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Vlaams Blok : le ressort nationaliste

Numéro 06/7 Juin-Juillet 2004 par La Revue nouvelle

juin 2004

« Je ne sais pas, je ne sais pas »… C’est à peu près tout ce que Steve Ste­vaert, le pré­sident du SP.A, par­ve­nait encore à arti­cu­ler et à répé­ter le soir des élec­tions quand on lui a deman­dé ce qu’il « fal­lait faire face à cette nou­velle vic­toire du Blok ». Il n’est pas le seul à en être res­té hébé­té. Ce parti […]

« Je ne sais pas, je ne sais pas »… C’est à peu près tout ce que Steve Ste­vaert, le pré­sident du SP.A, par­ve­nait encore à arti­cu­ler et à répé­ter le soir des élec­tions quand on lui a deman­dé ce qu’il « fal­lait faire face à cette nou­velle vic­toire du Blok ». Il n’est pas le seul à en être res­té hébé­té. Ce par­ti raciste est aujourd’­hui le pre­mier de Flandre, état de fait que seul la réunion du C.D.&V. et de la N.V.A. en car­tel ne per­met pas encore de faire écla­ter com­plè­te­ment au grand jour.

Il est à craindre que cette nou­velle pous­sée extré­miste ne consti­tue qu’un simple « choc » sup­plé­men­taire. Un de plus dans la lita­nie des dimanches noirs qui ont ryth­mé les années nonante. À force, ce type d’élec­tro­choc ne porte plus. Quand la majo­ri­té écra­sante de votre quar­tier vote Vlaams Blok, on peut com­prendre que la capa­ci­té d’in­di­gna­tion tourne à vide et finit par s’é­pui­ser, sans écho. On se fatigue alors d’au­tant plus vite des appels au « sur­saut citoyen », des com­mé­mo­ra­tions de la Seconde Guerre, des mobi­li­sa­tions « anti­fas­cistes » contre « la bête immonde », des doctes réflexions sur les « moti­va­tions réelles des élec­teurs » qu’il faut « écou­ter », des méta­phores médi­cales sur « les ravages de la peste brune » ou des « remèdes » des divers doc­teurs Fola­mour… La der­nière potion magique en date est d’ins­pi­ra­tion bata­vo-autri­chienne : asso­cier le Blok au gou­ver­ne­ment fla­mand pour le mouiller et le discréditer.

Mal­heu­reu­se­ment, la recette, qui n’est pas neuve, tient plus du débat média­tique lan­cé dans l’ur­gence que d’une réelle prise en charge de ce phé­no­mène inquié­tant. D’au­tant plus que, soit dit en pas­sant, le cor­don sani­taire ne tient de toute manière déjà plus qu’à un fil, celui pré­ci­sé­ment de la par­ti­ci­pa­tion au pou­voir : il y a belle lurette que les tra­vaux par­le­men­taires, les divers organes des ins­ti­tu­tions publiques ou encore les médias ont de fac­to inté­gré le Blok au fonc­tion­ne­ment quo­ti­dien du sys­tème poli­tique en Flandre.

S’in­ter­ro­ger sur la dyna­mique du Blok est tout sauf évident. La Flandre a tel­le­ment le nez des­sus que la myo­pie est dif­fi­ci­le­ment évi­table ; tan­dis qu’en Wal­lo­nie et à Bruxelles, nous ne l’exa­mi­nons géné­ra­le­ment qu’à la jumelle : de trop loin pour en détec­ter les res­sorts et faire abs­trac­tion soit de nos pré­ju­gés, soit d’un poli­ti­que­ment cor­rect com­mu­nau­taire de tout aus­si mau­vais aloi. Un petit détour par l’a­na­lyse des mou­ve­ments extré­mistes simi­laires en Europe peut aider à dépar­ta­ger ce qui tra­vaille de nom­breuses démo­cra­ties euro­péennes de ce qui relève de notre confi­gu­ra­tion belgo-belge.

Qui vote F.N. en France et en Wal­lo­nie, Vlaams Blok en Flandre ou encore F.P.Ö. en Autriche ? Et pour­quoi ? Une seule constante : ces élec­teurs se recrutent plus net­te­ment chez les hommes au faible capi­tal cultu­rel. Mais pour le reste, cet élec­to­rat est for­te­ment hété­ro­gène. En dehors des grou­pus­cules d’adhé­rents purs et durs aux théo­ries fas­cistes, on y retrouve deux grands ensemble : les « per­dants de la mon­dia­li­sa­tion » et les tenants d’une « pro­tes­ta­tion de type auto­ri­taire ». Les pre­miers sont essen­tiel­le­ment des ouvriers et de petits employés, vic­times toutes dési­gnées de la glo­ba­li­sa­tion éco­no­mique et de son cor­tège de délo­ca­li­sa­tions et autres flexi­bi­li­sa­tions du mar­ché de l’emploi. Le dis­cours de rejet des étran­gers, « ces concur­rents sup­plé­men­taires dont on n’a­vait vrai­ment pas besoin », fait alors mouche auprès de caté­go­ries sociales aux droits fragilisés.

Pour autant, l’ex­pli­ca­tion « misé­ra­bi­liste » du vote d’ex­trême droite ne tient pas. Vivre des condi­tions socioé­co­no­miques dif­fi­ciles n’en est pas, loin de là, le moteur unique, ni même pre­mier, dans de nom­breuses régions. Les chô­meurs et les dif­fé­rents groupes issus du quart monde auraient, en effet, plu­tôt ten­dance à pous­ser la « désaf­fi­lia­tion » jus­qu’à ne plus par­ti­ci­per aux dif­fé­rents scru­tins, un retrait évi­dem­ment moindre dans les pays où le vote est obli­ga­toire. Sur­tout, on doit consta­ter que l’ex­trême droite car­tonne dans des régions par­mi les plus pros­pères d’Eu­rope (nord de l’I­ta­lie, Autriche, Suisse, Flandre, etc.). C’est que la glo­ba­li­sa­tion entraine éga­le­ment la peur d’une déchéance sociale rela­tive : allié à un anti­fis­ca­lisme ata­vique et au sen­ti­ment d’in­sé­cu­ri­té phy­sique, le « chau­vi­nisme du bien-être » consti­tue une des pre­mières rai­sons pour les­quelles des groupes sociaux plus aisés portent leur suf­frage le plus loin pos­sible à l’ex­trême de la droite.

Un second groupe d’é­lec­teurs, aux contours plus dif­fus, draine éga­le­ment les membres des classes socioé­co­no­mi­que­ment moyennes voire supé­rieures. Ce groupe déve­loppe un vote mêlant une pro­tes­ta­tion vio­lem­ment indi­vi­dua­liste et anti­éta­tiste à une vision auto­ri­taire des rap­ports sociaux. Il adhère à toute pro­po­si­tion radi­ca­le­ment répres­sive, sus­cep­tible de pré­ser­ver ses valeurs morales ou cultu­relles (nation, tra­vail, ordre…) ; même s’il s’a­git aus­si, comme dans le pre­mier groupe, de main­te­nir une situa­tion éco­no­mique pri­vi­lé­giée. Les prin­ci­paux points de foca­li­sa­tion de cette seconde com­po­sante du vote d’ex­trême droite sont l’im­mi­gra­tion, et les ten­sions nées de l’é­vo­lu­tion mul­ti­cul­tu­relle de nos socié­tés, ain­si que les scan­dales politiques.

On le voit : des évo­lu­tions sociales, cultu­relles et éco­no­miques qu’on n’a pas le sen­ti­ment de mai­tri­ser consti­tuent un contexte favo­rable à l’ac­ti­va­tion d’un vote extré­miste dans bien des caté­go­ries de la popu­la­tion. Il faut y ajou­ter que la situa­tion inter­na­tio­nale, et plus pré­ci­sé­ment l’i­mage du monde ara­bo-musul­man en Occi­dent, par­ti­cipe de ce contexte de manière de plus en plus déci­sive. Le F.N. fran­co­phone belge, boot­sé par la média­ti­sa­tion du cha­ris­ma­tique Le Pen, n’a même pas à remé­dier à sa médio­cri­té pour récol­ter les fruits de pareille conjonc­ture, et obte­nir 8 % des voix en Wal­lo­nie… Ces élé­ments de contexte sont, par contre, des condi­tions néces­saires mais non suf­fi­santes pour qu’il y ait mon­tée signi­fi­ca­tive de l’ex­trême droite, à l’ins­tar de ce qui se passe en Flandre. Une telle pro­gres­sion demande une force par­ti­sane capable de tra­duire l’en­semble des posi­tions sociales décrites ci-des­sus en posi­tion­ne­ments poli­tiques extré­mistes ; un par­ti capable d’in­car­ner, pour ce faire, cer­taines des carac­té­ris­tiques propres à un espace public don­né. On voit là toute l’im­por­tance de ce tra­vail de tra­duc­tion de ten­sions sociales sur cette scène spé­ci­fique que consti­tue la poli­tique. C’est de la réus­site de cette opé­ra­tion que dépend, en effet, la jonc­tion des deux grands groupes sociaux dans les­quels recrute l’ex­tré­misme de droite.

Cette tra­duc­tion poli­tique se joue essen­tiel­le­ment sur le plan sym­bo­lique (avant d’ailleurs de dési­gner une quel­conque capa­ci­té orga­ni­sa­tion­nelle, impor­tante certes mais éga­le­ment insuf­fi­sante). C’est là qu’on com­prend peut-être mieux le désar­roi d’un Steve Ste­vaert. Il a cru pou­voir échan­ger une posi­tion cou­ra­geuse dans le dos­sier du droit de vote des étran­gers contre des élans popu­listes, cen­sés ren­con­trer les frus­tra­tions expri­mées dans le corps élec­to­ral fla­mand. En défi­ni­tive, il aura pro­ba­ble­ment, sur les deux ver­sants de son deal, contri­bué aux gains élec­to­raux du Blok. En avan­çant toutes les semaines, « une solu­tion simple » aux « vrais pro­blèmes des vrais gens » (la mobi­li­té, les inci­vi­li­tés, la len­teur de la Jus­tice, le loge­ment, la sécu­ri­té rou­tière, la dure­té des rela­tions sociales…), Ste­vaert n’a fait qu’a­li­men­ter la dyna­mique extré­miste. En pri­vi­lé­giant une sorte de rela­tion proche et directe entre l’é­lu et le peuple, il a cru pou­voir affai­blir le Blok. Mais le creu­set où ce par­ti pros­père n’est pas seule­ment celui du popu­lisme : le par­ti extré­miste fla­mand puise d’a­bord, et avant tout, sa force dans la matrice natio­na­liste. À cette aune, faire droit aux plaintes plus ou moins fon­dées de tous et de cha­cun ne devient cré­dible qu’à condi­tion de débou­cher sur un sur­plus d’au­to­no­mie fla­mande. Le sim­plisme de Ste­vaert n’a­van­çant pas assez sys­té­ma­ti­que­ment des demandes de scis­sions sup­plé­men­taires est res­té en deçà du dis­cours du Blok tout en le cautionnant.

On se ras­su­re­ra à bon compte en indi­quant que seule une infime mino­ri­té des élec­teurs du Blok jus­ti­fie son vote par le désir d’in­dé­pen­dance de la Flandre. C’est un peu vite oublier que pour une majo­ri­té de citoyens en Flandre la ques­tion de l’a­ve­nir de l’É­tat belge se réduit à un enjeu dépas­sion­né, de por­tée ins­tru­men­tale : à quel niveau de pou­voir l’at­tri­bu­tion d’un maxi­mum de com­pé­tences sera-t-elle la plus effi­cace ? Pour la plu­part, c’est au niveau fla­mand qu’il faut concen­trer l’es­sen­tiel du pou­voir. Qu’à force d’« appro­fon­dis­se­ment », le fédé­ra­lisme se réduise à une coquille vide sous un label confé­dé­ral importe peu en Flandre. Mais du coup, l’en­jeu de l’in­dé­pen­dance s’en trouve sin­gu­liè­re­ment désa­mor­cé. En réa­li­té, si le natio­na­lisme fla­mand marque pro­fon­dé­ment les attentes des élec­teurs du Blok, c’est parce que toute légi­ti­mi­té poli­tique fla­mande passe par l’a­dop­tion des solu­tions que ce natio­na­lisme a popu­la­ri­sées. En d’autres mots, ce natio­na­lisme a légué sa matrice idéo­lo­gique à une Flandre qui l’u­ti­lise aujourd’­hui pour exclure, non plus seule­ment le bour­geois fran­co­phone, mais tout qui mena­ce­rait sa prospérité.

Le natio­na­lisme fla­mand a contri­bué de manière déci­sive à l’ap­pro­fon­dis­se­ment de la démo­cra­tie belge en lui impo­sant de recon­naitre sa diver­si­té cultu­relle interne. Il a per­mis de rendre jus­tice à la majo­ri­té fla­mande domi­née par une bour­geoi­sie « frans­quillonne » mépri­sante. Le seul pro­blème, c’est que, au tra­vers du conflit com­mu­nau­taire, ce sen­ti­ment de domi­na­tion a conti­nué à s’au­toa­li­men­ter : aujourd’­hui le fait que le droit de vote n’ait été sou­te­nu que par une mino­ri­té des repré­sen­tants fla­mands ren­voie, dans nombre d’es­prits, à l’ar­ro­gance d’an­tan des bour­geois fla­mands fran­co­phones. Un com­plexe de mino­ri­té oppri­mée, infé­rio­ri­sée, conti­nue à tra­vailler une Flandre qui se heurte aux fran­co­phones belges dans son désir de jouir plei­ne­ment de sa situa­tion éco­no­mique. Même si le natio­na­lisme d’an­tan s’est clai­re­ment affai­bli, la solu­tion qu’il pré­co­nise, l’au­to­no­mie (et la dis­cri­mi­na­tion qui l’ac­com­pagne), lui sur­vit lar­ge­ment et a fini par impré­gner l’en­semble des reven­di­ca­tions fla­mandes. Entre son aile extré­miste de droite et les com­po­santes démo­cra­tiques du mou­ve­ment fla­mand, il n’y a qu’une dif­fé­rence de degré dans le type de pro­po­si­tions avan­cées : tous se réfèrent à une matrice dis­cri­mi­na­toire commune.

Et les par­tis démo­cra­tiques fla­mands de vendre à tour de bras, à des élec­teurs qui s’y retrouvent, de la dis­cri­mi­na­tion fis­cale, sociale et sécu­ri­taire. À la seule fin d’ex­clure les chô­meurs, les délin­quants, les étran­gers…, les pro­grammes démo­cra­tiques four­millent de « split­sing » en tous genres qui per­met­tront d’or­ga­ni­ser plus faci­le­ment ces dis­cri­mi­na­tions. Com­ment espé­rer qu’un pro­gramme plus clai­re­ment et radi­ca­le­ment dis­cri­mi­na­toire envers les immi­grés, les « pro­fi­teurs wal­lons », les petits délin­quants, les poli­ti­ciens… ne séduise une part tou­jours plus impor­tante de l’é­lec­to­rat ? La frus­tra­tion de ne pas voir se pro­duire la seule issue évi­dente et par­ta­gée, la scis­sion (de la S.N.C.B., de la sécu­ri­té sociale, du code de la route, de la Jus­tice, etc.), vient s’a­jou­ter à toutes celles que l’on a eu l’oc­ca­sion de déve­lop­per. Au final, ces frus­tra­tions se nour­rissent d’un sen­ti­ment d’in­jus­tice faite au citoyen fla­mand. De la même manière, le Blok retourne les cri­tiques dont il est l’ob­jet en dénon­çant les atteintes à la liber­té d’ex­pres­sion dont lui et ses élec­teurs seraient vic­times : il est le seul à dire tout haut ce que tant de Fla­mands pen­se­raient tout bas. Cer­tains en viennent à fon­der leur vote blok­ker sur un sen­ti­ment de jus­tice bles­sé. Ce qui prouve au moins que la légi­ti­mi­té natio­na­liste fla­mande ne peut se défaire aus­si sim­ple­ment de sa com­po­sante démo­cra­tique, fût-ce de manière retorse…

Le désar­roi des par­tis démo­cra­tiques fla­mands, bien réel, sera de courte durée. On les voit tout aus­si mal faire une place au Vlaams Blok dans le gou­ver­ne­ment régio­nal que remettre en cause une orien­ta­tion poli­tique com­mune si pro­fon­dé­ment ancrée. Le mil­lion d’é­lec­teurs du Blok vien­dra bien à point pour peser dans les négo­cia­tions ins­ti­tu­tion­nelles qui, un jour ou l’autre, concré­ti­se­ront le des­sein confé­dé­ra­liste négo­cié au Vlaamse Raad en 1999… Une par­tie de la presse et des hommes poli­tiques ont déjà com­men­cé à dési­gner le « véri­table res­pon­sable » du suc­cès du Blok : l’op­po­si­tion fran­co­phone sys­té­ma­tique aux vel­léi­tés auto­no­mistes flamandes…

C’est dire si la stra­té­gie actuelle des fran­co­phones n’est plus de mise : faire le gros dos et espé­rer que, d’une part, la Flandre vieillis­sante redé­couvre les charmes de la sécu­ri­té sociale telle que nous l’en­vi­sa­geons, et que, d’autre part, les Régions wal­lonne et bruxel­loise se hissent à des niveaux éco­no­miques et sociaux plus enviables. L’a­gen­da ins­ti­tu­tion­nel, sous la pres­sion tou­jours plus mas­sive du Blok, ne per­met plus un quel­conque atten­tisme : il fau­dra pro­ba­ble­ment négo­cier — serei­ne­ment — les réso­lu­tions du Par­le­ment fla­mand, mais sur­tout remettre sur le métier une volon­té de réforme plus appro­fon­die dans les espaces poli­tiques dont nous avons la res­pon­sa­bi­li­té. En Wal­lo­nie, le P.S. a renoué avec des scores tra­di­tion­nels éle­vés qui n’ont tou­te­fois pas empê­ché le pro­grès du F.N. On n’ose ima­gi­ner l’at­trac­ti­vi­té nou­velle d’un vote pro­tes­ta­taire qu’en­trai­ne­raient à la longue les effets de mau­vaises négo­cia­tions avec la Flandre ou d’une poli­tique de réforme, en Wal­lo­nie et à Bruxelles, qui se limi­te­rait in fine à la pro­mo­tion média­tique des lea­ders du moment… 

21 juin 2003

La Revue nouvelle


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