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Virage libertarien en Argentine

Numéro 5 Août 2024 par Xavier Dupret

août 2024

En Argen­tine, Javier Milei, un can­di­dat affi­chant des airs de rock star vêtue de cuir noir et mélan­geant des pers­pec­tives réac­tion­naires clas­siques à des pos­tures liber­ta­riennes, a rem­por­té les élec­tions pré­si­den­tielles. On véri­fie­ra dans ce dos­sier que l’émergence de ce type de lea­der cor­res­pond bien à des enjeux de contexte spé­ci­fi­que­ment argen­tins. À com­men­cer par la tra­di­tion bien […]

Dossier

En Argen­tine, Javier Milei, un can­di­dat affi­chant des airs de rock star vêtue de cuir noir et mélan­geant des pers­pec­tives réac­tion­naires clas­siques à des pos­tures liber­ta­riennes, a rem­por­té les élec­tions pré­si­den­tielles. On véri­fie­ra dans ce dos­sier que l’émergence de ce type de lea­der cor­res­pond bien à des enjeux de contexte spé­ci­fi­que­ment argentins.

À com­men­cer par la tra­di­tion bien éta­blie du pays de se décla­rer à inter­valles très régu­liers en défaut de paie­ment de sa dette exté­rieure. Alors que Nés­tor Kirch­ner l’avait dras­ti­que­ment restruc­tu­rée entre 2005 et 2009, le retour de la droite en 2015 avec Mau­ri­cio Macri s’est tra­duit par une aug­men­ta­tion ver­ti­gi­neuse de la dette en dol­lars. Une ana­lyse plus détaillée des méca­nismes en jeu a per­mis de consta­ter de graves irré­gu­la­ri­tés dans la mise en œuvre de cette nou­velle phase d’endettement tant et si bien que l’on peut qua­li­fier cette der­nière d’illégitime.

Cette ana­lyse limi­tée au seul champ des finances publiques sera com­plé­tée d’une pré­sen­ta­tion de la posi­tion de l’Argentine dans la divi­sion Centre-Péri­phé­rie des échanges com­mer­ciaux entre le Nord et le Sud. Cet exer­cice nous per­met­tra de cer­ner de plus près les rai­sons qui conduisent l’Argentine à faire défaut quant à sa dette, et ceci pra­ti­que­ment tous les 25 ans depuis l’indépendance du pays. On com­plè­te­ra cette approche pro­fon­dé­ment ancrée dans l’école struc­tu­ra­liste lati­no-amé­ri­caine en éco­no­mie poli­tique, laquelle est prin­ci­pa­le­ment repré­sen­tée par un éco­no­miste argen­tin, en l’occurrence Raúl Pre­bisch (1901 – 1986), par un essai d’inscription dans l’approche mar­xienne des capi­taux constants et variables.

C’est sur cet arrière-plan de retour au pou­voir de la bour­geoi­sie liée à la pro­prié­té ter­rienne et fon­cière que l’on doit lire les inter­ac­tions de l’Argentine avec le reste du monde. Pour nos agri­cul­teurs en Wal­lo­nie, c’est indé­nia­ble­ment un dan­ger puisque Javier Milei est un par­ti­san achar­né des accords de libé­ra­li­sa­tion entre le Mer­co­sur et l’Union euro­péenne. Or, la terre des gau­chos s’avère net­te­ment plus com­pé­ti­tive en matière d’élevage bovin que notre filière wallonne.

À ce pro­pos, la suite du dos­sier a per­mis de poser un constat qui pour­rait paraitre très exo­tique, à savoir la manière dont le peuple Wichi, une des com­mu­nau­tés amé­rin­diennes par­mi les plus pauvres de l’Argentine, est actuel­le­ment en proie à des manœuvres de spo­lia­tion de ses terres per­pé­trées par les forces de l’agrobusiness. Mais, c’est bien connu, les appa­rences sont trom­peuses. Dans chaque pays du globe, il existe, en effet, des groupes humains qui ont tous comme point com­mun d’être struc­tu­rel­le­ment domi­nés. Dans le cas de l’Argentine, la pas­sion triste du « miléisme » pour la domi­na­tion sans par­tage et sans réci­pro­ci­té s’est éga­le­ment incar­née par des mani­fes­ta­tions de machisme débou­chant sur le rejet d’une femme pré­si­dente, parce que femme, le refus des poli­tiques de gauche, car répon­dant aux inté­rêts de classe des frac­tions les plus pauvres de la popu­la­tion et par la mani­fes­ta­tion décom­plexée d’une sen­si­bi­li­té anti­pro­gres­siste de type libé­ral réac­tion­naire. Toute res­sem­blance avec les évo­lu­tions d’une par­tie de la droite libé­rale en Bel­gique fran­co­phone n’est peut-être pas com­plè­te­ment fortuite.

Après tout, comme l’énonça un jour Tho­mas Mann, « si le fas­cisme revient, il le fera au nom de la liber­té ». Mais alors que les tron­çon­neuses sont de sor­tie pour tailler dans les droits à l’emploi, à la san­té et à la culture chez nous aus­si, on ferait bien de s’inspirer de la com­bat­ti­vi­té des syn­di­cats argen­tins, davan­tage, d’ailleurs, ingé­nieurs que poètes. En effet, devant la mul­ti­pli­ca­tion des grèves géné­rales, le gou­ver­ne­ment d’ultradroite de Javier Milei com­mence, en effet, à perdre le sou­tien d’une par­tie des élites argen­tines. D’après cer­taines enquêtes la popu­la­tion sem­ble­rait déjà se détour­ner de la ges­tion liber­ta­rienne de l’économie. Selon un récent son­dage, le gou­ver­ne­ment perd le sou­tien à son modèle éco­no­mique au fur et à mesure que la pola­ri­sa­tion sociale et éco­no­mique s’accentue. En effet, 55 % des per­sonnes inter­ro­gées consi­dèrent que l’ajustement s’est trop exclu­si­ve­ment abat­tu sur les retrai­tés et les tra­vailleurs et que l’emploi est en phase de des­truc­tion. Par ailleurs, les citoyens ayant par­ti­ci­pé au son­dage consi­dèrent que Milei n’est pas un « lea­der mon­dial impor­tant » (49 %) et qu’il est trop agres­sif (55 %)1. Cette annonce dans un jour­nal clai­re­ment ancré à droite prouve sans nul doute qu’une par­tie des élites est déjà en passe de reti­rer son sou­tien au nou­veau pré­sident argen­tin après à peine 6 mois d’exercice du pouvoir.

La bour­geoi­sie est, bien sûr, tou­jours deman­deuse de réformes (com­pre­nez, de régres­sions) qui vont dans le sens de ses inté­rêts bien com­pris, mais ces der­nières doivent s’avérer, à l’usage, par­fai­te­ment com­pa­tibles avec la conti­nui­té de l’extraction de la plus-value à par­tir du sur­tra­vail, c’est-à-dire cette par­tie de la jour­née de tra­vail qui n’est pas rému­né­rée et consti­tue par là même la source du pro­fit pour les déten­teurs des moyens de pro­duc­tion. Dans les mois qui viennent, il fau­dra, chez nous comme en Argen­tine, que le mou­ve­ment ouvrier réponde à l’accusation de fomen­ter des grèves poli­tiques. Dès lors, il serait peut-être intel­lec­tuel­le­ment fécond de faire valoir qu’une grève est tou­jours poli­tique puisqu’elle maté­ria­lise le droit sou­ve­rain du mou­ve­ment ouvrier de poser une limite, plus ou moins impor­tante en fonc­tion du rap­port de forces, à l’extraction de la plus-value.

  1. Per­fil, édi­tion mise en ligne du 3 juin 2024. Url : https://shorturl.at/rqaiV.

Xavier Dupret


Auteur

chercheur auprès de l’association culturelle Joseph Jacquemotte et doctorant en économie à l’université de Nancy (France)