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Vlaams Blok : le ressort nationaliste
« Je ne sais pas, je ne sais pas »… C’est à peu près tout ce que Steve Stevaert, le président du SP.A, parvenait encore à articuler et à répéter le soir des élections quand on lui a demandé ce qu’il « fallait faire face à cette nouvelle victoire du Blok ». Il n’est pas le seul à en être resté hébété. Ce parti […]
« Je ne sais pas, je ne sais pas »… C’est à peu près tout ce que Steve Stevaert, le président du SP.A, parvenait encore à articuler et à répéter le soir des élections quand on lui a demandé ce qu’il « fallait faire face à cette nouvelle victoire du Blok ». Il n’est pas le seul à en être resté hébété. Ce parti raciste est aujourd’hui le premier de Flandre, état de fait que seul la réunion du C.D.&V. et de la N.V.A. en cartel ne permet pas encore de faire éclater complètement au grand jour.
Il est à craindre que cette nouvelle poussée extrémiste ne constitue qu’un simple « choc » supplémentaire. Un de plus dans la litanie des dimanches noirs qui ont rythmé les années nonante. À force, ce type d’électrochoc ne porte plus. Quand la majorité écrasante de votre quartier vote Vlaams Blok, on peut comprendre que la capacité d’indignation tourne à vide et finit par s’épuiser, sans écho. On se fatigue alors d’autant plus vite des appels au « sursaut citoyen », des commémorations de la Seconde Guerre, des mobilisations « antifascistes » contre « la bête immonde », des doctes réflexions sur les « motivations réelles des électeurs » qu’il faut « écouter », des métaphores médicales sur « les ravages de la peste brune » ou des « remèdes » des divers docteurs Folamour… La dernière potion magique en date est d’inspiration batavo-autrichienne : associer le Blok au gouvernement flamand pour le mouiller et le discréditer.
Malheureusement, la recette, qui n’est pas neuve, tient plus du débat médiatique lancé dans l’urgence que d’une réelle prise en charge de ce phénomène inquiétant. D’autant plus que, soit dit en passant, le cordon sanitaire ne tient de toute manière déjà plus qu’à un fil, celui précisément de la participation au pouvoir : il y a belle lurette que les travaux parlementaires, les divers organes des institutions publiques ou encore les médias ont de facto intégré le Blok au fonctionnement quotidien du système politique en Flandre.
S’interroger sur la dynamique du Blok est tout sauf évident. La Flandre a tellement le nez dessus que la myopie est difficilement évitable ; tandis qu’en Wallonie et à Bruxelles, nous ne l’examinons généralement qu’à la jumelle : de trop loin pour en détecter les ressorts et faire abstraction soit de nos préjugés, soit d’un politiquement correct communautaire de tout aussi mauvais aloi. Un petit détour par l’analyse des mouvements extrémistes similaires en Europe peut aider à départager ce qui travaille de nombreuses démocraties européennes de ce qui relève de notre configuration belgo-belge.
Qui vote F.N. en France et en Wallonie, Vlaams Blok en Flandre ou encore F.P.Ö. en Autriche ? Et pourquoi ? Une seule constante : ces électeurs se recrutent plus nettement chez les hommes au faible capital culturel. Mais pour le reste, cet électorat est fortement hétérogène. En dehors des groupuscules d’adhérents purs et durs aux théories fascistes, on y retrouve deux grands ensemble : les « perdants de la mondialisation » et les tenants d’une « protestation de type autoritaire ». Les premiers sont essentiellement des ouvriers et de petits employés, victimes toutes désignées de la globalisation économique et de son cortège de délocalisations et autres flexibilisations du marché de l’emploi. Le discours de rejet des étrangers, « ces concurrents supplémentaires dont on n’avait vraiment pas besoin », fait alors mouche auprès de catégories sociales aux droits fragilisés.
Pour autant, l’explication « misérabiliste » du vote d’extrême droite ne tient pas. Vivre des conditions socioéconomiques difficiles n’en est pas, loin de là, le moteur unique, ni même premier, dans de nombreuses régions. Les chômeurs et les différents groupes issus du quart monde auraient, en effet, plutôt tendance à pousser la « désaffiliation » jusqu’à ne plus participer aux différents scrutins, un retrait évidemment moindre dans les pays où le vote est obligatoire. Surtout, on doit constater que l’extrême droite cartonne dans des régions parmi les plus prospères d’Europe (nord de l’Italie, Autriche, Suisse, Flandre, etc.). C’est que la globalisation entraine également la peur d’une déchéance sociale relative : allié à un antifiscalisme atavique et au sentiment d’insécurité physique, le « chauvinisme du bien-être » constitue une des premières raisons pour lesquelles des groupes sociaux plus aisés portent leur suffrage le plus loin possible à l’extrême de la droite.
Un second groupe d’électeurs, aux contours plus diffus, draine également les membres des classes socioéconomiquement moyennes voire supérieures. Ce groupe développe un vote mêlant une protestation violemment individualiste et antiétatiste à une vision autoritaire des rapports sociaux. Il adhère à toute proposition radicalement répressive, susceptible de préserver ses valeurs morales ou culturelles (nation, travail, ordre…) ; même s’il s’agit aussi, comme dans le premier groupe, de maintenir une situation économique privilégiée. Les principaux points de focalisation de cette seconde composante du vote d’extrême droite sont l’immigration, et les tensions nées de l’évolution multiculturelle de nos sociétés, ainsi que les scandales politiques.
On le voit : des évolutions sociales, culturelles et économiques qu’on n’a pas le sentiment de maitriser constituent un contexte favorable à l’activation d’un vote extrémiste dans bien des catégories de la population. Il faut y ajouter que la situation internationale, et plus précisément l’image du monde arabo-musulman en Occident, participe de ce contexte de manière de plus en plus décisive. Le F.N. francophone belge, bootsé par la médiatisation du charismatique Le Pen, n’a même pas à remédier à sa médiocrité pour récolter les fruits de pareille conjoncture, et obtenir 8 % des voix en Wallonie… Ces éléments de contexte sont, par contre, des conditions nécessaires mais non suffisantes pour qu’il y ait montée significative de l’extrême droite, à l’instar de ce qui se passe en Flandre. Une telle progression demande une force partisane capable de traduire l’ensemble des positions sociales décrites ci-dessus en positionnements politiques extrémistes ; un parti capable d’incarner, pour ce faire, certaines des caractéristiques propres à un espace public donné. On voit là toute l’importance de ce travail de traduction de tensions sociales sur cette scène spécifique que constitue la politique. C’est de la réussite de cette opération que dépend, en effet, la jonction des deux grands groupes sociaux dans lesquels recrute l’extrémisme de droite.
Cette traduction politique se joue essentiellement sur le plan symbolique (avant d’ailleurs de désigner une quelconque capacité organisationnelle, importante certes mais également insuffisante). C’est là qu’on comprend peut-être mieux le désarroi d’un Steve Stevaert. Il a cru pouvoir échanger une position courageuse dans le dossier du droit de vote des étrangers contre des élans populistes, censés rencontrer les frustrations exprimées dans le corps électoral flamand. En définitive, il aura probablement, sur les deux versants de son deal, contribué aux gains électoraux du Blok. En avançant toutes les semaines, « une solution simple » aux « vrais problèmes des vrais gens » (la mobilité, les incivilités, la lenteur de la Justice, le logement, la sécurité routière, la dureté des relations sociales…), Stevaert n’a fait qu’alimenter la dynamique extrémiste. En privilégiant une sorte de relation proche et directe entre l’élu et le peuple, il a cru pouvoir affaiblir le Blok. Mais le creuset où ce parti prospère n’est pas seulement celui du populisme : le parti extrémiste flamand puise d’abord, et avant tout, sa force dans la matrice nationaliste. À cette aune, faire droit aux plaintes plus ou moins fondées de tous et de chacun ne devient crédible qu’à condition de déboucher sur un surplus d’autonomie flamande. Le simplisme de Stevaert n’avançant pas assez systématiquement des demandes de scissions supplémentaires est resté en deçà du discours du Blok tout en le cautionnant.
On se rassurera à bon compte en indiquant que seule une infime minorité des électeurs du Blok justifie son vote par le désir d’indépendance de la Flandre. C’est un peu vite oublier que pour une majorité de citoyens en Flandre la question de l’avenir de l’État belge se réduit à un enjeu dépassionné, de portée instrumentale : à quel niveau de pouvoir l’attribution d’un maximum de compétences sera-t-elle la plus efficace ? Pour la plupart, c’est au niveau flamand qu’il faut concentrer l’essentiel du pouvoir. Qu’à force d’« approfondissement », le fédéralisme se réduise à une coquille vide sous un label confédéral importe peu en Flandre. Mais du coup, l’enjeu de l’indépendance s’en trouve singulièrement désamorcé. En réalité, si le nationalisme flamand marque profondément les attentes des électeurs du Blok, c’est parce que toute légitimité politique flamande passe par l’adoption des solutions que ce nationalisme a popularisées. En d’autres mots, ce nationalisme a légué sa matrice idéologique à une Flandre qui l’utilise aujourd’hui pour exclure, non plus seulement le bourgeois francophone, mais tout qui menacerait sa prospérité.
Le nationalisme flamand a contribué de manière décisive à l’approfondissement de la démocratie belge en lui imposant de reconnaitre sa diversité culturelle interne. Il a permis de rendre justice à la majorité flamande dominée par une bourgeoisie « fransquillonne » méprisante. Le seul problème, c’est que, au travers du conflit communautaire, ce sentiment de domination a continué à s’autoalimenter : aujourd’hui le fait que le droit de vote n’ait été soutenu que par une minorité des représentants flamands renvoie, dans nombre d’esprits, à l’arrogance d’antan des bourgeois flamands francophones. Un complexe de minorité opprimée, infériorisée, continue à travailler une Flandre qui se heurte aux francophones belges dans son désir de jouir pleinement de sa situation économique. Même si le nationalisme d’antan s’est clairement affaibli, la solution qu’il préconise, l’autonomie (et la discrimination qui l’accompagne), lui survit largement et a fini par imprégner l’ensemble des revendications flamandes. Entre son aile extrémiste de droite et les composantes démocratiques du mouvement flamand, il n’y a qu’une différence de degré dans le type de propositions avancées : tous se réfèrent à une matrice discriminatoire commune.
Et les partis démocratiques flamands de vendre à tour de bras, à des électeurs qui s’y retrouvent, de la discrimination fiscale, sociale et sécuritaire. À la seule fin d’exclure les chômeurs, les délinquants, les étrangers…, les programmes démocratiques fourmillent de « splitsing » en tous genres qui permettront d’organiser plus facilement ces discriminations. Comment espérer qu’un programme plus clairement et radicalement discriminatoire envers les immigrés, les « profiteurs wallons », les petits délinquants, les politiciens… ne séduise une part toujours plus importante de l’électorat ? La frustration de ne pas voir se produire la seule issue évidente et partagée, la scission (de la S.N.C.B., de la sécurité sociale, du code de la route, de la Justice, etc.), vient s’ajouter à toutes celles que l’on a eu l’occasion de développer. Au final, ces frustrations se nourrissent d’un sentiment d’injustice faite au citoyen flamand. De la même manière, le Blok retourne les critiques dont il est l’objet en dénonçant les atteintes à la liberté d’expression dont lui et ses électeurs seraient victimes : il est le seul à dire tout haut ce que tant de Flamands penseraient tout bas. Certains en viennent à fonder leur vote blokker sur un sentiment de justice blessé. Ce qui prouve au moins que la légitimité nationaliste flamande ne peut se défaire aussi simplement de sa composante démocratique, fût-ce de manière retorse…
Le désarroi des partis démocratiques flamands, bien réel, sera de courte durée. On les voit tout aussi mal faire une place au Vlaams Blok dans le gouvernement régional que remettre en cause une orientation politique commune si profondément ancrée. Le million d’électeurs du Blok viendra bien à point pour peser dans les négociations institutionnelles qui, un jour ou l’autre, concrétiseront le dessein confédéraliste négocié au Vlaamse Raad en 1999… Une partie de la presse et des hommes politiques ont déjà commencé à désigner le « véritable responsable » du succès du Blok : l’opposition francophone systématique aux velléités autonomistes flamandes…
C’est dire si la stratégie actuelle des francophones n’est plus de mise : faire le gros dos et espérer que, d’une part, la Flandre vieillissante redécouvre les charmes de la sécurité sociale telle que nous l’envisageons, et que, d’autre part, les Régions wallonne et bruxelloise se hissent à des niveaux économiques et sociaux plus enviables. L’agenda institutionnel, sous la pression toujours plus massive du Blok, ne permet plus un quelconque attentisme : il faudra probablement négocier — sereinement — les résolutions du Parlement flamand, mais surtout remettre sur le métier une volonté de réforme plus approfondie dans les espaces politiques dont nous avons la responsabilité. En Wallonie, le P.S. a renoué avec des scores traditionnels élevés qui n’ont toutefois pas empêché le progrès du F.N. On n’ose imaginer l’attractivité nouvelle d’un vote protestataire qu’entraineraient à la longue les effets de mauvaises négociations avec la Flandre ou d’une politique de réforme, en Wallonie et à Bruxelles, qui se limiterait in fine à la promotion médiatique des leaders du moment…
21 juin 2003