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Vol au-dessus d’un laboratoire ambulant

Numéro 10 Octobre 2003 par Thierry Poucet

octobre 2003

La com­pi­la­tion de constats et de réflexions que l’on va décou­vrir dans les pages qui suivent fut sus­ci­tée par la pers­pec­tive des « Assises de l’am­bu­la­toire bruxel­lois » qui se tien­dront les 5 et 6 novembre 2003. Débor­dant l’an­crage régio­nal tou­te­fois, les diverses contri­bu­tions ont un fil conduc­teur thé­ma­tique plus vaste : le des­tin des ser­vices psy­cho­lo­giques, sociaux et médicaux […]

La com­pi­la­tion de constats et de réflexions que l’on va décou­vrir dans les pages qui suivent fut sus­ci­tée par la pers­pec­tive des « Assises de l’am­bu­la­toire bruxel­lois » qui se tien­dront les 5 et 6 novembre 2003. Débor­dant l’an­crage régio­nal tou­te­fois, les diverses contri­bu­tions ont un fil conduc­teur thé­ma­tique plus vaste : le des­tin des ser­vices psy­cho­lo­giques, sociaux et médi­caux dits « de proxi­mi­té ». Iro­nie non pré­mé­di­tée, cet ensemble d’ar­ticles appa­rai­tra sans doute à plus d’un lec­teur comme très à l’i­mage, fina­le­ment, de l’u­ni­vers sur lequel il se penche. À l’ins­tar du sec­teur d’aides et de soins que cer­tains qua­li­fient volon­tiers de « réseau ambu­la­toire », en effet, notre dos­sier est pour une bonne part hété­ro­clite, impré­vi­sible, inter­pel­lant, à la fois foi­son­nant et lacu­naire, ni tout à fait hasar­deux dans son assem­blage ni vrai­ment sou­te­nu par une archi­tec­ture lim­pide et sans reproche…

C’est qu’à la dif­fé­rence d’autres construc­tions édi­to­riales, où les inter­ve­nants se répondent sur le mode du débat contra­dic­toire (modèle de la contro­verse) ou se com­plètent au gré d’une logique ordon­née (modèle de l’in­ven­taire), ce dos­sier-ci accueille plu­tôt à la barre — au double sens que ce mot peut recou­vrir : sur le pont d’un bateau mais aus­si dans l’en­ceinte d’un tri­bu­nal — un ensemble d’ob­ser­va­teurs et d’a­na­lystes aux visions déca­lées. Si l’on excepte peut-être deux ou trois docu­ments qui s’ins­crivent plu­tôt dans le registre des sou­ve­nirs et témoi­gnages de pro­fes­sion­nels de ter­rain, la plu­part des contri­bu­tions vire­voltent libre­ment en sur­plomb du sec­teur exa­mi­né. Certes, les auteurs se croisent par­fois au détour de quelques obser­va­tions simi­laires. Mais, le plus sou­vent, ils se lancent et nous lancent sur des pistes cri­tiques, des inven­taires de ques­tions, des exer­cices de cadrage et des dis­cer­ne­ments d’en­jeux à chaque fois dif­fé­rents. Et cela, alors que leurs pro­pos res­pec­tifs traitent mani­fes­te­ment tous du même objet glo­bal — la longue marche de l’am­bu­la­toire -, avec un sem­blable sou­ci de le rendre plus pré­sent et plus intelligible.

Cette plu­ra­li­té de grilles de lec­ture jux­ta­po­sées pour­rait décon­cer­ter de prime abord et c’est pour­quoi nous l’é­pin­glons ici. Pour le reste, l’ob­jet de cette brève pré­sen­ta­tion intro­duc­tive est sur­tout de faire entre­voir les richesses et par­fois les limites de chaque direc­tion explo­ra­toire sin­gu­lière impri­mée au dos­sier. Afin de don­ner envie de s’y plon­ger en long et en large, sans trop se lais­ser impres­sion­ner par les méandres ou par les chan­ge­ments inopi­nés de décor qui, d’un texte à l’autre, s’im­posent à notre entendement ?
Avant cela, posons-nous benoi­te­ment la ques­tion : qu’est-ce que l’am­bu­la­toire ? Où com­mence-t-il ? Par quoi est-il bor­né ? Un petit arrêt semble en effet judi­cieux devant cette ter­mi­no­lo­gie, sou­vent boi­teuse et embarrassante.

Le poids des murs,
le choc des échelons

Le décou­page de l’u­ni­vers des soins et de l’aide sociale en « zones » sup­po­sées homo­gènes et spé­ci­fiques est une opé­ra­tion à plus d’un titre déli­cate, qu’il convient de ne pas prendre pour argent comp­tant même si, dans cer­taines sphères, il fait des agents contents (en géné­ral d’eux-mêmes). Pour le faire voir, nous nous appuie­rons sur deux révé­la­teurs : le sché­ma clas­sique de la « pyra­mide des soins » et les appel­la­tions cou­tu­mières uti­li­sées pour dési­gner le sec­teur ambulatoire

Com­men­çons par la pyra­mide et disons tout de suite que l’on ne s’of­fus­que­ra pas outre mesure si tel col­la­bo­ra­teur du pré­sent dos­sier dis­tingue d’emblée quatre éche­lons de soins médi­ca­li­sés, tan­dis que tel autre n’en dis­tingue que trois, en men­tion­nant en revanche le niveau infra­mé­di­cal des soins que s’au­toad­mi­nistre la popu­la­tion. Cha­cun cite ses sources et aucun n’a fon­ciè­re­ment rai­son, ni tort. Ces notions d’é­che­lons relèvent non pas d’une véri­té pré­exis­tante, unique et intan­gible, mais, plus sim­ple­ment, de conven­tions dif­fé­rentes dans la manière de décou­per le réel.

Aucun décou­page n’est tou­te­fois inno­cent, même s’il ne pro­cède pas d’un usi­nage idéo­lo­gique déli­bé­ré. Et nous vou­drions mon­trer, en nous limi­tant à la des­crip­tion des deux pyra­mides pré­ci­tées, que ces repré­sen­ta­tions fluc­tuantes peuvent pro­duire des effets incon­trô­lés sur les logiques d’ap­pré­hen­sion des choses par les usa­gers, les pro­fes­sion­nels, les auto­ri­tés et l’en­semble des citoyens.

Pre­mier élé­ment dis­tinc­tif remar­quable : la pré­sence ou non dans le sché­ma des pro­fanes eux-mêmes, non comme consom­ma­teurs mais comme acteurs de soins. Faire figu­rer les soins que s’au­toad­mi­nistre elle-même la popu­la­tion à la base d’une pyra­mide dont le som­met est occu­pé par les spé­cia­li­tés médi­co-tech­niques les plus poin­tues revient peu ou prou à recon­naitre des pra­tiques, sinon à légi­ti­mer des com­pé­tences, qui n’ap­par­tiennent pas direc­te­ment à la sphère d’ac­ti­vi­tés des pro­fes­sion­nels de san­té. Ne pas men­tion­ner ce « pré­éche­lon » revient, par contre, à ren­for­cer l’i­dée qu’en dehors de la sphère pro­fes­sion­nelle il n’est point de soin (de salut sani­taire ?) possible.

Second élé­ment, qui n’est pas sans retom­bées sur les iden­ti­tés et rap­ports de force en vigueur dans le sérail socio­sa­ni­taire : le choix de trois ou de quatre niveaux de soins médi­ca­li­sés (dans l’ab­so­lu, notons qu’on aurait pu aus­si bien n’en ima­gi­ner que deux : l’hos­pi­ta­lier et tout le reste). Tenons-nous en d’a­bord à la divi­sion des res­sources et ser­vices pro­fes­sion­nels en trois éche­lons : ambu­la­toire, hôpi­taux géné­raux, hôpi­taux de pointe (c’est-à-dire, jus­qu’i­ci, le plus sou­vent uni­ver­si­taires, mais le déve­lop­pe­ment de cli­niques pri­vées de type poin­tu est à nos portes). Dans ce sché­ma, jus­qu’à pré­sent le plus clas­sique, on estompe d’un côté et on accen­tue de l’autre la per­cep­tion de cer­tains pôles et de cer­tains rôles fonc­tion­nels dans l’u­ni­vers com­po­site des opé­ra­teurs de la san­té. En l’oc­cur­rence, on accen­tue les par­ti­cu­la­ri­tés au sein de l’hos­pi­ta­lier, puis­qu’on y opère une dif­fé­ren­cia­tion expli­cite, ce qui revient à sou­li­gner le prin­cipe d’une hié­rar­chie fonc­tion­nelle. On ava­lise là, en réa­li­té, une pré­dis­po­si­tion logique au recours gra­dué ou à un prin­cipe de sub­si­dia­ri­té (le troi­sième éche­lon étant sup­po­sé conçu pour accueillir les cas qui excèdent les com­pé­tences ou l’ou­tillage du deuxième), même si l’on sait que ce prin­cipe sélec­tif n’est pas for­cé­ment à l’œuvre dans les pra­tiques de recours des usa­gers, ni d’ailleurs dans les pra­tiques de cap­ta­tion ou de réten­tion de clien­tèles des dif­fé­rents éta­blis­se­ments de soins. En revanche, côté ambu­la­toire, on estompe les par­ti­cu­la­ri­tés, puis­qu’on range de fac­to l’en­semble des consul­ta­tions de spé­cia­listes (même celles qui se situent géo­gra­phi­que­ment au sein des locaux hos­pi­ta­liers) dans le pre­mier éche­lon, sous-esti­mant ain­si la ques­tion de leur spé­ci­fi­ci­té par rap­port aux méde­cins de famille et aux divers « auxi­liaires » (encore un terme qui laisse rêveur) de type paramédical.

La vision change et induit à son tour d’autres effets quand on découpe le sec­teur en quatre éche­lons, c’est-à-dire lors­qu’on intro­duit un deuxième éche­lon « nou­veau » juste au-des­sus du géné­ra­liste et des autres inter­ve­nants de pre­mière ligne. On y case alors les spé­cia­listes qui reçoivent en consul­ta­tion. Ce mode de repré­sen­ta­tion, qui relègue for­cé­ment l’hô­pi­tal géné­ral au troi­sième niveau de l’é­di­fice et l’hô­pi­tal uni­ver­si­taire au qua­trième, crée sur­tout une césure nette à l’in­té­rieur même de l’am­bu­la­toire, et plus spé­cia­le­ment de son « bloc méde­cins ». Cette césure sug­gère la légi­ti­mi­té d’une hié­rar­chi­sa­tion des recours dans l’ex­tra­hos­pi­ta­lier. Elle ten­drait à rendre dis­cu­tables les pré­ten­tions de cer­tains spé­cia­listes (comme les pédiatres) à faire pré­va­loir l’i­dée qu’ils sont les soi­gnants « de base » d’une sous-caté­go­rie de la population…

En défi­ni­tive, quelle que soit la posi­tion adop­tée par rap­port à ces ques­tions de ter­ri­toires pro­fes­sion­nels (et, par rico­chet, pro­fanes), on doit au moins ne pas mécon­naitre que les décou­pages du champ médi­co-socio-sani­taire pré­for­matent en par­tie cer­tains débats néces­saires tou­chant aux équi­libres internes du système.

Venons-en alors au lan­gage qui désigne peu ou prou le « pre­mier éche­lon ». D’autres chausse-trappes nous y attendent peut-être. Dans le lot des appel­la­tions, « ambu­la­toire », pas plus que « soins de san­té pri­maires » d’ailleurs, ne semble pas figu­rer par­mi les termes les plus cou­rants ni les mieux com­pris par les non-ini­tiés. On se rabat ordi­nai­re­ment sur les notions plus bana­li­sées de ser­vices à domi­cile, de dis­po­si­tifs « de proxi­mi­té » et autre « extra-muros ». Ces for­mules sont-elles tout à fait ano­dines ? Rien n’est moins sûr. Cha­cune de ces expres­sions a son his­toire propre. Elles se per­pé­tuent par com­mo­di­té mais finissent par ne plus col­ler que très super­fi­ciel­le­ment aux choses qu’elles dési­gnent. À sa manière, ce voca­bu­laire char­rie des conno­ta­tions fée­riques ou dia­bo­liques plus que douteuses.

Pre­nons l’exemple cari­ca­tu­ral à sou­hait de l’ex­tra-muros. Outre que l’am­bu­la­toire ne s’y défi­nit qu’en creux, par oppo­si­tion à ce qui se passe dans l’in­tra-muros, c’est-à-dire l’hos­pi­ta­lier avec séjour, il y a de quoi être sidé­ré aujourd’­hui par la pau­vre­té de cette méta­phore du « mur », que per­sonne ne songe appa­rem­ment à inter­ro­ger plus avant. Et pour­tant… Que l’hô­pi­tal soit fait de briques, ou de béton, n’est pas dou­teux. Mais les équipes médi­cales de quar­tier ? Tra­vaille­raient-elles sous tentes ? Les agents de san­té men­tale ? Offi­cie­raient-ils au pied des grands mar­ron­niers qui peuplent nos espaces verts ou dans d’im­pro­bables abris pré­caires, faits de tôles ondu­lées et de car­tons gla­nés le jour des grandes pou­belles ? Les patients eux-mêmes, quand ils sol­li­citent des visites à domi­cile, pren­draient-ils sys­té­ma­ti­que­ment posi­tion en plein air, dans le fond des jar­dins pri­va­tifs ou, pour les moins nan­tis, sur le trot­toir ou le bal­con le plus proche ? Il y a bien sûr quelques tra­vailleurs « de rue » dans le réseau ambu­la­toire, dira-t-on. Mais repré­sentent-ils à ce point le des­tin « dému­ré » de l’en­semble du sec­teur ?… Iro­nie facile, certes ! L’ab­surde, pour­tant, est presque tou­jours por­teur de véri­tés et de logiques discrètes.

Si l’hô­pi­tal reste à ce point spé­ci­fi­que­ment iden­ti­fié aux murs, il doit y avoir une rai­son. Pour­quoi ne pas ten­ter de la débus­quer pour une fois ? Sans même en reve­nir à la pré­his­toire de l’hô­pi­tal contem­po­rain — celle des laza­rets et des hos­pices cha­ri­tables -, ne pour­rait-on sup­po­ser, par exemple, que notre voca­bu­laire est res­té impré­gné par les rémi­nis­cences d’un temps pas si loin­tain où, bien qu’in­ves­ti pro­gres­si­ve­ment par les tech­niques et moyens médi­caux avan­cés, l’hô­pi­tal était encore carac­té­ri­sé par de longs séjours, pour rai­son médi­cale ou sociale notam­ment ? Le « mur » y incar­nait alors le déra­ci­ne­ment durable, le main­tien dans un milieu non choi­si et peu sociable, asso­cié de sur­croit à une posi­tion d’im­puis­sance, de souf­france pro­lon­gée, voire de dégra­da­tion défi­ni­tive. Comme le sou­lignent fort bien plu­sieurs auteurs dans les textes ci-après, la péjo­ra­tion de cette figure de l’en­fer­me­ment médi­cal indé­si­rable a culmi­né, dans les années sep­tante, avec la vive contes­ta­tion de l’a­sile psy­chia­trique et son corol­laire, la valo­ri­sa­tion du milieu de vie.

Mais recon­nais­sons-le tout net : cet hôpi­tal-là a fait long feu. Pour par­tie en pas­sant la main, à la char­nière des années quatre-vingt, à des struc­tures inédites et com­plé­men­taires du type mai­sons de repos et de soins. Pour par­tie aus­si, via les évo­lu­tions pro­fondes des tech­niques chi­rur­gi­cales et les amé­na­ge­ments sub­sé­quents des moda­li­tés de cou­ver­ture des frais par l’as­su­rance mala­die, qui ont per­mis un essor spec­ta­cu­laire du « one day » (hos­pi­ta­li­sa­tion d’un jour).

Aujourd’­hui, les pas­sages rési­den­tiels en hôpi­tal se doivent d’être le plus court pos­sible, ce qui pro­voque de nou­veaux pro­blèmes de res­pect des patients. Moyen­nant quoi, l’i­mage de l’en­fer­me­ment sug­gé­ré par le signi­fiant « mur », même si elle a la vie dure, ne colle plus au réel. Elle ne figure plus dans la pano­plie des repré­sen­ta­tions que comme un leurre, qui per­met soit d’en­jo­li­ver l’ex­tra-muros (comme si on ne pou­vait être éga­le­ment pri­son­nier à domi­cile ou confi­né dans la cité…), soit de conti­nuer à noir­cir de façon un peu gra­tuite le cadre hospitalier.

Cer­tains esprits cri­tiques en éveil déplacent à pré­sent l’axe de l’en­fer­me­ment, comme pour mieux main­te­nir à l’é­gard des struc­tures hos­pi­ta­lières un juge­ment d’in­hu­ma­ni­té fon­cière ou du moins struc­tu­relle. Le patient n’y serait plus enfer­mé dans la durée mais dans l’ac­ca­pa­re­ment par la méde­cine hyper­tech­nique. Que cette méde­cine soit par­fois obnu­bi­lée par ses prouesses ins­tru­men­tales et oublieuse de ses devoirs d’hu­ma­ni­té et d’ou­ver­ture à la glo­ba­li­té de ce que vit l’u­sa­ger-patient, on en convien­dra très volon­tiers. Que l’am­bu­la­toire soit, grâce à sa posi­tion, plus enclin à s’a­per­ce­voir de la com­plexi­té des situa­tions de vie, cela ne fait non plus aucun doute. Mais faut-il pour autant regar­der l’hô­pi­tal avec une sorte de fata­li­té ou de dégout lar­vé, comme une struc­ture cade­nas­sée par ses fonc­tions tech­niques, intrin­sè­que­ment rétive à la créa­ti­vi­té éthique, thé­ra­peu­tique et politique ?

Ponc­tuel­le­ment, cette ten­dance à la dicho­to­mie parait par­fois trans­pi­rer dans l’une ou l’autre contri­bu­tion — par­mi les plus cir­cons­tan­ciées et les plus sub­tiles pour­tant du dos­sier. Il ne fau­drait pas la culti­ver. La divi­sion du tra­vail est inévi­table dans le champ de la san­té. La divi­sion du patient n’y est pas for­cé­ment asso­ciée, sur­tout si l’on prend la peine de s’or­ga­ni­ser pour assu­rer la flui­di­té des pas­sages et la loyau­té des modus viven­di entre éche­lons, par ailleurs tous néces­saires et éga­le­ment utiles à la popu­la­tion, bien que trop sou­vent mis en concur­rence par des pres­sions de sur­vie. Cer­tains s’emploient intel­li­gem­ment à nouer des liens fonc­tion­nels entre méde­cine de ville et hôpi­tal, à par­tir d’un dia­logue direct entre acteurs (citons l’ex­pé­rience des Sylos, sys­tèmes locaux de santé).


La far­fouille aux angles d’attaque

Le doc­teur Gérard Lemaire, qui par incli­na­tion à la modes­tie se garde bien de le sou­li­gner, sait de quoi il parle quand il nous retrace à gros traits « l’his­toire des ser­vices et soins à domi­cile ». Il fut en effet dans notre pays un des pre­miers, sinon le tout pre­mier, à mettre sur pied avec quelques confrères une coor­di­na­tion locale de géné­ra­listes et de tra­vailleurs para­mé­di­caux recen­trée sur le patient. Sans tapage, avec ima­gi­na­tion et volon­ta­risme, cette for­mule tota­le­ment aty­pique il y a trente ans par­ve­nait à offrir à la popu­la­tion locale une méde­cine de base plus sou­te­nante et moins aléa­toire, dont les objec­tifs et effets prin­ci­paux étaient d’aug­men­ter signi­fi­ca­ti­ve­ment le bien-être des malades face aux situa­tions (semi-)lourdes, de ren­for­cer la cohé­rence des prises en charge, de sor­tir les pres­ta­taires de leur iso­le­ment, d’é­vi­ter les erre­ments indus dans le sys­tème de soins (notam­ment les hos­pi­ta­li­sa­tions entre­prises par défaut, c’est-à-dire par manque de solu­tions pra­ti­cables dans le cadre de vie habi­tuel ; le qua­li­fi­ca­tif de « pra­ti­cable » ren­voyant ici à deux exi­gences : d’une part, res­ter rela­ti­ve­ment com­mode pour les pro­fes­sion­nels ; d’autre part, être sécu­ri­sant et satis­fai­sant pour les usa­gers). Les prin­ci­paux « musts » d’au­jourd’­hui en matière de valo­ri­sa­tion ambu­la­toire se trou­vaient en concen­tré dans cette expé­rience inau­gu­rale. Quant à la contri­bu­tion de Gérard Lemaire au pré­sent dos­sier, elle est sur­tout des­crip­tive et vaut par le dia­po­ra­ma par­ti­cu­liè­re­ment clair, aisé­ment assi­mi­lable par les plus jeunes géné­ra­tions de pro­fes­sion­nels, qu’il nous livre des grands jalons qui ont mar­qué le déve­lop­pe­ment des ini­tia­tives pri­vées ou publiques tou­chant au (fort lent) pro­ces­sus de vali­da­tion col­lec­tive et offi­cielle du sec­teur ambulatoire.

Dans le même ordre d’i­dées, mais plus en phase avec les ques­tion­ne­ments éthiques, rela­tion­nels, sociaux ou encore orga­ni­sa­tion­nels de pro­fes­sion­nels sin­gu­liers ayant fait le choix de tra­vailler en mai­son médi­cale, l’in­ter­view de Ber­nard Ver­cruysse nous plonge dans l’his­toire de ces pra­tiques inno­vantes, elles aus­si appa­rues voi­ci une tren­taine d’an­nées et par­cou­rues, depuis, d’é­vo­lu­tions sen­sibles. Éric Mes­sens fait le pen­dant, en se foca­li­sant davan­tage sur la dimen­sion de san­té men­tale, indis­so­ciable bien sûr des pro­blé­ma­tiques sociales. À mi-che­min entre le repor­tage intros­pec­tif sur l’é­tat des troupes et le mémo­ran­dum, son article syn­thé­tise les pré­oc­cu­pa­tions et attentes actuelles que les pra­ti­ciens de ter­rain sou­haitent por­ter col­lec­ti­ve­ment à l’at­ten­tion de tous et, en par­ti­cu­lier, des déci­deurs en charge de la vision et de la ges­tion orga­niques du milieu ambu­la­toire urbain.

Pre­nant à bras-le-corps le concept de « virage ambu­la­toire », qui a incar­né au Cana­da fran­co­phone une auda­cieuse pré­ten­tion à repen­ser et à remo­de­ler entiè­re­ment le sys­tème de san­té dans le sens d’un déve­lop­pe­ment plus ration­nel et effi­cient, Pierre Ansay nous en pré­sente un bilan cri­tique où il dis­cerne des ver­tus, des effets per­vers mar­qués et des avan­cées encore très miti­gées ou ambi­va­lentes. Dans la mesure où le Qué­bec nous fas­cine depuis long­temps par le dyna­misme et le sys­té­ma­tisme dont il semble avoir fait son cré­do en matière de poli­tiques sociale et de san­té, ce regard un peu plus cor­ro­sif sur l’i­cône outre-atlan­tiste est en soi inter­pel­lant et donc salubre.

Cela dit, les aspects de la « crise grave » du sys­tème de soins qué­bé­cois sur les­quels l’au­teur s’é­tend le plus — files d’at­tente pour des inter­ven­tions chi­rur­gi­cales, dérem­bour­se­ments d’actes de soins, piètre répar­ti­tion géo­gra­phique des pro­fes­sion­nels, sur­charge et épui­se­ment ner­veux des infir­mières ou des aidant(e)s naturel(le)s confronté(e)s à la dimi­nu­tion du nombre de lits… — sont à des degrés divers des phé­no­mènes signa­lés dans de nom­breux pays et qui échappent lar­ge­ment au libre-arbitre des pro­fes­sion­nels de l’am­bu­la­toire. Dans le cas du Qué­bec, de prime abord, le phé­no­mène de crise épin­glé par l’au­teur semble soit rele­ver de fac­teurs tiers, d’ordre mana­gé­rial ou éco­no­mi­co-poli­tique, soit témoi­gner d’un « virage ambu­la­toire » incon­sis­tant plu­tôt qu’ex­ces­sif. Le sous-cha­pitre trai­tant des « leçons à tirer de cette expé­rience » débouche par contre sur des mises en garde plus larges, sus­cep­tibles de nour­rir des réflexes de vigi­lance de por­tée qua­si universelle.

Trois contri­bu­tions nous invitent alors, paral­lè­le­ment, à arpen­ter les évo­lu­tions et les réa­li­tés pré­sentes du champ ambu­la­toire, au tra­vers de deux prismes et d’une quête. Les prismes sont, d’une part, la notion de « réseau » (article de Jean-Louis Genard) et, d’autre part, celle de « qua­li­té de ser­vice » (texte de Tho­mas Lemaigre). La quête, déve­lop­pée par Jean De Munck, est celle des « repères col­lec­tifs » essen­tiels que l’on pour­rait déga­ger du mou­ve­ment ambu­la­toire en tant que tel et sur­tout de la palette d’ex­pé­riences et de pra­tiques qui le constituent.

Jean De Munck ne fait pas le choix de dis­sé­quer le sec­teur ambu­la­toire sous l’angle stric­te­ment fonc­tion­nel (adé­qua­tion de l’offre à une demande), mais en cherche plu­tôt l’âme. Il exa­mine ce qui se joue dans les pro­fon­deurs de cette acti­vi­té pro­fes­sion­nelle et sociale. Ce qui, une fois exhu­mé, est le plus sus­cep­tible d’é­veiller des ques­tions fortes et néces­saires en nous — en tant qu’­hu­mains, usa­gers poten­tiels, citoyens inter­pel­lés par les modes de réponse à la souf­france et à la détresse d’autrui.

Dans un pre­mier temps, l’au­teur mesure le che­min par­cou­ru depuis les rup­tures « éman­ci­pa­trices » des décen­nies soixante-sep­tante (mai­tri­ser la contra­cep­tion, sor­tir de l’a­sile…) jus­qu’aux posi­tions para­doxa­le­ment plus « régu­la­trices » d’au­jourd’­hui (sor­tir nos contem­po­rains urba­ni­sés de leurs « mau­vais trips » au sens large, leur redon­ner une place à leurs propres yeux, etc.).

Il faut dire que les choses ont chan­gé en trente ans. Les indi­vi­dus se sont affran­chis de bien des tra­di­tions et des normes de plomb mais ils ont main­te­nant ten­dance, dans un envi­ron­ne­ment plus prompt à faire miroi­ter n’im­porte quoi aux gens qu’à leur ouvrir l’es­prit, à se décou­vrir flot­tants, en ape­san­teur exis­ten­tielle entre des liber­tés sté­réo­ty­pées, des angoisses en solo, des nar­cis­sismes tris­tou­nets et de francs décro­chages sociaux.

Cette conjonc­ture, à prio­ri dépri­mante, est peut-être un des élé­ments qui poussent le sec­teur ambu­la­toire à la recherche opi­niâtre d’une nou­velle voie en matière de rela­tion à l’u­sa­ger et de phi­lo­so­phie du soin. Le sujet y serait accueilli sans être acca­pa­ré, appré­cié sans être adu­lé, sou­te­nu sans être enca­dré ni pous­sé à l’a­dap­ta­tion maxi­male aux normes du temps (comme en écho, le Dr Ver­cruysse parle lui de l’im­por­tance par­fois majeure du com­pa­gnon­nage pro­fes­sion­nel par rap­port à l’ob­jec­tif de gué­ri­son). L’ar­ticle débouche alors sur une longue réflexion rela­tive à la démo­cra­tie sani­taire et esquisse l’ap­port spé­ci­fique du sec­teur ambu­la­toire au dépas­se­ment de la logique de mar­ché, d’une part, de la pla­ni­fi­ca­tion bureau­cra­tique, d’autre part.

Tho­mas Lemaigre approche le thème géné­ral via la ques­tion névral­gique de « l’as­su­rance de qua­li­té » des ser­vices. Il cap­te­ra l’at­ten­tion du tra­vailleur « lamb­da » de l’am­bu­la­toire, car il recense la plu­part des élé­ments qui hantent doré­na­vant sa réa­li­té quo­ti­dienne. Il le sai­sit non seule­ment dans sa créa­ti­vi­té pro­fes­sion­nelle propre (« moder­ni­sa­tion par le bas »), mais aus­si dans la réa­li­té plus pro­saïque de ses sta­tuts, géné­ra­le­ment incon­for­tables ou pré­caires, et des ten­sions qu’il peut ren­con­trer dans ses rap­ports avec les pou­voirs. Ces der­niers sont séduits, eux aus­si, par de nou­veaux modèles de fonc­tion­ne­ment, de contrôle et de ges­tion (« moder­ni­sa­tion par le haut »).

Ces nou­veaux modèles ont ten­dance à essai­mer par­mi l’en­semble des poli­tiques à sub­strat social (san­té, jus­tice, accès à l’emploi ou au chô­mage, etc.). Ils se carac­té­risent à la fois par la déter­mi­na­tion de filières types (telle tra­jec­toire pré­fé­ren­tielle pour tel pro­fil d’u­sa­gers) et, à l’é­che­lon de l’aide pro­pre­ment dite, par des « coa­chings » indi­vi­dua­li­sés des per­sonnes sui­vies dans leurs par­cours de remé­dia­tion ou d’in­ser­tion. La ten­dance à l’im­po­si­tion de cer­tains recours à l’aide par l’une ou l’autre auto­ri­té civile ou admi­nis­tra­tive s’a­joute au tableau, posant aux pro­fes­sion­nels d’in­signes pro­blèmes d’ac­cli­ma­ta­tion (côté aidant) et de moti­va­tion (côté aidé). Face à tout cela, insiste Tho­mas Lemaigre, devraient être davan­tage tra­vaillées les condi­tions de la « qua­li­té de ser­vice » et devraient être dis­cu­tés pério­di­que­ment, si pos­sible dans une enceinte non par­ti­sane et en cap­tant éga­le­ment les points de vue d’usagers8, les cri­tères qui per­met­traient d’é­va­luer cette qua­li­té et de la faire évo­luer dans le sens espéré.

Enfin, Jean-Louis Genard retrace l’é­vo­lu­tion du concept de réseau, né d’une forme de résis­tance à la supré­ma­tie des grandes ins­ti­tu­tions. Pour lui, en somme, l’ef­flo­res­cence des réseaux (ou des volon­tés de faire davan­tage réseaux) est le résul­tat d’une aller­gie crois­sante des agents sociaux à l’é­gard des rigi­di­tés ver­ti­cales et le fruit d’un déve­lop­pe­ment accru de la contro­verse dans la plu­part des champs de savoir.

Cela place l’É­tat et les poli­tiques publiques, de son point de vue, devant une tâche nou­velle. Celle de rompre, d’une part, avec l’an­cien régime « for­diste » carac­té­ris­tique de l’É­tat social, où l’on confiait des mono­poles de savoir légi­time et de pou­voir de direc­tion à des pôles ins­ti­tu­tion­nels (l’en­sei­gne­ment, la jus­tice…), à des types de struc­tures (l’hô­pi­tal) ou à des groupes pro­fes­sion­nels puis­sants. L’É­tat aurait doré­na­vant à endos­ser un rôle à la fois moins dis­cré­tion­naire et plus ani­ma­teur (rôles de coor­di­na­tion, de sti­mu­la­tion de concer­ta­tions, de com­man­di­taire de recherches per­ti­nentes, d’é­va­lua­tion des poli­tiques…). Cette évo­lu­tion per­met­trait de mieux tenir compte à la fois de l’in­tri­ca­tion de nom­breuses pro­blé­ma­tiques (cultu­relles, sociales, sani­taires, éco­no­miques, envi­ron­ne­men­tales, édu­ca­tives, média­tiques…) et de la plu­ra­li­té des savoirs et modes d’in­ter­ven­tion. Sous peine de ver­ser dans un simple modèle de mar­ché, sou­ligne tou­te­fois l’au­teur, il ne fau­drait pas renon­cer à toute auto­ri­té « ver­ti­cale ». L’É­tat doit conser­ver, et au besoin requa­li­fier, son rôle de déter­mi­na­tion et de pilo­tage des grandes fina­li­tés de l’ac­tion publique, mais sous une forme plus souple, en termes d’exé­cu­tion et en s’al­liant le dyna­misme des forces vives de la société.

On ne bou­cle­ra pas cette intro­duc­tion sans évo­quer cer­tains manques, dont le col­lec­tif d’au­teurs s’est mon­tré très conscient et même fran­che­ment sou­cieux, après avoir réuni ce pre­mier lot de contri­bu­tions. Toute la ques­tion des mobi­li­sa­tions récentes du non-mar­chand, par exemple, et de leurs racines pro­fondes en matière d’emploi, de condi­tions de tra­vail, de par­ti­ci­pa­tion à l’é­la­bo­ra­tion des fina­li­tés et normes de fonc­tion­ne­ment des ser­vices, méri­te­rait à coup sûr une approche plus directe. De même que le deve­nir sta­tu­taire et finan­cier des tra­vailleurs dans un pro­ces­sus pos­sible de mul­ti­pli­ca­tion des sous-trai­tances de mis­sions sociales, de pré­ven­tion et de san­té, confiées à des micro-uni­tés auto­nomes plu­tôt qu’à de grosses ins­ti­tu­tions cen­trales, où le col­lec­tif des tra­vailleurs pou­vait avoir plus de poids. À mettre à l’a­gen­da de futurs numéros.

Thierry Poucet


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