. Lentz, édi­tions Jour­dan, 2014); chez Gal­li­mard, une antho­lo­gie ras­semble écrits lit­té­raires, témoi­gnages et extraits d’historiens (où l’auteur, fran­çais, a tenu à expli­quer que « com­mé­mo­rer » n’est pas « célé­brer » une défaite…); à la Renais­sance du livre, un « beau livre » pro­pose un récit en anglais et en fran­çais de la bataille, illus­tré de magni­fiques pho­to­gra­phies de recons­ti­tu­teurs en action. Et ce ne sont que quelques exemples…

Conclusion

Le bicen­te­naire, exploi­ta­tion com­mer­ciale sans âme ? Le juge­ment serait trop facile. Certes, les enjeux éco­no­miques et bud­gé­taires sont consi­dé­rables et la grande machine mise en place implique le recours à des opé­ra­teurs du sec­teur pri­vé. Mais les acteurs qui portent le site et son ani­ma­tion sont avant tout des pas­sion­nés, qu’ils soient béné­voles ou éche­vin : c’est le gout du Pre­mier Empire et le sens don­né à la bataille, che­villés dans le ter­roir qui est lui-même un lieu de mémoire (pour soi, pour autrui et à géo­mé­trie variable), qui anime ces acteurs de la base, ancrés dans le milieu asso­cia­tif, les musées locaux et la poli­tique locale. Ce n’est pas le gou­ver­ne­ment fédé­ral belge, ni la Région wal­lonne, ni telle ou telle ambas­sade qui a pris l’initiative de la com­mé­mo­ra­tion. C’est la com­mu­nau­té locale qui a por­té le mou­ve­ment (au sens amé­ri­cain du terme com­mu­ni­ty). Juste retour des choses ? En un sens, oui. Là où, il y a deux-cents ans, avaient conver­gé des armées lar­ge­ment étran­gères, détrui­sant habi­tat, cultures et infra­struc­tures à l’occasion de plu­vieux bivouacs et de san­glants com­bats16, c’est aujourd’hui la com­mu­nau­té locale qui donne ren­dez-vous à un vaste public inter­na­tio­nal pour un voyage dans le temps… Une fois le bicen­te­naire pas­sé, le Lion, monu­ment apa­tride réap­pro­prié par les muni­ci­pa­listes, conti­nue­ra de veiller sur le site, ses morts et son mes­sage de paix retrouvée…

  1. Sur le concept, voir Les lieux de mémoire, dir. P. Nora, 3 t. en 7 vol., Gal­li­mard, 1984 – 1992.
  2. Sur cette dis­tinc­tion, voir J. Ass­mann, La mémoire cultu­relle [1992], trad. de l’allemand, Aubier, 2010.
  3. Sur ces deux points, voir Ph. Rax­hon, Cen­te­naire san­glant. La bataille de Water­loo dans la Pre­mière Guerre mon­diale, éd. Marot, 2015.
  4. Sur ces concepts de tou­risme de pèle­ri­nage et de tou­risme de mémoire, voir A. Hert­zog, « Tou­risme de mémoire et ima­gi­naire tou­ris­tique des champs de bataille », dans Via. Revue inter­na­tio­nale inter­dis­ci­pli­naire de tou­risme, n°1, 2012, [en ligne], por­tant en l’espèce sur les sites de la Grande Guerre.
  5. v
  6. J.-M. Lar­geaud, Napo­léon et Water­loo : la défaite glo­rieuse de 1815 à nos jours, 2006, p. 223 – 229. Quoi qu’il en soit, la contre-enquête dans les archives bri­tan­niques, néer­lan­daises et belges, notam­ment, n’a pas encore été menée et pour­rait réser­ver des surprises.
  7. Voir par exemple M.-Th. Bitsch, His­toire de la construc­tion euro­péenne, nou­velle éd., Bruxelles, 2006, p. 154 et 168 – 9.
  8. C. Bou­chat, «“Le vil­lage magique”. Plu­ra­li­té des enga­ge­ments dans les Marches de l’Entre-Sambre-et-Meuse », in Uzance, vol. 1, 2011, p. 107 – 127 [en ligne].
  9. Voir Le Vif/L’Express, 24 avril 2015. Cet heb­do­ma­daire a accor­dé une atten­tion sou­te­nue à l’évolution du dos­sier, durant plu­sieurs années.
  10. Le Vif/L’Express, 7 février 2013, 13 juin 2013, 21 juin 2013, 2 octobre 2013, 19 décembre 2013. L’article du 21 juin était inti­tu­lé Water­loo 2015 : c’est la Béré­zi­na, avec un esprit caus­tique bien à propos.
  11. L’Avenir, édi­tion Bra­bant wal­lon, 25 avril 2015, cahier régio­nal, p. 7 et 11 ; La Libre Bel­gique, 25 avril 2015, édi­tion Bra­bant wal­lon, p. 15.
  12. La Der­nière Heure, 1er mai 2015.
  13. La Région fla­mande se dés­in­té­resse de Water­loo, dont, il est vrai, les retom­bées tou­ris­tiques n’intéressent que la Wal­lo­nie, au pro­fit d’une com­mé­mo­ra­tion des débuts du règne de Guillaume Ier, dans une optique quelque peu flan­dro-néer­lan­daise (1815 – 1830). Trop vite décriée dans les médias fran­co­phones cou­rant 2014, cette approche aurait pour­tant per­mis aus­si de rap­pe­ler l’essor de la Révo­lu­tion indus­trielle en Wal­lo­nie durant la période dite hollandaise.
  14. La Dépêche du Midi (Tou­louse), 29 octobre 2014 (en ligne).
  15. Hen­ri Ber­nard, Le duc de Wel­ling­ton. Pour­quoi Napo­léon ne pou­vait que perdre, édi­tions Jour­dan, 2014, 388 p. Le colo­nel H. Ber­nard (1900 – 1987) fut pro­fes­seur d’histoire à l’École royale mili­taire, après une car­rière d’officier et de résistant
  16. Nom­breux exemples dans A. Bar­be­ro, Water­loo, trad. de l’italien, Flam­ma­rion, 2005, rééd. 2015.

Éric Bousmar


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