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Virage à droite en Argentine et retour du mouvement ouvrier
Le dimanche 25 octobre 2015, les Argentins ont voté, pour la huitième fois depuis le retour de la démocratie dans le pays en 1983, afin de désigner leur nouveau président. En Argentine, un candidat est élu au premier tour s’il dispose de 45% des voix ou s’il a recueilli 40% des suffrages après s’être assuré d’une […]
Le dimanche 25 octobre 2015, les Argentins ont voté, pour la huitième fois depuis le retour de la démocratie dans le pays en 1983, afin de désigner leur nouveau président. En Argentine, un candidat est élu au premier tour s’il dispose de 45% des voix ou s’il a recueilli 40% des suffrages après s’être assuré d’une avance d’au moins 10% sur ses poursuivants directs.
Pour la première fois de leur histoire, les Argentins ont rompu avec cette logique à la fois personnaliste et présidentialiste. Il y a donc eu ballotage à l’occasion des élections de 2015. Et Mauricio Macri, candidat de l’opposition arrivé en tête et leadeur de la coalition Cambiemos, a été élu à l’issue du second tour. Cette élection est historique dans la mesure où elle met fin à douze ans de kirchnérisme et, surtout, permet pour la première fois, depuis plus d’un siècle, l’arrivée à la Casa rosada d’un homme qui, en l’espèce, n’est issu ni du péronisme ni de l’Unión Cívica Radical (UCR). Les soubassements socioéconomiques de ce séisme politique sont, eux aussi, intéressants à plus d’un titre.
Une autre époque
L’Argentine connait une situation économique délicate. Ces vicissitudes ont vraisemblablement amené les électeurs argentins à prêter davantage d’attention aux déficiences du kirchnérisme. Ce courant s’est en effet caractérisé par une gestion clientéliste de la fonction publique et une corruption importante. C’est ainsi que l’ancien vice-président kirchnériste Amado Boudou sera vraisemblablement traduit en justice pour des malversations qui l’avaient conduit à faire l’objet d’une demande de destitution en 2012. À l’époque, le Parlement était sous contrôle kirchnériste. La multiplication des scandales de ce type, au cours des dernières années, s’est accompagnée d’une fragilisation structurelle de l’économie argentine.
Après le défaut sur la dette de 2001, l’Argentine a été coupée des marchés financiers et elle s’est donc financée, après la dévaluation du peso, à partir de ses excédents commerciaux. Et ces derniers, dès la dévaluation de 2003, ont toujours été positifs. Le fait doit être souligné puisque la balance commerciale de l’Argentine a été chroniquement négative entre 1979 et 20011.
Hélas, les ratés de l’économie chinoise n’ont pas manqué d’affecter le pays depuis trois ans. La dépendance de plus en plus forte aux exportations de matières premières en direction de l’«atelier du monde » constitue, par ailleurs, une tendance lourde que l’on retrouve dans toute la région2.
Alors qu’à partir de 2009, la croissance mondiale faiblit, le gouvernement argentin adopte des mesures de soutien à l’économie. Le déficit budgétaire argentin, qui depuis a doublé en valeur nominale3, n’est alors plus financé par l’excédent de la balance commerciale. Ce dernier a beaucoup diminué (4,35% du PIB en 2009 contre 0,25 en 2014). Le ralentissement de la croissance en Chine depuis 2012 a mis en échec cette stratégie. Le soutien à la demande intérieure a donc de plus en plus revêtu la forme d’une création monétaire. Et comme il fallait logiquement s’y attendre, le recours à la planche à billets s’est traduit par une importante augmentation de l’inflation. Or, environ 30% de la population active travaille au noir en Argentine. On imagine donc aisément les conséquences en termes de pouvoir d’achat de cette poussée inflationniste au sein des milieux populaires.
En outre, la croissance du PIB argentin diminue dangereusement à la suite de la baisse sensible du cours des matières premières. En 2011, le PIB argentin connaissait une croissance de 8,4%. En 2014, sa croissance n’était plus que de 0,5%. La décélération de l’économie mondiale s’accompagne d’une chute plutôt brutale du cours des matières premières. En juin 2015, la tonne de soja à Chicago valait 354,82 dollars. En novembre 2015, le cours était retombé à 319,08 dollars. Pour retrouver un prix aussi bas, il faut remonter à décembre 2008 alors que la crise venait de secouer les États-Unis. Une légère récupération était également à signaler en janvier 2016 aux alentours de 322 dollars la tonne.
La filière soja constitue une part importante des exportations argentines (près de 25% des exportations du pays en 2014). En outre, 62% des terres cultivables du pays sont, aujourd’hui, occupées par le soja transgénique4. Les limites du modèle d’accumulation à partir des matières premières font, aujourd’hui, sentir pleinement leurs effets en Argentine.
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La Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepal) a relevé les pronostics de croissance en 2015 de l’Argentine à 1,6% alors que l’Amérique latine et les Caraïbes ont, selon la Cepal, terminé l’année avec un taux de croissance annuel négatif de l’ordre de – 0,3%5. Seul le marché intérieur permettra à l’économie argentine de croitre cette année. Pour rappel, l’excédent commercial de l’Argentine en aout 2015 avait, selon l’Indec (l’organisme argentin chargé de dresser les statistiques du pays), diminué de 95% en base annuelle en raison de la conjonction de la chute du cours des matières premières et de la diminution en volume du commerce international6.
Au terme de cette année, l’Argentine sera, en tout état de cause, davantage dépendante de ses exportations de matières premières puisque l’indice de production industrielle de la Cepal7 pour le pays baissera de 1,9% alors que le secteur de la construction a connu, au cours de l’année, un boum de 5,3%.
Selon la Confédération générale du travail de la République argentine (CGT), le puissant syndicat argentin dont le leadeur est Hugo Moyano, l’inflation en Argentine aurait été de 29,04% au cours de l’année 20158. La réponse de Mauricio Macri à la crise consiste en une nouvelle vague d’endettement du pays afin de récupérer les dollars qui manquent pour couvrir les importations. Ces dernières devraient baisser. La brutale dévaluation du peso (30%) qui a accompagné la suppression du contrôle des changes correspond évidemment à une importante diminution du pouvoir d’achat de la population. La lutte contre l’inflation passe impérativement dans l’optique de l’administration Macri par une pression à la baisse sur la demande finale des ménages et des administrations publiques. C’est ainsi que des mesures d’austérité visant à raboter les subsides aux transports en commun et à l’énergie ont été annoncées. De la même manière, des programmes de licenciements massifs de travailleurs des services publics sont déjà appliqués en Argentine. Quelque 2.600 travailleurs du secteur public ont déjà reçu leur préavis de licenciement9.
En filigrane de cette politique, on retrouve les postulats de base du monétarisme et des plans d’ajustement structurels du FMI qui ont fait tant de mal au pays durant la décennie perdue des années 1990. De plus, la dévaluation du peso s’est accompagnée d’un allégement des taxes à l’exportation du soja. L’idée est de garantir, alors que les cours baissent, les marges des exportateurs de soja du pays afin de pérenniser le volume de production de la filière. 60 milliards de pesos (4,38 milliards d’euros) ont, de cette façon, été transférés au secteur agroexportateur, privant, par là même, l’État de précieuses ressources en devises.
On ne fera pas l’impasse sur une série de données qui indiquent que les politiques qui sont, dès aujourd’hui, menées par l’administration Macri pourraient très bien ne pas tenir toutes leurs promesses. La lutte contre l’inflation passant, comme nous l’avons vu, par une réduction de la demande, il existe un risque sérieux de déprimer la croissance du PIB à court et moyen terme. Le FMI ne voit d’ailleurs pas l’économie argentine redémarrer en 2016. Au contraire, les prévisions font pour l’heure état d’une parfaite stagnation de l’économie argentine (taux de croissance de 0,1%)10.
Stagflation en vue ?
Cette stagnation pourrait ne pas se caractériser par une diminution de l’inflation. Si l’on part du fait que l’Argentine exporte des produits alimentaires et importe des biens industriels à haute valeur ajoutée, la dévaluation pourrait, certes, plus que probablement provoquer une diminution des importations à haute valeur ajoutée en volume des échanges, mais aussi, en raison toujours de la spécialisation productive de l’Argentine, une dégradation des termes de l’échange. Ce faisant, le pouvoir d’achat du peso perdra du terrain face au dollar. Et l’inflation ne sera nullement maitrisée. Il en résultera une aggravation de la stagflation (c’est-à-dire la combinaison d’une croissance atone et d’une inflation élevée) en Argentine. C’est le verdict qu’établissait l’économiste Aldo Pignanelli, membre du parti péroniste dissident (Frente Renovador), dans la presse économique argentine alors qu’il évoquait un probable risque de dérapage inflationniste dans les mois à venir11.
Pour éviter de voir les termes de l’échange se dégrader et donc l’inflation se déchainer, le pays aura recours à l’endettement public qui fera arriver de précieux dollars dans les caisses de la banque centrale. Voilà pourquoi l’administration Macri négocie avec les fonds vautours. Le conflit avec ces derniers a empêché le retour de l’Argentine sur le marché des capitaux.
Si ce mode de financement de la consommation de biens industriels produits à l’extérieur ne se traduit pas par une augmentation de la croissance en volume du PIB argentin, le remboursement de cette dette posera problème dans la mesure où les revenus fiscaux de l’État n’auront, entretemps, pas augmenté. L’Argentine retomberait alors dans un des nombreux épisodes d’insolvabilité dont elle a été trop souvent coutumière dans le passé. L’Argentine a déjà fait défaut six fois sur sa dette extérieure depuis son indépendance le 9 juillet 181612. Mais l’évocation de cette hypothèse est, pour l’heure, prématurée.
En tout état de cause, de mauvais présages pour l’avenir du pays suscitent déjà l’ire des syndicats. Il y a peu, le ministre de l’Économie argentin, Alfonso Pratt-Gay, sommait les syndicats de revoir leurs prétentions alors que les négociations pour déterminer l’indexation des salaires n’ont pas encore commencé. En tout état de cause, Alfonso Pratt-Gay faisait savoir au mouvement ouvrier qu’une perte de pouvoir d’achat était inévitable afin de restaurer la compétitivité du pays13.
Hugo Moyano et la résistance ouvrière
Le ministre de l’Économie proposait une augmentation des salaires de l’ordre de 20 à 25% alors qu’il reconnaissait que l’inflation en Argentine avait été de 30% au cours de l’année 2015. La perte de pouvoir d’achat pour les travailleurs argentins était, dans ce cas de figure, évidente. La réaction syndicale ne s’est pas fait attendre.
Hugo Moyano, leadeur du syndicat des camionneurs et de la Confédération générale du travail, réitérait la revendication d’une augmentation généralisée des salaires de l’ordre de 29%. Par ailleurs, une série d’acteurs ont, de manière absolument spéculative, anticipé l’inflation et ont augmenté leurs prix. La manœuvre a gonflé leurs marges, mais a détérioré le pouvoir d’achat des travailleurs argentins. Pour parer à cette détérioration, les syndicats ont demandé une augmentation des primes de fin d’année. Il est vrai que, en Argentine, les vacances de Noël coïncident avec l’été. On notera avec attention que Mauricio Macri a laissé toute liberté aux syndicats de négocier au sein de leurs secteurs respectifs cette mesure de revalorisation partielle tout en excluant d’accorder un coup de pouce salarial aux fonctionnaires.
Les heurts entre le gouvernement et le monde du travail prennent, pour l’heure, un tournant qui pourrait virer à l’aigre dans les mois qui viennent. Hugo Moyano a déjà réagi aux appels à la modération salariale en dénonçant une campagne de peur orchestrée par le gouvernement14. Il est vrai que les incidents se sont multipliés entre la base syndicale et les forces de l’ordre depuis l’ascension de Maurico Macri au pouvoir. Le 22 décembre, la gendarmerie a réprimé avec violence la manifestation organisée par les travailleurs de l’entreprise agricole Cresta Roja qui occupaient la nationale A002 dans la localité de Tristan Suárez dans la province de Buenos Aires. La répression fut particulièrement brutale puisqu’elle s’est caractérisée par l’utilisation de balles en caoutchouc. Ce modus operandi s’est répété lors de la lutte menée par les fonctionnaires licenciés par la municipalité de la Plata le 8 janvier 2016. Hugo Moyano a, jusqu’à présent, su incarner un syndicalisme d’opposition à Carlos Menem durant les années 1990. La centrale des camionneurs fut, d’ailleurs, l’une des rares à heurter de front les politiques du consensus de Washington en Argentine à l’époque. On mentionnera, aux côtés de Moyano, l’avocat et défenseur des droits de l’homme, Julio Piumato, par ailleurs chef du syndicat du personnel employé par le pouvoir judiciaire. On ne peut guère dire qu’Hugo Moyano ait manqué de prescience dans le diagnostic d’échec qu’il formulait quant aux possibilités de réussite des politiques monétaristes en Argentine. De ce point de vue, les évènements de 2001 lui ont pleinement donné raison.
La rupture, intervenue entre le kirchnérisme et Moyano, s’est d’ailleurs produite alors que, en 2012, des premières mesures d’austérité étaient adoptées par le gouvernement de Cristina Kirchner. Sur le plan politique, c’est peu dire qu’il ne s’est pas trompé quant au soutien dont jouissait encore la gestion kirchnériste dans le pays. Plus fondamentalement, la question des inégalités en Argentine a, jusqu’à présent, fait l’objet d’un traitement contestable. Pour reprendre l’opinion de Pierre Salama, professeur à l’université Paris VIII, « l’aide aux pauvres s’est faite contre les salaires et contre le mouvement ouvrier organisé. Il n’y a pas eu de réforme fiscale, alors que les impôts sont régressifs. […]. Si on regarde comment est faite la distribution des revenus avant et après impôts, on s’aperçoit que la distribution des revenus évolue très peu. Autrement dit, le système fiscal ne change presque pas l’inégalité dans la répartition de la richesse. Certes, l’aide pour les pauvres existe, mais ce n’est pas ça, un système keynésien. Il n’y a pas de politiques vis-à-vis des salaires, rien sur la politique industrielle. »15 Et le gouvernement de Mauricio Macri ne propose guère, comme nous l’avons vu, de grandes avancées dans ces domaines cruciaux.
Il y a peu, le leadeur syndical déclarait dans une émission radiophonique que la présidence macriste avait la saveur des années 1990. Il se pourrait fort bien qu’Hugo Moyano ait une fois de plus raison. La lutte contre le gouvernement Macri ne ferait alors que commencer. Celui-ci serait dès lors profondément déstabilisé dans la mesure où il ne dispose pas d’une majorité dans les deux assemblées parlementaires du pays.
- Banque mondiale, octobre 2015.
- Pierre Salama, Les économies émergentes latino-américaines. Entre cigales et fourmis, Armand Colin, 2012, p. 176.
- Financial Times, 21 octobre 2015.
- La Croix, 12 mai 2014.
- El Cronista, 6 octobre 2015.
- Clarín, iEco, 22 septembre 2015.
- Cepal, Estudio económico de América Latina y el Caribe, Argentina, octobre 2015, p. 6.
- Ámbito Financiero, 8 janvier 2016.
- El País, 8 janvier 2016.
- IMF Survey, Regional Economic Outlook, 26 avril 2015.
- Ámbito Financiero, 15 décembre 2015.
- Reinhart C. M., Rogoff K. S. , This Time is Different : A Panoramic View of Eight Centuries of Financial Crises, National Bureau of Economic Research (NBER), Working Paper n° 13882, Cambrigde, mars 2008, p. 24 – 27.
- El Cronista, 1er janvier 2016.
- La Nación, 6 janvier 2016.
- Interview donnée à Libération, 24 octobre 2015.