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Vingt-quatre heures dans la vie des pauvres

Numéro 4 – 2018 par Renaud Maes

juillet 2018

Hier matin, Yvan s’est levé en retard. La mine un peu salie par le mous­seux ingur­gi­té la veille, il contemple un moment son reflet dans le miroir de la salle de bain. Il sai­sit le miti­geur chro­mé, laisse cou­ler un peu d’eau fraiche dans la vasque. Quelques écla­bous­sures sur son visage rou­gi, un fris­son qui […]

Italique

Hier matin, Yvan s’est levé en retard. La mine un peu salie par le mous­seux ingur­gi­té la veille, il contemple un moment son reflet dans le miroir de la salle de bain. Il sai­sit le miti­geur chro­mé, laisse cou­ler un peu d’eau fraiche dans la vasque. Quelques écla­bous­sures sur son visage rou­gi, un fris­son qui par­court son corps, et le voi­là qui se sent mieux. Il observe ses cernes, qu’une crème hydra­tante a per­mis de réduire durant la nuit, puis se dirige vers l’ilot cen­tral de son loft pour se pré­pa­rer son expres­so matinal.

Hier matin, Isa­bel s’est réveillée avant la son­ne­rie. C’est qu’elle ne dort pas bien à cause du bruit des voi­sins. La cloi­son de gyproc l’isole à peine de leurs dis­putes homé­riques. Elle est res­tée recro­que­villée, en posi­tion fœtale, sur le mate­las qui fait office de lit et de cana­pé. Puis, en déses­poir de cause, elle s’est rési­gnée à se rele­ver et à péné­trer dans la minus­cule cui­sine. Elle a dépo­sé sa Bia­let­ti sur la résis­tance élec­trique, réglée sur le ther­mo­stat 3. Plus que 3, c’est impos­sible, cela fait « péter les plombs », comme dit son propriétaire.

Yvan a regar­dé, sur son smart­phone, les ren­dez-vous de la jour­née. D’abord l’éditeur de son livre, puis les inter­views avec les jour­na­listes. Nawal sera de la par­tie, il la connait un peu. Ce n’est pas une grande jour­na­liste d’investigation, mais l’avantage, c’est qu’elle ne pose­ra aucune ques­tion dif­fi­cile. Il sou­pire en cal­cu­lant sur l’application Google Maps le temps néces­saire pour reve­nir de chez son édi­teur en taxi réser­vé via eCab. Son chauf­feur lui manque.

Isa­bel a com­men­cé à net­toyer sa « pièce de vie ». Elle doit se dépê­cher, car Mona vient demain. En ras­sem­blant les affaires épar­pillées, entre un sou­tien-gorge pigeon­nant et une mini­jupe déco­rée de strass, elle tombe sur un petit sachet conte­nant quelques pilules. Le reste de son stock. Elle s’en sai­sit, puis le laisse tom­ber au fond d’un des car­tons où elle entasse ses vête­ments, il ne faut pas qu’elle plonge. Mona vient demain.

Yvan attend, confor­ta­ble­ment ins­tal­lé dans un fau­teuil en cuir beige joux­tant le bureau de son édi­teur. Il sirote son deuxième expres­so de la jour­née. Une secré­taire lui sou­rit. Il lui rend un sou­rire écla­tant. Il a tou­jours plu aux femmes. Il faut dire qu’il sait se vêtir. Son blou­son Hugo flatte sa sta­ture et sa che­mise Arma­ni d’un blanc imma­cu­lé rap­pelle la blan­cheur de ses dents, résul­tat d’un trai­te­ment de trois mois par un den­tiste spé­cia­li­sé. Il songe de plus en plus à faire un botox, mais il hésite. Cer­tains de ses amis l’ont fait et il leur est appa­ru comme une barre au-des­sus du front. Il jette un œil dis­cret sur sa montre, une montre Car­tier reçue d’un ami. Son édi­teur tarde.

Isa­bel vient de finir de laver des sous-vête­ments dans son évier lorsqu’un paquet d’enveloppes tombe en cas­cade de la fente dans sa porte. Le pro­prié­taire vient de rele­ver les quatre der­nières semaines de cour­rier. Il est le seul à avoir la clé de la boite aux lettres et depuis peu, il ne vient plus qu’une fois par mois pour tou­cher les loyers. Elle ne doit pas payer, elle a payé d’avance pour les six pro­chains mois. C’est qu’elle ne peut pas démé­na­ger tout de suite, il faut garan­tir une « sta­bi­li­té » pour Mona. Elle passe les enve­loppes en revue. Par­mi elles, une enve­loppe estam­pillée « be.gov ». Elle l’ouvre, déchiffre quelques lignes et la lettre lui tombe des mains. C’est un ordre de quit­ter le territoire.

Il est midi. Après un lunch léger com­po­sé de lin­guines aux cour­gettes, à l’espadon et à la menthe, Yvan se sert un verre de vin blanc. Il n’aurait pas dû prendre tant de café ce matin, il se sent trop stres­sé. Pour­vu que son anti­trans­pi­rant fonc­tionne, qu’il n’ait pas l’air défait devant la camé­ra. Quoique. Il est un homme défait, fina­le­ment. Cela pour­ra peut-être ren­for­cer ses pro­pos. Il fau­dra qu’il insiste sur ses dettes, sur la perte de reve­nus incroyable qu’il a subie. Tout ça alors qu’il cher­chait à faire le bien. Et qu’il est un pro­fes­sion­nel, un vrai. On paie cher et vilain un consul­tant, c’est nor­mal. Pour­quoi se serait-il pri­vé de rému­né­ra­tions, au nom de quoi ?

Il est midi. Isa­bel est en larmes. Elle a ten­té de joindre dix-huit fois l’assistante sociale. Impos­sible. Pour finir, le stan­dard lui a pas­sé une autre assis­tante qui lui a expli­qué : « vous avez deman­dé l’aide du CPAS, non ? Et bien, c’est pour ça, vous deve­nez une charge alors vous êtes expul­sée ». Isa­bel a plai­dé sa cause, elle a deman­dé de l’aide pour arrê­ter de se vendre, parce que se pros­ti­tuer et être mère, c’est impos­sible. Elle veut s’occuper de sa fille, elle veut pou­voir la voir gran­dir, elle veut pou­voir l’élever. C’est pour ça qu’elle a deman­dé l’aide. Elle a eu beau ten­ter de convaincre, l’assistante sociale a répé­té encore et encore « nous ne pou­vons plus rien, c’est comme ça ». Isa­bel ne veut pas ren­trer au Bré­sil, elle sait qu’elle per­dra la pos­si­bi­li­té de voir sa fille.

Yvan se posi­tionne de trois-quarts, face à la camé­ra. La jour­na­liste lui fait un clin d’œil com­plice, elle a l’air presque plus stres­sé que lui. Elle lui pose les ques­tions pré­vues, il y répond sans faillir. Bien sûr, il a été assas­si­né poli­ti­que­ment. Main­te­nant, il n’a plus de moyens, il est pauvre. Qu’a‑t-il fait pour méri­ter cela ? Quelle chasse à l’homme il a subie, ça ! Et tout le monde s’est achar­né. Mais avec son livre, qui est déjà un suc­cès de librai­rie, il va réta­blir la véri­té. Sa voix s’affermit à chaque nou­velle phrase. Il a tou­ché le fond, certes, mais il est déjà repar­ti ! Il a rebon­di, il le sent bien…

Isa­bel a sor­ti le petit paquet sous le tas de vête­ments. Elle contemple les cachets. Elle sou­pèse le poids du paquet. Quelques grammes. Quelques grammes, tout au plus. Elle prend, dans la cui­sine, sous l’évier, la bou­teille de vin qu’elle gar­dait pour une grande occa­sion. C’est du vin fran­çais, un cadeau d’un client qui était deve­nu un peu trop amou­reux. Elle n’a pas de tire­bou­chon. Pas grave, elle brise le gou­lot sur le bord de l’évier. Elle se sert dans un grand verre Jupi­ler à l’effigie des diables rouges. Assise sur son mate­las, elle avale un com­pri­mé. Puis une gor­gée de vin. Puis un second com­pri­mé. Puis une autre gorgée.

Il est tard. Yvan a reçu des coups de télé­phone de plu­sieurs amis. Cer­tains l’avaient évi­té depuis des mois. Il est de retour, il en est sûr. Son livre a été com­man­dé par plus d’une cen­taine de lec­teurs dans une grande librai­rie bruxel­loise dont le patron n’a pas man­qué de l’appeler pour « boo­ker » une séance de dédi­caces. Il se sert un verre de vin rouge, un grand vin fran­çais, offert à ses débuts par une de ses men­tors poli­tiques, lorsqu’elle avait à peine repé­ré ce jeune assis­tant social pro­met­teur. Elle lui avait dit « ce sera pour la vic­toire après ton pre­mier vrai coup dur ».

Il est tard. Isa­bel ne res­pire plus. Dans son appar­te­ment, on entend les cris des voi­sins immé­diats. Sur la table, la bou­teille de vin vide est ren­ver­sée, quelques gouttes sont tom­bées sur des pho­to­gra­phies, celles d’une petite fille habillée tout en jaune, sur un toboggan.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).