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Viol, mort et suicide : du suicide de Lucrèce au suicide post-traumatique

Numéro 07/8 Juillet-Août 2011 par Jean-Michel Chaumont

juillet 2011

Depuis tou­jours, le viol des femmes pose la ques­tion du consen­te­ment et de l’ad­mi­nis­tra­tion de la preuve de leur non-consen­te­ment. Le dis­cours contem­po­rain sur les vic­times n’est peut-être éman­ci­pa­teur qu’en appa­rence puisque, en se cen­trant sur le trau­ma­tisme, il pro­longe la figure tra­gique de Lucrèce : le sui­cide ou la mort psy­chique de la vic­time reste la seule issue pos­sible. À suivre, Vir­gi­nies Des­pentes et Camille Paglia, une fémi­niste amé­ri­caine, il est pos­sible de consi­dé­rer le viol comme un risque inhé­rent à la condi­tion des femmes, mais dont on peut se relever.

Si, comme le sug­gère jus­te­ment Jacques Mar­quet, le consen­te­ment des par­ties s’affirme désor­mais comme le cri­tère par excel­lence des rela­tions sexuelles légi­times, il y a depuis des temps immé­mo­riaux au moins un phé­no­mène à pro­pos duquel la ques­tion du consen­te­ment, et tout à fait spé­ci­fi­que­ment du consen­te­ment fémi­nin, se pose de manière dra­ma­tique : le viol. Toute femme vio­lée était, non­obs­tant les appa­rences du contraire, expo­sée au soup­çon d’avoir secrè­te­ment consen­ti à l’acte, de telle sorte que de vic­time elle deve­nait cou­pable. Comme le dénon­çait déjà Chris­tine de Pizan au XVe siècle, beau­coup d’hommes pré­ten­daient des femmes « qu’il ne leur déplait point d’être for­cées, même si elles s’en défendent tout haut1 ». Le pro­blème de l’admi­nis­tra­tion de la preuve du non-consen­te­ment était par consé­quent iné­luc­table et crucial.

Aujourd’hui ce soup­çon sys­té­ma­tique appa­rait le plus sou­vent dépla­cé et même inju­rieux, cata­ly­seur d’une vic­ti­mi­sa­tion secon­daire aux effets dom­ma­geables notables, ce que les Anglo-Saxons appellent le Blame the Vic­tim Syn­drome. C’est la rai­son pour laquelle, sous l’impulsion salu­taire des mou­ve­ments fémi­nistes, des efforts signi­fi­ca­tifs ont été entre­pris dans de nom­breux pays pour for­mer les inter­ve­nants de pre­mière ligne, à com­men­cer par les poli­ciers, pour recueillir les audi­tions des vic­times de façon res­pec­tueuse et non soupçonneuse.

Cette évo­lu­tion, sans doute inabou­tie, mais néan­moins patente, a toutes les allures d’une révo­lu­tion, d’une rup­ture radi­cale par rap­port aux réac­tions pas­sées. Désor­mais les stig­ma­ti­sa­teurs des vic­times de viol sont eux-mêmes stig­ma­ti­sés et ce ren­ver­se­ment appa­rait comme un des indices consa­crant le pas­sage irré­ver­sible de la sexua­li­té « sta­tu­taire » à la sexua­li­té « consen­tie », pas­sage lui-même illus­tra­tif de l’avènement de socié­tés de plus en plus indi­vi­dua­listes. Il est bien pos­sible qu’il en aille ain­si et on ne pour­rait que s’en réjouir. Pour­tant, au-delà de cer­tains faits d’actualité, un exa­men explo­ra­toire de la manière dont la figure de Lucrèce a été reçue et débat­tue au cours des vingt der­niers siècles incline à pro­po­ser une grille de lec­ture alter­na­tive, une inter­pré­ta­tion de l’évolution inter­ve­nue qui, en lieu et place d’une révo­lu­tion, ver­rait une recom­po­si­tion, la recon­fi­gu­ra­tion d’une équa­tion dont les termes seraient res­tés éton­nam­ment similaires.

Ce n’est qu’une hypo­thèse et elle ne repose pour l’instant que sur quelques coups de sonde his­to­rique, mais mes pre­mières lec­tures me sug­gèrent un pro­ces­sus en cinq phases : 1) le sui­cide de la femme vio­lée sur­vi­vante comme mode d’administration ration­nel de la preuve de son non-consen­te­ment (Lucrèce chez Tite-Live); 2) l’interdit du sui­cide pro­fé­ré par Saint Augus­tin ; 3) le pas­sage du sui­cide à une mort hys­té­rique, irra­tion­nelle et immo­rale (ain­si Isi­dore chez Hono­ré d’Urfée au XVIIe siècle); 4) la mort invo­lon­taire, chré­tienne, mais non moti­vée, mélan­co­lique (ain­si Cla­risse chez Richard­son au XVIIIe siècle); 5) le sui­cide post-trau­ma­tique contem­po­rain comme phé­no­mène pathologique.

Détaillons-en som­mai­re­ment les étapes.

Le suicide de Lucrèce chez Tite Live (59 av. J‑C/17 ap. J‑C)

La chaste Lucrèce a été vio­lée par Sex­tus, le fils du roi Tar­quin. Sourde à ses sup­pli­ca­tions, résis­tante à sa vio­lence phy­sique, elle n’a fina­le­ment cédé qu’au chan­tage de voir sa répu­ta­tion à jamais salie : Sex­tus la menace en effet d’abandonner son cadavre dénu­dé dans les bras d’un esclave et de pré­tendre les avoir pris en fla­grant délit d’adultère et châ­tiés en consé­quence. Le len­de­main, Lucrèce fait venir son père, son mari et deux autres témoins : elle leur fait pro­mettre qu’ils la ven­ge­ront. Com­pa­tis­sants, ils imputent una­ni­me­ment la culpa­bi­li­té au seul Sex­tus et pour­tant Lucrèce se poi­gnarde et meurt. Elle l’avait annon­cé : « C’est mon corps seul qui a été souillé : mon cœur est inno­cent et ma mort en témoi­gne­ra2 ». Je crois qu’il s’agissait de lever irré­vo­ca­ble­ment tout doute sur la rai­son pour laquelle elle n’avait pas, comme son devoir lui pres­cri­vait de le faire, résis­té jusqu’à la mort à l’agression de Sex­tus : elle pou­vait bien pré­tendre ensuite que c’était pour pro­té­ger sa répu­ta­tion, mais com­ment être cer­tain qu’elle n’avait pas aban­don­né la lutte « sim­ple­ment » pour sau­ver sa peau, sacri­fiant ain­si son hon­neur à sa vie ? Le soup­çon d’un atta­che­ment cou­pable à la vie se voyait évi­dem­ment réfu­té par sa mort volon­taire, et cha­cun convien­dra qu’en effet la démons­tra­tion avait toute la rigueur d’un syl­lo­gisme impla­cable. Son acte était donc à la fois tout à fait rai­son­nable et pour­vu d’une por­tée morale exemplaire.

Saint Augustin (354 – 430) et la condamnation du suicide de Lucrèce

Notons tout d’abord que Saint Augus­tin com­prend encore très bien la moti­va­tion du geste fatal de Lucrèce dont il est un des meilleurs inter­prètes : « Elle a craint, la fière Romaine, dans sa pas­sion pour la gloire, qu’on ne pût dire, en la voyant sur­vivre à son affront, qu’elle y avait consen­ti. À défaut de l’invisible secret de sa conscience, elle a vou­lu que sa mort fût un témoi­gnage écra­sant de sa pure­té, per­sua­dée que la patience serait contre elle un aveu de com­pli­ci­té3 ». Mais il n’appartient pas aux chré­tiens de se don­ner la mort : c’est pécher contre Dieu et lui seul sau­ra appré­cier le témoi­gnage de la conscience de la femme vio­lée : en atten­dant le juge­ment der­nier, Saint Augus­tin exhorte les chré­tiennes à endu­rer bra­ve­ment « les soup­çons bles­sants de l’humaine mali­gni­té » qui les accablent d’avoir sur­vé­cu au viol. Para­doxa­le­ment, le plai­doyer magni­fique qu’il rédige par ailleurs en défense de l’honneur intact des femmes vio­lées se tra­dui­ra dans la pra­tique par un silence hon­teux des vic­times face au ver­dict infa­mant de l’opinion publique et l’humble accep­ta­tion d’un sta­tut de paria.

Honoré d’Urfé (1567 – 1625) et la mort hystérique d’Isidore

Dans le roman-fleuve d’Honoré d’Urfé, L’Astrée, Isi­dore, vio­lée par l’empereur Valen­ti­nian, veut encore se sui­ci­der après avoir rela­té le crime à son mari Maxime. Mais Maxime, très chré­tien­ne­ment, l’enjoint à ne pas pécher et, moins chré­tien­ne­ment, lui pro­met la jouis­sance d’une ven­geance. Quinze années passent ensuite durant les­quelles presque per­sonne ne sait qu’un viol a eu lieu, ce qui per­met à Isi­dore de conser­ver sa place à la cour impé­riale même si cer­tains proches, la voyant chan­gée, sau­ront devi­ner l’outrage subi. Enfin Maxime finit par assas­si­ner Valen­ti­nian ; Isi­dore se pré­ci­pite au palais, découvre le corps déca­pi­té de son agres­seur, se lave les mains dans son sang et meurt de joie4… Tout se passe comme si l’interdit du sui­cide était res­pec­té, mais que la vieille logique selon laquelle on ne devrait pas sur­vivre à un viol, détour­née de sa signi­fi­ca­tion ori­gi­nale, se main­te­nait néan­moins. Seule­ment cette mort n’a plus aucun sens, ni le sens antique, ni un sens chré­tien : excès de conten­te­ment ven­geur, c’est la mort d’une folle, un décès à la fois irra­tion­nel et immoral.

Samuel Richardson (1689 – 1761) et la mort mélancolique de Clarisse

Un peu plus d’un siècle plus tard, Cla­risse (1747), l’héroïne de Richard­son, après avoir été vio­lée par Love­lace, envi­sage un moment puis refuse spon­ta­né­ment la pers­pec­tive du sui­cide, mais meurt aus­si en défi­ni­tive du mal mys­té­rieux qui la consume : « Pour­quoi Cla­risse meurt-elle5 ? », deman­dait Ian Donald­son dans son beau livre sur les trans­for­ma­tions du mythe de Lucrèce en regret­tant que le grand Richard­son suc­combe encore au sté­réo­type vou­lant que les femmes ne puissent sur­vivre au viol. Et de fait, il n’y a plus aucune rai­son qu’elle meure : l’exultation de la ven­geance était certes un motif bien léger chez Hono­ré d’Urfée, mais c’était du moins un motif. La mort de Cla­risse, même si elle fut très chré­tienne, n’est plus vrai­ment la sienne : c’est l’effet d’une mala­die insondable.

Le suicide post-traumatique contemporain

De nos jours, le mal de Cla­risse a été bap­ti­sé : c’est un syn­drome post-trau­ma­tique, le Post Trau­ma­tic Stress Disor­der, qui peut déter­mi­ner cer­taines vic­times de viol au sui­cide. Ce der­nier n’est plus la fière réponse des femmes soup­çon­nées d’adultère, il devient la consé­quence patho­lo­gique d’un désordre men­tal consé­cu­tif au trau­ma­tisme endu­ré6.

Conclusion

Le fait qu’au bout de l’évolution som­mai­re­ment retra­cée nous retrou­vions le sui­cide comme issue du viol est inter­pe­lant. D’autant plus inter­pe­lant en véri­té que le sui­cide au lieu d’apparaitre comme le libre choix consé­cu­tif à une injonc­tion sociale se méta­mor­phose en l’acte d’un cer­veau malade et qu’il se pro­duit mal­gré les soins médi­caux et psy­chia­triques pro­di­gués pour le pré­ve­nir. Autre­ment dit, il est pré­sen­té comme dépen­dant d’une force incons­ciente échap­pant com­plè­te­ment à l’emprise du sujet, ce qui ne laisse guère augu­rer de sa dis­pa­ri­tion prochaine.

Le sui­cide de Lucrèce était intel­li­gible : à par­tir du moment où le pos­tu­lat selon lequel il fal­lait pré­fé­rer la défense de son hon­neur à la vie est accep­té, sa déci­sion est plei­ne­ment cohé­rente. Ce pos­tu­lat lui-même était fonc­tion­nel par rap­port à des socié­tés où l’institution du mariage orga­ni­sait la repro­duc­tion sociale. Le spectre de la filia­tion illé­gi­time expli­quait lar­ge­ment l’injonction faite aux épouses de mou­rir plu­tôt que de consen­tir à des rela­tions sexuelles hors mariage. Plus pro­fon­dé­ment encore, la crainte de voir, selon les cou­tumes ances­trales de la guerre, des membres d’un autre groupe s’approprier les femmes et donc mettre en péril la sur­vie du groupe par dis­pa­ri­tion de sa com­po­sante repro­duc­tive, contri­bue à l’intelligence de l’injonction à ne capi­tu­ler à aucun prix, comme un sol­dat sur le champ de bataille. Mais, même si le viol fait encore par­tie hélas des habi­tudes des guer­riers, ce n’est pas seule­ment dans des contextes guer­riers que les sui­cides post-trau­ma­tiques se pro­duisent. Quant à l’institution matri­mo­niale, elle a ces­sé d’être le cadre contrai­gnant de la filia­tion légi­time, et notre droit ne fait plus de dif­fé­rence entre les enfants nés dans ou en dehors du mariage.

Le sui­cide après le viol n’a donc appa­rem­ment plus aucun fon­de­ment fonc­tion­nel, pas plus que l’injonction à mou­rir plu­tôt que de céder. S’ils n’étaient que le résul­tat de réac­tions sociales désor­mais sans rai­son d’être, on pour­rait ne voir dans ces com­por­te­ments sui­ci­daires que des sur­vi­vances ana­chro­niques et en voie de dis­pa­ri­tion. Mais le fonc­tion­na­lisme n’est sans doute pas le der­nier mot sur le social et peut-être faut-il fouiller plus pro­fon­dé­ment encore dans la fabrique de l’humain et des socié­tés les rai­sons ultimes de l’association entre le viol et la mort. Il est des rai­sons que les fonc­tions ne connaissent pas et le sui­cide post-trau­ma­tique semble dic­té par une néces­si­té psy­chique inté­rieure davan­tage que par les réac­tions dépla­cées de l’entourage. Comme si l’antique injonc­tion sociale au sui­cide avait été inté­rio­ri­sée et que les « soup­çons bles­sants de l’humaine mali­gni­té » dont par­lait Saint Augus­tin avaient désor­mais leur siège dans l’inconscient de cha­cune. Auquel cas, il convien­drait en effet de par­ler de recon­fi­gu­ra­tion plu­tôt que de révo­lu­tion : la mort serait tou­jours le terme final de l’équation même si le cal­cul qui y conduit diffère…

Il ne faut pas oublier que le sui­cide de Lucrèce, s’il a été débat­tu tout au long des siècles, ne nous dit rien encore sur le nombre de femmes vio­lées qui ont effec­ti­ve­ment sui­vi son exemple depuis deux-mille ans, vrai­sem­bla­ble­ment beau­coup moindre que celles qui se sont sen­ties cou­pables de ne pas le faire. En rai­son de la cri­mi­na­li­sa­tion des sui­cides dans l’Occident chré­tien, il est peu pro­bable que les archives puissent nous ren­sei­gner de manière fiable à ce sujet7. Il est éga­le­ment à pré­su­mer que le per­son­nage de Lucrèce a d’emblée été don­né pour exem­plaire aux femmes de l’élite sociale : pour les filles et femmes du peuple vio­lées, la pros­ti­tu­tion a été une issue plus fré­quente. Étant don­né le nombre de viols qui demeurent pas­sés sous silence8, il reste très dif­fi­cile de déter­mi­ner la fré­quence des sui­cides post-trau­ma­tiques consé­cu­tifs à des viols à l’heure actuelle. Il fau­drait des recherches fines pour ten­ter de l’établir.

Mais en atten­dant, il ne m’est plus si évident qu’il faille consi­dé­rer le dis­cours contem­po­rain sur le trau­ma­tisme et ses suites patho­lo­giques comme un dis­cours éman­ci­pa­teur, un dis­cours qui pla­ce­rait enfin la vic­time de viol et son vécu au centre de l’attention. Par­ve­nu à cette réserve par un tout autre che­min que Mar­cel­la Iacub, je ne puis qu’entendre l’avertissement qu’elle pro­fé­rait dans Qu’avez-vous fait de la révo­lu­tion sexuelle ?: « Lorsqu’une femme a été vic­time d’un viol, elle n’entend qu’une chose dans la bouche des autres, des experts, des juges, de la socié­té dans son ensemble : qu’elle est détruite, qu’elle est morte psy­chi­que­ment. Alors, d’abord, il est très pro­bable que la vic­time épouse ce des­tin, qu’elle res­semble à cette vic­time dont les autres ont construit l’image9 ». Jadis, « dans la bouche des autres », le viol était gra­vis­sime parce qu’il met­tait en ques­tion les fon­de­ments de l’ordre social ; aujourd’hui, il appa­rait gra­vis­sime parce qu’il ébranle les fon­de­ments même de la per­son­na­li­té, à la perte de la chas­te­té suc­cède la perte de l’intégrité psy­chique… Dans les deux cas, la gra­vi­té de l’atteinte explique en der­nière ins­tance le recours au suicide.

Pour sor­tir de ce cercle appa­rem­ment sans issue — sou­ve­nons-nous que l’horizon de la mort est la seule constante entre Lucrèce, Isi­dore, Cla­risse et nous —, il faut peut-être cher­cher à décons­truire l’équation fatale qui fait, au moins dans l’ordre de la repré­sen­ta­tion, de la mort — volon­taire ou invo­lon­taire, ins­tan­ta­née ou dif­fé­rée — l’issue iné­luc­table du viol. Dans un essai que je ne me lasse pas de relire, Vir­gi­nie Des­pentes, sachant ce dont elle parle, indique une piste qui me semble méri­ter toute notre atten­tion quand elle relate sa décou­verte de la fémi­niste amé­ri­caine Camille Paglia. Même si mon cœur de père fré­mit quelque peu à la lire, je lui laisse volon­tiers le mot de la fin : « J’ai oublié les termes exacts. Mais, en sub­stance : “C’est un risque inévi­table, c’est un risque que les femmes doivent prendre en compte et accep­ter de cou­rir si elles veulent sor­tir de chez elles et cir­cu­ler libre­ment. Si ça t’arrive, remets-toi debout, dust your­self et passe à autre chose. Et si ça te fait trop peur, il faut res­ter chez maman et t’occuper de faire ta manu­cure”. […]. Depuis plus rien n’a jamais été cloi­son­né, ver­rouillé, comme avant. […]. Pour la pre­mière fois, quelqu’un valo­ri­sait la facul­té de s’en remettre, plu­tôt que de s’étendre com­plai­sam­ment sur le flo­ri­lège des trau­mas. Déva­lo­ri­sa­tion du viol, de sa por­tée, de sa réson­nance. Ça n’annulait rien à ce qui s’était pas­sé, ça n’effaçait rien de ce qu’on avait appris cette nuit-là. […]. Elle pro­po­sait de pen­ser le viol comme un risque à prendre, inhé­rent à notre condi­tion de filles. Une liber­té inouïe, de dédra­ma­ti­sa­tion. Oui, on avait été dehors, un espace qui n’était pas pour nous. Oui, on avait vécu, au lieu de mou­rir. Oui, on était en mini­jupe seules sans un mec avec nous, la nuit, oui on avait été connes, et faibles, inca­pables de leur péter la gueule, faibles comme les filles apprennent à l’être quand on les agresse. Oui, ça nous était arri­vé, mais pour la pre­mière fois, on com­pre­nait ce qu’on avait fait : on était sor­ties dans la rue parce que, chez papa-maman, il ne se pas­sait pas grand-chose. On avait pris le risque, on avait payé le prix, et plu­tôt que d’avoir honte d’être vivantes on pou­vait déci­der de se rele­ver et de s’en remettre le mieux pos­sible. Paglia nous per­met­tait de nous ima­gi­ner en guer­rières, non plus res­pon­sables per­son­nel­le­ment de ce qu’elles avaient bien cher­ché, mais vic­times ordi­naires de ce qu’il faut s’attendre à endu­rer si on est femme et qu’on veut s’aventurer à l’extérieur. Elle était la pre­mière à sor­tir le viol du cau­che­mar abso­lu, du non-dit, de ce qui ne doit sur­tout jamais arri­ver. Elle en fai­sait une cir­cons­tance poli­tique, quelque chose qu’on devait apprendre à encais­ser. Paglia chan­geait tout : il ne s’agissait plus de nier, ni de suc­com­ber, il s’agissait de faire avec10. »

  1. Chris­tine de Pizan, La Cité des Dames, Stock, 1986 [1405], p. 186.
  2. Tite Live, His­toire romaine, Livre 1, chap. 58.
  3. Saint Augus­tin, La cité de Dieu, Livre 1, chap. 19.
  4. Hono­ré d’Urfée, L’Astrée, 2e par­tie, livre XII : « Mais elle luy por­toit tant de haine, qu’elle ne le peut croire mort avant que l’avoir veu : Elle sort donc de son logis, s’en va droit au Palais : et voyant le corps sans tête, se lave les mains de son sang, et receut un si grand conten­te­ment de sa mort, que la joye luy dis­si­pant entiè­re­ment les forces, et les esprits, elle tom­ba morte de l’autre costé. »
  5. Ian Donald­son, Lucre­tia. A Myth and its Trans­for­ma­tions, Oxford Uni. Press, 1982, p. 67.
  6. Cf. Louis Jehel et al., « Soins d’urgence après un viol, pré­ven­tion des sui­cides post-trau­ma­tiques », power­point dis­po­nible en ligne http://apev.org/bulletins/Jehel.pdf.
  7. Cf. Georges Minois, His­toire du sui­cide. La socié­té occi­den­tale face à la mort volon­taire, Fayard, 1995. Voir aus­si Georges Viga­rel­lo, His­toire du viol. XVI-XXe siècle, éd. du Seuil, 1998.
  8. Selon l’étude récente de Véro­nique Le Goa­ziou et Laurent Muc­chiel­li (« Les viols jugés en Cours d’assises : typo­lo­gie et varia­tions géo­gra­phiques » dans Ques­tions pénales, XXIII, 4, sep­tembre 2010), bien que les viols soient beau­coup plus fré­quem­ment dénon­cés à la jus­tice qu’auparavant, « reste que seules 5 à 10 % des vic­times, selon les types d’enquêtes, ont por­té plainte à la police ou la gendarmerie ».
  9. Mar­ce­la Iacub, Qu’avez-vous fait de la révo­lu­tion sexuelle ?, Flam­ma­rion, 2002, p. 77.
  10. Vir­gine Des­pentes, King Kong Theo­rie, Gras­set, 2006, p. 41 – 3.

Jean-Michel Chaumont


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