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Wallons et Bruxellois sont-ils sur la voie de l’autonomie ?

Numéro 9 Septembre 2011 par Lechat Benoît

septembre 2011

L’im­passe dans laquelle la Bel­gique est coin­cée s’ex­plique autant par l’é­norme dif­fi­cul­té des par­tis fran­co­phones à conce­voir un ave­nir auto­nome sans la Flandre et la Bel­gique que par l’ir­ré­sis­tible pro­grès du natio­na­lisme fla­mand. Au fil des réformes de ces der­nières décen­nies, ces deux phé­no­mènes se sont ren­for­cés pour arri­ver aux blo­cages de l’é­té 2011. Quels que soient les résul­tats des négo­cia­tions en vue de la for­ma­tion d’un gou­ver­ne­ment fédé­ral, les Wal­lons et les Bruxel­lois doivent remettre à plat leurs ins­ti­tu­tions et leurs poli­tiques pour faire face à l’i­né­luc­table réduc­tion de leurs moyens et reprendre la pro­duc­tion d’un pro­jet mobi­li­sa­teur pour leurs Régions.

« L’autonomie est une libération,
mais aus­si un moyen de se mettre soi-même au pied du mur »
(Fran­çois Perin)

À la fin du mois de juillet 2011, la pour­suite des négo­cia­tions pour la for­ma­tion d’un gou­ver­ne­ment et la conclu­sion d’un accord sur une réforme de l’État ne tenait qu’à un fil, celui de l’acceptation du CD&V à prendre part au pro­ces­sus et à s’émanciper de la posi­tion jusqu’au-boutiste de la N‑VA. L’incertitude qui pla­nait alors — et qu’un CD&V souf­flant le chaud et le froid n’a pas réel­le­ment levée avant une trêve de trois semaines — dis­si­mu­lait les avan­cées his­to­riques réa­li­sées par la note « Un État fédé­ral plus effi­cace et des enti­tés plus auto­nomes » rédi­gée par le for­ma­teur Elio Di Rupo. Ces pro­grès doivent d’abord s’apprécier en fonc­tion des solu­tions appor­tées aux pro­blèmes que les réformes de l’État anté­rieures ont ren­for­cés voire créés.

De ce point de vue, la note — du moins dans l’état où elle se trou­vait le 21 juillet — pré­sen­tait un cer­tain nombre de solu­tions. Mais elle lais­sait aus­si entiers maints conten­tieux entre Fla­mands, Wal­lons et Bruxel­lois qu’il ne lui était d’ailleurs pas pos­sible de régler, mais que seul un tra­vail poli­tique de long terme pou­vait com­men­cer à sur­mon­ter. Enfin et sur­tout, en dehors de cer­tains aspects de la ges­tion de la Région bruxel­loise, la note ne disait pas grand-chose, et pour cause, ce n’était pas son objet, de la néces­saire accé­lé­ra­tion de réformes internes à la Wal­lo­nie et à Bruxelles. Pour­tant, les trans­ferts de nou­velles com­pé­tences tout comme le ren­for­ce­ment de l’autonomie fis­cale et la contri­bu­tion des enti­tés fédé­rées à l’énorme effort bud­gé­taire de la Bel­gique impo­se­ront aux com­munes comme aux Régions wal­lonne et bruxel­loise et à la Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique des efforts consi­dé­rables. Ceux-ci seront d’autant plus dif­fi­ciles à réa­li­ser que l’opinion fran­co­phone n’y aura pas été véri­ta­ble­ment pré­pa­rée et qu’un temps pré­cieux aura été per­du depuis les fédé­ra­li­sa­tions du der­nier quart du XXe siècle.

En ce sens, les fran­co­phones doivent reprendre d’urgence le débat sur la mise en œuvre de réformes de leurs struc­tures. Celles-ci ne doivent pas se can­ton­ner à la répar­ti­tion des com­pé­tences entre la Com­mu­nau­té fran­çaise et la Région wal­lonne, mais elles doivent éga­le­ment sur­mon­ter les cli­vages internes des Régions wal­lonne et bruxel­loise, et mobi­li­ser toutes les éner­gies dans la construc­tion de Régions véri­ta­ble­ment auto­nomes. Cette nou­velle auto­no­mie ne doit pas seule­ment se mesu­rer à leur capa­ci­té de se finan­cer avec leurs propres recettes, en se pas­sant pro­gres­si­ve­ment des méca­nismes de soli­da­ri­té, elle doit aus­si se carac­té­ri­ser par leur facul­té à se pro­je­ter dans l’histoire, sans devoir constam­ment s’appuyer sur un tiers, qu’il s’agisse de la Bel­gique, de la Flandre ou de la France. À ce titre, la conclu­sion d’un accord fédé­ral devrait être l’occasion de relan­cer des pro­ces­sus démo­cra­tiques régio­naux, à la fois par­ti­ci­pa­tifs et pros­pec­tifs. Et en l’absence d’un tel accord, une telle mobi­li­sa­tion démo­cra­tique des Wal­lons et des Bruxel­lois se jus­ti­fie­rait évi­dem­ment encore plus.

Toujours les mêmes nœuds

Pour appré­cier les pro­grès éven­tuel­le­ment appor­tés par la note d’Elio Di Rupo, on peut se réfé­rer, une fois encore, aux deux listes éta­blies par Paul Wynants1 en 2004 pour expli­quer les impasses du fédé­ra­lisme belge. Il y a celle des demandes de départ : la demande fla­mande d’émancipation cultu­relle, la reven­di­ca­tion wal­lonne de poli­tiques de recon­ver­sion éco­no­mique, la demande de Bruxelles d’être recon­nue comme une Région à part entière et enfin l’attachement de nom­breux Belges à l’unité du pays. Et puis il y a celle des ten­dances cen­tri­fuges pro­duites par les solu­tions mises en place depuis 1970 pour y répondre : l’absence de hié­rar­chie des normes, l’absence de défi­ni­tion « posi­tive » du fédé­ral, un fédé­ra­lisme dual (à deux Com­mu­nau­tés) qui déres­pon­sa­bi­lise chaque Com­mu­nau­té et ren­voie à l’autre la res­pon­sa­bi­li­té de ses propres dif­fi­cul­tés et qui favo­rise le sous-natio­na­lisme éco­no­mique, au sens de la défense du « juste retour », un fédé­ra­lisme qui se prive d’instruments fédé­ra­teurs comme une cir­cons­crip­tion fédé­rale et des par­tis fédé­raux, un fédé­ra­lisme qui conserve un mal­en­ten­du sur le carac­tère abso­lu de l’homogénéité lin­guis­tique des territoires.

Les pro­po­si­tions conte­nues dans la note du for­ma­teur sont-elles de nature à dénouer ces nœuds ? Il n’est pas aisé de répondre à cette ques­tion, dans la mesure où la note com­bine le conte­nu d’une réforme de l’État avec les axes d’un accord gou­ver­ne­men­tal sur la manière dont la Bel­gique par­vien­dra à res­pec­ter ses enga­ge­ments bud­gé­taires euro­péens. Mais un cer­tain nombre de ten­dances peuvent en être dégagées.

Le cheminement de la circonscription fédérale

Pour pré­sen­ter son mélange de solu­tions ins­ti­tu­tion­nelles et de mesures socioé­co­no­miques, Elio Di Rupo a employé les « mots bleus2 » de la « goed bes­tuur », his­toire de séduire les par­tis fla­mands, en insis­tant sur les notions d’efficacité et de res­pon­sa­bi­li­té. Dès lors, on ne trou­ve­ra pas dans sa note de grandes envo­lées au sujet d’une nou­velle citoyen­ne­té belge. Pas de trace de hié­rar­chie des normes, ce n’est une reven­di­ca­tion d’aucun par­ti, ni de défi­ni­tion posi­tive du fédé­ral éma­nant des enti­tés fédé­rées, en revanche, le for­ma­teur intro­duit habi­le­ment l’idée d’une « res­pon­sa­bi­li­sa­tion » des hommes et femmes poli­tiques actifs au niveau fédé­ral « devant l’ensemble des citoyens concer­nés, quelle que soit la région de leur domicile ».

La créa­tion d’une cir­cons­crip­tion fédé­rale dans laquelle les habi­tants de Wal­lo­nie, de Bruxelles ou de Flandre pour­raient élire dix membres de la Chambre des repré­sen­tants consti­tue assu­ré­ment un début de réponse à l’absence d’instrument fédé­ra­teur. Mais on ne parie­rait pas que la pro­po­si­tion soit fina­le­ment mise en œuvre au cas où la négo­cia­tion s’enclenchait réel­le­ment. Si du côté du PS, on enre­gistre des signaux inté­res­sants de la part du pré­sident Di Rupo3, la cir­cons­crip­tion unique conti­nue de faire hur­ler les natio­na­listes fla­mands de la N‑VA qui y voient une sorte de « super-BHV », ce qui a inci­té un CD&V apeu­ré à exi­ger et obte­nir son encom­mis­sion­ne­ment. Est-ce un enter­re­ment de pre­mière classe d’une idée que cer­tains conti­nuent de juger naïve et de toute façon défi­ni­ti­ve­ment déca­lée au vu de la radi­ca­li­sa­tion des dyna­miques cen­tri­fuges ? On a un peu l’impression d’une longue course-pour­suite entre cette idée fédé­ra­liste — déve­lop­pée dès les années quatre-vingt par les par­tis éco­lo­gistes et les résis­tances de tous ceux, en Flandre comme en Wal­lo­nie, pour les­quels le fédé­ra­lisme ne peut aller que dans le sens de la dis­so­cia­tion. Le fait que de plus en plus de poli­tiques des deux côtés de la fron­tière lin­guis­tiques se mettent à la défendre est donc le signe d’une prise de conscience inté­res­sante, mais sans doute trop tar­dive des limites d’un fédé­ra­lisme dual sans ins­tru­ment fédé­ra­teur. Que le pré­sident du PS ait accep­té de l’intégrer dans sa pro­po­si­tion atteste aus­si d’une lente évo­lu­tion des par­tis fran­co­phones qui sont peut-être en train de sor­tir de leur état de « mino­ri­té qui s’ignore », en choi­sis­sant d’enfin inves­tir stra­té­gi­que­ment le niveau fédé­ral et notam­ment en com­men­çant à par­ler le néer­lan­dais, langue de la majo­ri­té de la popu­la­tion d’un pays à laquelle ils se disaient « tel­le­ment atta­chés », mais qu’ils ne mai­tri­saient pra­ti­que­ment pas… Il reste cepen­dant à voir com­ment la popu­la­tion néer­lan­do­phone de Bel­gique appré­cie­rait d’avoir pour Pre­mier ministre quelqu’un dont les efforts lin­guis­tiques sont patents, mais qui conti­nue à faire de très grosses fautes de gram­maire néer­lan­daise et qui par là ne peut s’empêcher de tra­hir le fait que l’univers cultu­rel fla­mand lui est sin­gu­liè­re­ment étranger.

Le CD&V sur le tranchant du nationalisme flamand

Si la note ne fait pas éta­lage d’un pathos fédé­ral exa­cer­bé, elle avance une scis­sion de l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vil­vorde qui, aux yeux du FDF, ne consti­tue rien moins qu’un pas déci­sif vers la fin de la Bel­gique, dans la mesure où elle revient à enté­ri­ner la fron­tière lin­guis­tique que la Flandre ne man­que­rait pas de vou­loir faire res­pec­ter comme une fron­tière d’État en cas de sépa­ra­tion de la Bel­gique. Une telle lec­ture part du prin­cipe que, du côté fla­mand, la course entre le natio­na­lisme fla­mand et l’attachement à la Bel­gique a été défi­ni­ti­ve­ment gagnée par le pre­mier. Les réti­cences du CD&V par rap­port aux points les plus fédé­ra­listes de la note apportent certes de l’eau au mou­lin de la thèse du FDF alors que le for­ma­teur semble avoir pro­ba­ble­ment vou­lu faire une conces­sion de nature à satis­faire la grosse par­tie de l’électorat de la N‑VA qui a voté pour ce par­ti sans être le moins du monde atta­ché à ses visées indé­pen­dan­tistes, mais qui le sou­tient tout sim­ple­ment pour pous­ser les fran­co­phones à « enfin » accep­ter de scin­der BHV et de ren­for­cer l’autonomie fiscale.

Ce que les fran­co­phones estiment être une main ten­due qui leur en coute pour­rait fort pro­ba­ble­ment res­ter dans le vide : la dia­lec­tique entre ces deux com­po­santes du pay­sage poli­tique fla­mand (un natio­na­lisme clai­re­ment indé­pen­dan­tiste en dehors du cadre belge et un auto­no­misme fla­mand à l’intérieur de ce cadre) est plus com­plexe que jamais et ali­mente dans les faits un mou­ve­ment de scis­sion pur et simple, comme en témoigne l’évolution du CD&V. Sa stra­té­gie his­to­rique des deux fers au feu a tour­né au cau­che­mar. Depuis la scis­sion du PSC-CVP en 1968, le CVP avait pu assoir son influence sur l’État belge en occu­pant à la fois le niveau natio­nal et le niveau fla­mand, les deux occu­pa­tions se ren­for­çant l’une l’autre. Depuis l’éviction du CVP du gou­ver­ne­ment fédé­ral en 1999 et sur­tout depuis la fin du car­tel CD&V/N‑VA et le boom de la N‑VA qui l’a sui­vi, il n’a plus qu’un seul fer et il est de plus en plus bru­lant ! L’emprise de la N‑VA sur le gou­ver­ne­ment fla­mand et sur son ministre-pré­sident Kris Pee­ters (CD&V) pousse un par­ti qui incar­nait l’art du com­pro­mis à la belge à prendre des posi­tions com­plè­te­ment déraisonnables.

Un point de vue cynique sur Bruxelles

Comme le mon­trait son exi­gence déli­rante d’une com­mu­nau­ta­ri­sa­tion stricte des soins de san­té dans la Région bruxel­loise qui aurait été aus­si inef­fi­cace que contre­pro­duc­tive pour les auto­ri­tés fla­mandes, c’est le rap­port que le CD&V entre­tient avec la Région bruxel­loise qui reste com­plè­te­ment pro­blé­ma­tique. Com­ment en 2011 est-il encore pos­sible de sou­te­nir qu’une ges­tion bicom­mu­nau­taire soit la solu­tion aux pro­blèmes de la Région-capi­tale ? Com­ment ne pas voir que c’est pré­ci­sé­ment la place qu’occupent les Com­mu­nau­tés dans les ins­ti­tu­tions bruxel­loises qui com­plexi­fie à outrance leur ges­tion, même si le par­tage entre com­pé­tences com­mu­nales et régio­nales doit être amé­lio­ré ? Com­ment ne pas accep­ter que les outils conçus pour assu­rer la pro­tec­tion des Fla­mands de Bruxelles dans les années sep­tante et quatre-vingt ne sont plus adap­tés à la réa­li­té socio­lo­gique contem­po­raine de la capi­tale ? Les droits des Bruxel­lois fla­mands ne sont remis en ques­tion ni par les par­tis fran­co­phones ni par la pro­po­si­tion Di Rupo. Il est temps que le CD&V com­prenne que l’avenir du fédé­ra­lisme belge passe par le déve­lop­pe­ment d’une Région bruxel­loise qui valo­rise sa diver­si­té et qui assume plei­ne­ment sa res­pon­sa­bi­li­té de capi­tale fédé­rale et de trait d’union entre les Régions.

Mais le CD&V est-il capable avec le gou­ver­ne­ment fla­mand d’abandonner son idée d’une coges­tion de Bruxelles par les Com­mu­nau­tés ? Ce n’est pas du tout gagné, comme le montre son recours à la Cour d’arbitrage contre le bud­get bruxel­lois, au motif qu’il enfreint les limites des com­pé­tences régio­nales en finan­çant des construc­tions sco­laires qui dépendent for­mel­le­ment des Com­mu­nau­tés. Un tel geste lais­se­ra des traces même au sein des Bruxel­lois les plus ouverts aux points de vue de la Région fla­mande, car il revient à nier com­plè­te­ment les réa­li­tés de l’évolution démo­gra­phique de la Région bruxel­loise et à sacri­fier l’avenir des jeunes Bruxel­lois à des cal­culs ins­ti­tu­tion­nels4.

La symbolique au cœur des transferts

On ne peut se défaire de l’impression d’une vraie fuite en avant au sein du gou­ver­ne­ment Pee­ters qui semble avoir tel­le­ment per­du le sens des réa­li­tés qu’il n’exige rien moins que la Flandre soit dis­pen­sée de par­ti­ci­pa­tion à l’effort de réduc­tion du défi­cit des enti­tés fédé­rées. Les avan­cées de la note Di Rupo ont beau être réelles, elles risquent de s’avérer net­te­ment insuf­fi­santes aux yeux des par­tis fla­mands dont les appé­tits auront été gon­flés par la trop longue résis­tance des par­tis du sud du pays. Mais si la demande de ren­for­ce­ment de l’autonomie fis­cale est légi­time, elle ne doit pas débou­cher sur l’étranglement à court terme de la Com­mu­nau­té fran­çaise ou de la Région wal­lonne. Dans un sys­tème fédé­ral, la réver­si­bi­li­té des soli­da­ri­tés doit être garan­tie, ce qui implique aus­si la mise en place de méca­nismes de res­pon­sa­bi­li­sa­tion. Mais on ne peut pas deman­der aux par­tis fran­co­phones de se pas­ser la corde autour du cou.

Au fond, tous les par­te­naires de la négo­cia­tion auraient inté­rêt à admettre que dans le débat sur l’autonomie fis­cale et sur les trans­ferts de com­pé­tences, la sym­bo­lique est au moins aus­si impor­tante que l’utilité. Cette sym­bo­lique est liée à un sys­tème d’échanges où c’est aus­si de la recon­nais­sance qui cir­cule et où il importe autant de ne pas perdre la face que de savoir jusqu’où il est per­mis d’humilier son adver­saire. Au cœur de cette ques­tion se trouve tout le conten­tieux his­to­rique entre les Belges : entre d’un côté, une Flandre qui estime qu’elle a payé au prix fort de l’oppression de sa langue et de sa culture les trans­ferts en pro­ve­nance de la Wal­lo­nie dont elle a béné­fi­cié jusqu’au milieu du XXe siècle, et, de l’autre, une Wal­lo­nie qui juge que sa recon­ver­sion a été bri­dée par le fait que la Flandre a ins­tru­men­ta­li­sé le niveau natio­nal pour le plus grand pro­fit de son déve­lop­pe­ment éco­no­mique et, avec en sus, entre les deux, une Région bruxel­loise qui se sent encore aujourd’hui incom­prise et négli­gée dans ses besoins les plus criants, tant par les Fla­mands que par les Wal­lons. Est-il ima­gi­nable que le cœur de ce conten­tieux fasse un jour l’objet d’une trans­for­ma­tion posi­tive, au sens qua­si psy­cha­na­ly­tique de la trans­for­ma­tion (« Verar­bei­tung ») d’une expé­rience trau­ma­tique5 ? Rien n’est moins sûr…

Des effets bien réels pour les entités fédérées

Pour l’heure, les résul­tats de la négo­cia­tion seront bien réels pour les enti­tés fédé­rées wal­lonne, fran­co­phone et bruxel­loise… L’Interrégionale wal­lonne de la FGTB a esti­mé à quelque 400 mil­lions l’impact de la note Di Rupo pour la seule Région wal­lonne (200 mil­lions via la modi­fi­ca­tion de la loi de finan­ce­ment et 200 mil­lions via les trans­ferts de com­pé­tences sans trans­ferts com­plets des moyens y affé­rant, soit quand même l’équivalent de quelque 16 mil­liards de francs) aux­quels il fau­dra ajou­ter la contri­bu­tion des enti­tés fédé­rées wal­lonne et fran­co­phone à la réduc­tion du défi­cit bud­gé­taire, soit autour d’au mini­mum 1,5 mil­liard sur les 22 mil­liards à trou­ver au total. À terme, cette charge sera sans doute alour­die, notam­ment par l’impact des mesures prises à l’encontre des chô­meurs qui occa­sion­ne­ront des dépenses sup­plé­men­taires pour les CPAS et donc pour les com­munes qui sont, par ailleurs, bien sou­vent en situa­tion extrê­me­ment pré­caire. Enfin, il est pro­bable que ces efforts déjà consi­dé­rables soient fina­le­ment ren­for­cés au terme de la véri­table négo­cia­tion qui devait s’enclencher à par­tir de la mi-aout avec l’ensemble des par­tis démo­cra­tiques fla­mands, hor­mis la N‑VA.

Le retour du traumatisme des années nonante

Le déca­lage entre la réa­li­té bud­gé­taire et le vécu des tra­vailleurs des ser­vices publics et notam­ment des ensei­gnants, qui estiment qu’ils sont trop peu nom­breux et sur­tout mal payés, risque d’encore se creu­ser. Les décla­ra­tions irres­pon­sables de Mme Milquet[Benoît Lechat, Donat Car­lier, « Robin des Bois et l’impuissance poli­tique fran­co­phone », La Revue nou­velle, n° 7 – 8, juillet-aout 2011.]] selon les­quelles il était pos­sible de renon­cer au décret « Robin des Bois » parce que soi-disant il y aurait des « marges » ailleurs dans les bud­gets fran­co­phones risque de réson­ner amè­re­ment dans les têtes de tous ceux qui dans les pro­chaines années seront vic­times des nou­velles mesures d’économie de la Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique ou de la Région wal­lonne. Alors qu’il s’agissait pré­ci­sé­ment d’éviter sa répé­ti­tion en disant « non à toute réforme de l’État contraire aux inté­rêts des fran­co­phones », on pour­rait assis­ter à un retour du trau­ma­tisme des débuts de la com­mu­nau­ta­ri­sa­tion de l’enseignement lorsque les poli­tiques fran­co­phones avaient dû faire l’aveu que les moyens dont ils dis­po­saient pour l’école et la culture étaient insuf­fi­sants. La stra­té­gie fran­co­phone a donc dou­ble­ment échoué : non seule­ment elle a pré­ci­pi­té ce qu’elle enten­dait pré­ve­nir, mais elle a aus­si confor­té maints conser­va­tismes. Mal­gré la mise en place d’un cer­tain nombre de dis­po­si­tifs de mai­trise de la crois­sance des dépenses à par­tir des années nonante, le répit pro­cu­ré par les accords du Lam­ber­mont n’a guère été mis à pro­fit pour remettre à plat l’ensemble des ser­vices publics, des ins­ti­tu­tions et des fonc­tions col­lec­tives francophones.

La stratégie du non a flatté les conservatismes

D’indéniables pro­grès sont aujourd’hui réa­li­sés en matière de gou­ver­nance, par exemple de réduc­tion des cumuls, mais les résis­tances aux décrets « ins­crip­tions » et « Robin des Bois » comme au pro­jet de réforme des pro­vinces ont mon­tré le poids per­sis­tant des conser­va­tismes et des cor­po­ra­tismes. Sans se pro­non­cer ici sur leur détail, ces réformes ont mis au jour une extrême résis­tance au chan­ge­ment qui ne pré­sage rien de bon. Tout se passe un peu comme si une majo­ri­té d’acteurs anti­ci­pait de pro­bables plans de fer­me­ture et s’arcboutait sur les situa­tions acquises plu­tôt que de s’engager dans la redé­fi­ni­tion d’un pro­jet col­lec­tif, impli­quant certes des chan­ge­ments et des sacri­fices à court terme, mais ouvrant des pers­pec­tives de pro­grès col­lec­tif à moyen et long terme. À force de se concen­trer sur la défense de l’existant, la stra­té­gie fran­co­phone en est venue presque à le repré­sen­ter comme l’idéal. En somme, la situa­tion pour­rait être pire, donc aujourd’hui c’est (presque) bien, il n’y a donc pas lieu de réfor­mer en pro­fon­deur, ou si peu… Pas besoin d’être un prix Nobel pour com­prendre tout ce que cette lec­ture a de néfaste. Au niveau des Com­mu­nau­tés et des Régions wal­lonne et bruxel­loise, elle n’a pas encou­ra­gé les réformes internes basées sur une éva­lua­tion couts-béné­fices de chaque sou­tien public au sec­teur pri­vé, de chaque admi­nis­tra­tion publique, chaque inter­com­mu­nale… La par­ti­cra­tie, le clien­té­lisme et le sous-loca­lisme, sources de tant de gas­pillages et d’inefficacité, ne font pas encore assez l’objet d’une chasse sys­té­ma­tique, loin de là.

Définir de nouveaux projets pour la Wallonie et Bruxelles

Depuis le début du pro­ces­sus de fédé­ra­li­sa­tion de la Bel­gique dans les années sep­tante, La Revue nou­velle a constam­ment défen­du l’idée que la créa­tion de nou­velles ins­ti­tu­tions ne pou­vait por­ter ses fruits que si elle s’accompagnait de la pro­duc­tion d’un pro­jet col­lec­tif défi­ni démo­cra­ti­que­ment. Ce tra­vail ne devait pas seule­ment asso­cier les par­tis poli­tiques, mais l’ensemble de la socié­té, que ce soit via les acteurs col­lec­tifs recon­nus ou via des formes ori­gi­nales de démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive. A‑t-il été effec­tué ? Les Wal­lons et les Bruxel­lois ont-ils déve­lop­pé une forme de patrio­tisme consti­tu­tion­nel à l’égard des nou­velles ins­ti­tu­tions ? Ont-elles sus­ci­té l’adhésion et l’identification ? Certes depuis les années nonante, les ten­ta­tives de mobi­li­sa­tion col­lec­tive n’ont pas man­qué, qu’il s’agisse des Assises de l’enseignement orga­ni­sées en 1995 ou plus récem­ment des pro­ces­sus par­ti­ci­pa­tifs déployés dans le cadre des contrats d’avenir pour la Wal­lo­nie. Mais le sau­cis­son­nage des com­pé­tences entre la Com­mu­nau­té fran­çaise et les Régions wal­lonne et bruxel­loise, la cou­pure entre la culture et l’économie, autant que la convic­tion culti­vée par les médias et par les poli­tiques eux-mêmes, selon laquelle les enjeux ins­ti­tu­tion­nels sont secon­daires par rap­port aux enjeux socioé­co­no­miques ou éco­lo­giques, n’ont pas sus­ci­té la mobi­li­sa­tion col­lec­tive néces­saire autour de ces nou­velles institutions.

La conclu­sion d’un accord fédé­ral — et à for­tio­ri l’échec per­sis­tant d’un pro­ces­sus de paci­fi­ca­tion — doit donc être l’occasion de relan­cer et d’approfondir le fédé­ra­lisme du côté wal­lon et bruxel­lois, de manière à ce que la sixième réforme de l’État ne se tra­duise pas une nou­velle fois par un divorce entre les citoyens et leurs institutions.

Postulats pour un débat intrafrancophone

Le débat entre com­mu­nau­ta­ristes et régio­na­listes doit être repris et d’une cer­taine manière sub­ver­ti au départ de deux pos­tu­lats. Pour ce qui concerne la Wal­lo­nie : il est temps de sol­der les comptes d’un pro­ces­sus de fédé­ra­li­sa­tion qui n’a pas per­mis de recon­ver­tir en pro­fon­deur l’économie wal­lonne. Dès les années quatre-vingt, Fran­çois Mar­tou avait bien vu que le contexte d’émergence de la reven­di­ca­tion de la régio­na­li­sa­tion éco­no­mique n’avait plus grand-chose à voir avec celui de sa mise en œuvre. Entre l’hiver 60 et la crise des années quatre-vingt où les reven­di­ca­tions du fédé­ra­lisme et des réformes de struc­tures com­men­cèrent timi­de­ment à être mises en œuvre, le monde avait chan­gé. Il eût sans doute mieux valu com­men­cer par l’enseignement et par en faire un outil de mobi­li­sa­tion col­lec­tive plu­tôt que de com­men­cer par une régio­na­li­sa­tion des poli­tiques éco­no­miques qui per­mit tout au plus d’amortir le choc de la crise des années sep­tante et quatre-vingt. Avoir pen­sé le redé­ploie­ment wal­lon indé­pen­dam­ment de la culture était sans doute une erreur his­to­rique à laquelle on com­mence seule­ment à mettre un terme. Que les Wal­lons qui pensent que Bruxelles est leur bouée de sau­ve­tage — et qui à ce titre s’opposent au ren­for­ce­ment des com­pé­tences régio­nales en matière cultu­relle — aient un peu plus confiance dans les poten­tia­li­tés de leur Région et qu’ils contri­buent (enfin!) à ce que le régio­na­lisme ne soit plus l’affaire d’un seul par­ti et d’une seule géné­ra­tion (géné­ra­le­ment vieillis­sante voire rin­garde) de poli­tiques. Pour ce qui concerne Bruxelles, les défis de la Région bruxel­loise exigent qu’elle puisse déve­lop­per des poli­tiques tota­le­ment adap­tées à ses spé­ci­fi­ci­tés socio­lo­giques et qu’elle dis­pose de moyens pour ce faire, à condi­tion bien sûr de ren­for­cer ses dis­po­si­tifs internes de coopé­ra­tion et de soli­da­ri­té. Sur la base de ces deux points de départ, il doit être pos­sible de trou­ver des solu­tions prag­ma­tiques aux pro­blèmes que pose l’architecture ins­ti­tu­tion­nelle fran­co­phone, en sachant qu’il n’y aura sans doute pas de solu­tion parfaite…

Pour une redé­fi­ni­tion des poli­tiques publiques

Mais il y a un autre débat, plus urgent que le débat ins­ti­tu­tion­nel, que les Wal­lons et les Bruxel­lois ne peuvent plus repor­ter ! C’est celui d’une redé­fi­ni­tion des outils de poli­tique publique dont ils ont besoin sur la base des moyens dont ils dis­po­se­ront réel­le­ment dans les pro­chaines décen­nies, à la suite des trans­ferts de nou­velles com­pé­tences et de la réforme de la loi de finan­ce­ment. Cela impli­que­ra que les poli­tiques fran­co­phones adoptent enfin un dis­cours et des pro­grammes plus proches de la véri­té économique.

À cet égard, l’ancien négo­cia­teur royal Johan Vande Lanotte a bien mis le doigt sur une ten­dance des res­pon­sables fran­co­phones que Mme Mil­quet a par­fai­te­ment illus­trée avec sa sor­tie sur le décret « Robin des Bois ». Leur pro­blème, a‑t-il jugé, c’est qu’ils sont par­fois dis­po­sés à accep­ter de trans­gres­ser leurs pro­grammes quand ils sont dans les gou­ver­ne­ments. « Hélas, cela ne débouche jamais sur une adap­ta­tion de leurs dogmes offi­ciels. C’est très étrange, mais typique des par­tis wal­lons. Ils font preuve de sou­plesse dans les gou­ver­ne­ments, mais jamais en public : disons que c’est une approche méri­dio­nale de la poli­tique6. » Force est de consta­ter qu’effectivement, depuis les années nonante, ce débat sur le finan­ce­ment des fonc­tions col­lec­tives fran­co­phones (pas seule­ment l’école) sur la base des recettes fis­cales géné­rées en propre en Wal­lo­nie et à Bruxelles a été sys­té­ma­ti­que­ment évité.

La reven­di­ca­tion d’un refi­nan­ce­ment fédé­ral de l’enseignement a ain­si per­mis de refou­ler toutes les contra­dic­tions internes de l’espace fran­co­phone7. Celui qui s’aventurait à inter­ro­ger l’efficacité des allo­ca­tions de moyens à l’intérieur de la Com­mu­nau­té fran­çaise a long­temps été décrié comme un sup­pôt de la pen­sée unique. Car au fond, si l’école man­quait de moyens « dans un pays pour­tant aus­si riche que la Bel­gique », c’était que fata­le­ment, il suf­fi­sait d’un peu de volon­té poli­tique pour obte­nir ce fameux refi­nan­ce­ment auprès du gou­ver­ne­ment fédé­ral. Le « hic », c’est que la Bel­gique à laquelle on fai­sait alors réfé­rence, n’existait pra­ti­que­ment déjà plus… et qu’on ne vou­lait sur­tout pas le savoir.

Les débats orga­ni­sés dans le cadre des Assises de l’enseignement en 1995 et dans le cadre du Contrat pour l’école ne par­vinrent jamais vrai­ment à se situer dans les régions réelles dans laquelle l’école tra­vaillait. Du coup, les réformes internes à l’enseignement wal­lon et bruxel­lois pour qu’il fonc­tionne mieux avec les moyens dont il dis­pose, n’ont jamais fait l’objet d’une réelle appro­pria­tion col­lec­tive… Et le même constat vaut sans doute pour l’ensemble des fonc­tions col­lec­tives (sec­teur non mar­chand, admi­nis­tra­tions…) Le retard à rat­tra­per est énorme. Et pour le com­bler, il fau­dra bien plus qu’une négo­cia­tion sec­to­rielle entre les ensei­gnants ou les tra­vailleurs de la fonc­tion publique et leurs employeurs. Il ne faut pas attendre la pro­chaine légis­la­ture régio­nale (2014 – 2019) pour lan­cer ces débats. Comme les Assises de 1995, ils devront savam­ment com­bi­ner démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, démo­cra­tie sociale et éco­no­mique et démo­cra­tie déli­bé­ra­tive. Mais cette fois, il s’agira de les ancrer dans leurs socié­tés réelles, ten­dant vers leur auto­no­mie, déci­dées à s’en sor­tir avec leurs propres moyens, tout en étant réso­lu­ment ouvertes sur le reste de la Bel­gique et de l’Europe.

24 juillet 2011

  1. Paul Wynants, Ori­gines, carac­tères et éva­po­ra­tion du fédé­ra­lisme en Bel­gique, Liber Ami­co­rum J.-P. De Bandt, Bruy­landt, 2004, p. 1007 – 1044.
  2. Théo Hachez, « Vers une démo­cra­tie plus publique », La Revue nou­velle, n° 7 – 8, juillet-aout 1999.
  3. Le 26 avril lors d’un débat avec Johan Vande Lanotte, le pré­sident du PS décla­rait que si « la cir­cons­crip­tion fédé­rale n’est pas une solu­tion magique aux dif­fi­cul­tés de notre vie poli­tique, elle peut contri­buer à l’apaiser », www.paviagroup.be.
  4. Un exemple pour l’illustrer : la seule com­mune de Schaer­beek devrait voir sa popu­la­tion pas­ser d’environ 125.000 en 2010 à 140.000 en 2020 !
  5. Dans ce cadre, la Com­mu­nau­té ger­ma­no­phone aurait aus­si bien des choses à dire d’un point de vue his­to­rique. Elle vou­drait sans doute faire entendre com­ment elle est pas­sée d’un état de com­mu­nau­té « rédi­mée » (sans qu’on lui demande son avis) après la Pre­mière Guerre mon­diale à celui de vic­time d’une répres­sion injuste et dis­pro­por­tion­née de la col­la­bo­ra­tion après la Seconde Guerre, au sta­tut de mino­ri­té soi-disant « la mieux pro­té­gée », mais qu’en réa­li­té on oublie presque sys­té­ma­ti­que­ment ou dont on ne demande que très rare­ment l’avis.
  6. De Stan­daard, les 21 et 22 mai 2011.
  7. Après une mani­fes­ta­tion de la FEF à Liège qui s’était sol­dée par des affron­te­ments rela­ti­ve­ment vio­lents avec les forces de l’ordre, Théo Hachez avait inven­té la mer­veilleuse for­mule de la « tré­mie du refi­nan­ce­ment » pour signi­fier l’impasse à laquelle menait la réduc­tion du débat sur l’école à la ques­tion du refinancement.

Lechat Benoît


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