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Vous avez dit « traumatisme institutionnel » ?
La notion de traumatisme institutionnel fait doucement son chemin de colloques en articles scientifiques. Souvent sollicitée pour comprendre des phénomènes collectifs de malêtre au travail marquant des entreprises fraichement privatisées, cette notion a pourtant une portée bien plus large. Pont entre sociologie et psychologie, son usage est porteur d’enjeu tant pour les chercheurs que pour les citoyens.
Depuis peu, on voit se développer une littérature qui s’inquiète du « traumatisme institutionnel » (Chapelier, 2017). L’intérêt pour cette question est né dans la continuité d’une série de « faits médiatiques » qui ont émaillé la première décennie du millénaire dans le cadre de restructurations d’entreprises considérées comme des « fleurons nationaux ». L’exemple le plus connu est celui de France Télécom, décortiqué notamment par Vincent de Gaulejac (2015): à la suite de sa privatisation et de plans de restructuration, l’entreprise a connu une vague de burn-out, de dépressions, de tentatives de suicides et de suicides d’une ampleur inédite. La question du lien entre l’évolution du cadre institutionnel, des normes, valeurs et missions portées par l’entreprise et ce qui semble bien un « traumatisme collectif » amenant des travailleurs à « craquer » est une question qui s’est alors clairement posée, et avec elle on a vu les premières utilisations francophones du concept de « traumatisme institutionnel ».
Mais de quoi parle-t-on exactement ? Cet article a comme objectif de contextualiser cette notion nouvelle dans le cadre des sciences psychologiques et, plus largement, des sciences sociales et humaines. L’enjeu n’est pas mince : il s’agit en effet d’éviter à la fois une « psychologisation » des conséquences de transformations institutionnelles qui passerait par le renforcement des pressions exercées sur les individus au nom de leur « responsabilisation » et une « sociologisation » des vécus individuels les renvoyant uniquement au résultat des mutations structurelles et inévitables de la société, propageant inéluctablement défaitisme et malêtre qui en résulte.
Du traumatisme individuel au traumatisme collectif
Un des modèles classiques du psychotraumatisme s’inspire du modèle freudien postulant l’existence d’une fonction consistant à protéger l’organisme contre les excitations en provenance du monde extérieur. S’inspirant des théories d’embryologie et de physiologie à la mode dans les années 1920, Freud écrit dans Au-delà du principe du plaisir : « En simplifiant à l’excès l’organisme vivant, nous pouvons nous le représenter sous la forme d’une boule indifférenciée de substance irritable ». Cette « boule » est en permanence « assaillie par les excitations extérieures » et, sous cet assaut constant, l’organisme risque la destruction. Il pose alors que se structure une couche superficielle (une « écorce » ou « membrane ») enveloppant l’organisme et filtrant passivement ces excitations. La fonction de cette membrane est désignée comme « système pare-excitation ». Mais certains évènements potentiellement traumatisants sont susceptibles de créer une effraction du pare-excitation et mettent l’organisme en situation de ne plus pouvoir fonctionner. On parle alors de psycho-traumatisme (voir par exemple Lebigot, 2005).
Les caractéristiques du psychotraumatisme individuel, largement affinées depuis Freud, font aujourd’hui l’objet d’un relatif consensus. La psychologie sociale s’est emparée dès les années 1960 de la notion de psychotraumatisme pour étudier les traumatismes collectifs (notamment en s’intéressant aux descendants des rescapés des camps de concentration). En Belgique, l’intérêt pour les aspects collectifs du trauma se développe rapidement à la suite du naufrage du ferry Herald of Free Enterprise en mars 1987, à moins de deux kilomètres du port de Zeebruge. Malgré l’intervention très rapide des sauveteurs et la faible distance du littoral, le bilan est lourd : cent-nonante-quatre morts. L’ampleur de la catastrophe a un impact important sur les équipes de sauvetage. Les conséquences psychosociales du vécu des sauveteurs sont systématiquement prises en charge, avec une certaine efficacité et ce suivi amène d’ailleurs à l’établissement d’un plan national pour la gestion psychosociale des catastrophes au cours des années 1990 qui comprend un volet destiné spécifiquement aux professionnels. En parallèle, une série de travaux sont développés qui étudient la manière par laquelle un vécu traumatique se structure et se propage au sein d’une « collection d’individus ». L’armée et les universités belges ont notamment constitué des ressources notables de connaissances en la matière.
Du traumatisme collectif au traumatisme social
Si une psychosociologie du trauma semble maintenant relativement bien dessinée, la nécessité de développer une sociopsychologie du traumatisme devient de plus en plus évidente. Le renversement des termes n’est pas un simple jeu de mots : il s’agit d’un changement d’échelle dans les grilles d’analyse. Ainsi, par exemple, les organisations de travail semblent connaitre des traumas. Une entreprise ayant vécu un évènement traumatisant développe un ensemble de mécanismes spécifiques s’apparentant à un traumatisme que l’on peut qualifier d’organisationnel. Dans un papier relativement récent, Alonso et al. (2017) ont analysé et défini ces mécanismes. Les évènements potentiellement traumatisants sont multiples. Il s’agit d’évènements soudains, puissants, hors normes qui sont susceptibles de déstabiliser de manière significative le fonctionnement de l’organisation, voire, potentiellement de la faire disparaitre. Les exemples sont innombrables. Il peut s’agir d’une perte de ressource financière, d’un licenciement collectif, d’une perte brusque de la légitimité de la direction, d’un accident du travail important, etc. Le caractère potentiellement traumatisant est fonction des caractéristiques et de l’histoire des organisations concernées. S’ils ont bien un impact sur les individus de l’organisation, ce sont les dysfonctionnements organisationnels qui en sont les symptômes.
En s’inspirant du modèle freudien et dans une perspective paradigmatique, on peut donc proposer l’existence d’un pare-excitation protégeant l’organisation des agressions qu’elle vit, tant celles issues de son environnement (fusion-acquisition, cambriolage, modification du cadre législatif, coupe budgétaire, etc.) que de son propre fonctionnement (licenciement, restructuration, désaveu de la direction, etc.). Il arrive que la sensibilité ou l’état de « la membrane » soit telle que l’organisation vit un traumatisme à la suite de ces agressions. C’est dans ce cas que l’on parle de « traumatisme organisationnel ».
Le traumatisme organisationnel peut cependant prendre une forme plus générale en marquant un groupe social donné qui n’est pas forcément lié à une (seule) organisation. Dans le cas du naufrage du ferry Herald of Free Entreprise, des membres d’équipages de ferrys effectuant la liaison entre Douvres et Zeebruge ou Calais ont montré des signes de trauma alors qu’ils n’avaient pris connaissance de l’évènement qu’indirectement (Dixon et al. 1993). Ce même type de phénomène est observable lors de grandes catastrophes ferroviaires, les cheminots de pays limitrophes à celui où a eu lieu l’accident développant des signes de traumatismes, alors même que l’organisation des chemins de fer peut varier significativement d’un pays à l’autre. Dans ce cas, on évoquera un « traumatisme social ».
Du traumatisme social au traumatisme sociétal
On peut prolonger la notion de traumatisme social telle que définie ci-dessus à un niveau « sociétal ». Dans cette perspective, c’est un système social qui est traumatisé. Les premières manifestations bien documentées de ce phénomène sont concomitantes à l’avènement de la presse populaire (Pignol, 2014).
En effet, dès le début des années 1860 aux États-Unis et en Europe, à la suite des progrès des techniques d’impression sur rotatives permettant des grands tirages, une presse devenue populaire relate avec force détails les premiers accidents de chemin de fer. Faisant « vivre » l’évènement à leur lectorat, développant et prolongeant le sensationnalisme, les journalistes contraints à produire des articles captivant le lecteur, lui donnant l’envie voire le besoin d’acheter ont créé les conditions de traumatismes sociétaux.
Aujourd’hui, le traumatisme sociétal est porté non seulement par la communication de masse qui tend à activer les dimensions affectives de nos attitudes, mais aussi par l’instantanéité de la diffusion de l’information qui rend cette communication particulièrement virulente. Ainsi, des actions terroristes parfois de grande ampleur (par exemple l’attentat du World Trade Center du 26 février 1993, qui fit plus d’un millier de blessés) n’ont pas marqué aussi profondément les esprits que les attentats du 11 septembre 2001. Plus que le nombre de victimes, c’est surtout le suivi « en direct » de l’effondrement des tours du World Trade Center, avec les vidéos de la chute interminable des travailleurs se jetant dans le vide, avec la captation d’images au plus près des équipes d’intervention, qui a causé cet ancrage en profondeur dans les représentations collectives (Lamy, 2006).
En Belgique, une manifestation relativement récente de ce traumatisme sociétal à très grande échelle est sans doute l’affaire Dutroux. Le traumatisme sociétal est une sorte de traumatisme social total. Il touche une grande partie de la population dans un périmètre donné. Il affecte significativement et durablement les attitudes et les comportements de cette population. Ainsi, en Belgique, mais aussi dans le nord de la France, au Luxembourg et aux Pays-Bas, il y a un « avant » et un « après Dutroux », dans l’éducation des enfants et leurs rapports à l’adulte (Murcier, 2004).
Par exemple, après 1996, il devient difficile d’imaginer qu’il soit raisonnable de laisser jouer un jeune enfant en toute autonomie et sans surveillance particulière dans un espace public. Les plans d’aménagement urbain sont d’ailleurs revus dès le dernier trimestre 1996 : les zones de jeux dans les parcs et sur les places vont systématiquement (re)devenir des endroits qui puissent être surveillés de toutes parts, avec peu de recoins et éloignés des bosquets. Or comme le montre la chercheuse et architecte paysagiste Maria Kylin (2015), outre qu’il est essentiel pour le développement des enfants de pouvoir parfois structurer leurs jeux hors du regard des adultes, les dispositifs de « surveillance permanente » sont de nature à reproduire l’anxiété au travers des générations, laissant des marques profondes dans la structure de la société.
Du traumatisme sociétal au traumatisme institutionnel
Le traumatisme sociétal peut se muer en traumatisme institutionnel. Ce fut le cas pour l’affaire Dutroux. Outre notre rapport à l’éducation des enfants qui a changé, c’est plus profondément encore notre rapport aux institutions qui s’est considérablement modifié. À tel point que la réponse politique fut de transformer ces rapports, avec des réformes en profondeur des institutions incarnant les fonctions régaliennes de l’État, lesquelles constituent bien sûr le fondement de la définition moderne de l’État. Bien sûr, les origines de ces réformes dépassent le cadre de l’affaire Dutroux en tant que telle (Smeets, 2000), il n’empêche que si ces réformes ont pu prendre sens, c’est bien en s’appuyant sur une « rupture » due à cette affaire.
Dans le cadre d’un traumatisme institutionnel, les réalités institutionnelles perdent en crédibilité. Or, ces réalités institutionnelles sont celles à partir desquelles on se construit, à partir desquelles on structure nos vies. Ces réalités jouent en fait un rôle de pare-excitation, elles nous protègent des agressions que nous vivons comme membres d’une communauté. L’école, l’université, la justice, la police, le gouvernement, l’Église, etc. nous permettent d’assumer la dangerosité inhérente à nos vies. Si des éléments institutionnels deviennent faillibles, nous sommes susceptibles de vivre une effraction psychique. C’est bien ce qui s’est passé en 1996.
On peut ici interroger — on doit interroger — l’effet de la doctrine néolibérale qui participe à « mettre en concurrence » les institutions, à les faire entrer dans des logiques qui causent leur « crise permanente » (Maes, 2016). Ne peut-on identifier dans la perte de légitimité inhérente à cette transformation la source d’un traumatisme institutionnel en train d’advenir ?
Quelles réponses au traumatisme institutionnel ?
L’effraction de la membrane protectrice, c’est aussi une histoire transgénérationnelle (Tilmans-Ostyn, 1995). En ce qui regarde le traumatisme institutionnel, c’est particulièrement prégnant. En effet, au risque d’écrire un truisme, il nous faut insister, les institutions permettent le maintien et la pérennisation des réalités psychosociales, pour le meilleur, le maintien du lien social, comme pour le pire, la reproduction de l’ordre social.
Dans le cas des individus, la reconnaissance du traumatisme est une étape essentielle de la reconstruction. La connaissance des causes du traumatisme est tout aussi importante dans le cas du traumatisme institutionnel. Cependant, il ne suffit pas de désigner ou de se faire désigner les tortionnaires et les responsables, il ne suffit pas plus d’une décision de justice pour apaiser la souffrance et permettre la réparation.
S’il est nécessaire qu’un processus de reconnaissance s’opère, passant par la « mise à plat » de l’expérience du désarroi et des conflictualités, par l’expression du vécu du « mépris social » (au sens d’Axel Honneth) et par la légitimation de son expression, il faut forcément aller au-delà de l’enfermement dans la fonction de victime pour ouvrir des possibilités de dialogue à même de permettre une évolution sociétale (Sanchez-Maza et Licata, 2014). Comme le soulignent Kozlowski et al. (2016), l’absolutisation de la figure de victime est en effet de nature à déplacer la question des rapports sociaux hors du champ d’action politique. Or même si les contours des réponses aux traumatismes institutionnels restent encore à définir, il paraît clair que la reconnaissance institutionnelle s’inscrit dans le temps et s’opère grâce à une volonté politique affirmée. Plus précisément, elle implique une adhésion de toutes les parties à une volonté de réinstitutionnalisation de « principes communs », bref une volonté de « faire société » sans laquelle la politique se réduit à l’expression la plus violente de rapports de force.
On perçoit ici à quel point la question du traumatisme institutionnel est un enjeu crucial pour les chercheurs comme pour les citoyens. Elle questionne en profondeur notre capacité à reconnaitre les vécus, à tisser des liens sociaux et à contrebalancer les rapports de domination. En tant que telle, il importe de s’en emparer…