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Vieillirons-nous bien ensemble ?
Franz Kafka avait raison : c’est le bonheur qui supprime la vieillesse et non le contraire. Travaillons donc au bien-être des ainés plutôt qu’à construire des discours alarmistes et des dispositifs spécifiques qui discriminent la vieillesse en l’enfermant dans les catégories de la maladie, de l’assistance ou de l’exclusion sociale. Le vieillissement n’est pas une nouveauté. […]
Franz Kafka avait raison : c’est le bonheur qui supprime la vieillesse et non le contraire. Travaillons donc au bien-être des ainés plutôt qu’à construire des discours alarmistes et des dispositifs spécifiques qui discriminent la vieillesse en l’enfermant dans les catégories de la maladie, de l’assistance ou de l’exclusion sociale.
Le vieillissement n’est pas une nouveauté. Depuis toujours les hommes et les femmes ont biologiquement vieilli… sans pour autant que les sociétés le fassent également. Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que la dimension collective du vieillissement démographique est apparue au sein des sociétés occidentales. Rien ne masque plus aujourd’hui son ampleur, son irréversibilité et même son universalité qui marqueront le XXIe siècle.
Ce vieillissement collectif combine différents effets : non seulement celui de l’âge de plus en plus élevé qu’atteignent celles et ceux qui se trouvent au sommet de la pyramide, mais aussi le déclin de la fécondité qui réduit le nombre de celles et ceux qui se trouvent à sa base. Et c’est l’importance relative détenue par les différents groupes d’âge de la société tout entière qui définit le vieillissement collectif en cours.
Mais le vieillissement est aussi individuel. Il se traduit dans un accroissement du nombre d’années que chacun peut espérer vivre. Ici aussi, d’autres considérations que purement chronologiques interviennent pour déterminer qui sont les vieux. Si, dans les pays occidentaux, c’est soixante ou soixante-cinq ans qui sont donnés comme l’indicateur de la retraite, c’est parce que, à un moment de l’histoire de la société salariale, ce sont ces bornes qui ont été fixées comme délimitant légalement une frontière. Ce critère demeure toutefois problématique. Comme l’indique le débat actuel sur l’âge de la pension, il est socialement construit. La question est donc : qu’est-ce que notre société fabrique socialement à partir de la contrainte biologico-naturelle du vieillissement ?
Le travail et la protection sociale
L’humoriste ou le philosophe dira que le vieillissement est une préoccupation personnelle qui vient dès la première heure de l’existence. Convenons que la société ne tarde pas elle non plus à penser ses problèmes en termes de vieillissement puisque dès que les individus ont franchi les 60% de leur existence, ils font partie des travailleurs âgés, cibles du « vieillissement actif » dans les politiques de l’emploi. Bien entendu, l’humoriste qui se penche sur la législation sociale pourra ironiser sur le fait qu’on y considère comme âgé le chômeur à partir de cinquante ans et le salarié à partir de cinquante-sept. Il découvrira que le travailleur indépendant n’est jamais âgé même s’il peut prendre sa pension à soixante ans et que le travail ménager a un sexe, mais ne connait pas d’âge. Le concept de « vieillissement actif » sur lequel se penche Christine Canazza se situe au cœur de la stratégie européenne de l’emploi qui en fera son thème majeur en 2012. L’enjeu est de relever l’âge effectif où l’on arrête définitivement son activité professionnelle. Il pourrait se penser comme un progrès social s’il entrainait des améliorations des conditions de travail.
Au travers des controverses sur les fins de carrière, c’est la question du travail qui s’impose : comment, à partir d’un volume suffisant de population active, la richesse collectivement produite par le travail est-elle répartie entre les générations ? Lorsque le nombre relatif d’actifs diminue, cela signifie une augmentation de la charge qu’ils acceptent d’assumer dans l’alimentation des fonds nécessaires au statut que l’on accorde aux non-actifs. Les choses se compliquent cependant, dans la mesure où nombreux sont ceux qui ne considèrent pas la société vieillissante comme un problème collectif à résoudre, mais voient plutôt les solutions à lui apporter comme étant le problème.
Paul Palsterman interroge le système des pensions à travers l’expérience suédoise. Il y trouve des enseignements qui pourraient apporter des réponses à deux reproches adressés au système belge. À savoir : l’insuffisance des « droits dérivés » pour faire face aux risques sociaux liés à la rupture des liens familiaux et l’absence de valorisation des cotisations qui concerne les titulaires des salaires les moins élevés. La correction de ces insuffisances nécessiterait un effort de financement complémentaire qui ne pourrait voir le jour que dans le contexte d’un nouveau contrat sociétal que Michel Loriaux appelle de ses vœux.
Sans minimiser l’importance des couts du vieillissement, il faut se garder des simplifications qui focalisent ses enjeux sur le seul paramètre démographique. C’est l’ensemble des transformations sociales associées au vieillissement de la collectivité qu’il faut prendre en considération. La société ne trouve sa cohérence et du sens pour chacune de ses composantes générationnelles qu’au travers des rapports qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Ces rapports comprennent bien sûr des mécanismes publics et privés de redistribution des moyens d’existence. Mais ils ne se limitent pas à ce seul aspect. Le vieillissement démographique d’une société affecte toutes les générations qui y sont présentes parce que l’hétérogénéité de leurs attentes y devient de plus en plus importante. Parmi les individus dont les âges se répartissent sur plus d’un siècle (quatre générations au moins), les modes de socialisation, les valeurs et les modèles culturels sont profondément différents. Et les enjeux auxquels il sera le plus difficile de faire face ne seront pas uniquement ceux du financement des pensions et des soins de santé, mais ceux de la gestion des relations intergénérationnelles entre des classes d’âge différentes dans un monde tiraillé entre deux options : celle d’un modèle néolibéral inégalitaire et celle d’un État social consolidé et renouvelé.
Un préalable à toute réforme est de tourner le dos au clivage insatisfaisant des approches segmentées. Celle qui, d’un côté, présente le grand âge de manière idéalisée comme le temps de la maturité, de l’accomplissement de soi et d’un repos bien mérité dans la sérénité, et celle qui, de l’autre côté, met en avant des représentations négatives ou même catastrophistes de la vieillesse, comme le temps de la dégradation physique, de la dépendance et de la précarité financière. Cette dichotomisation est liée à un parti pris de la pensée qui ne veut pas voir l’ambivalence complexe des situations humaines. Or, il n’est guère possible de penser la vieillesse d’une manière monolithique. Divers facteurs comme la classe sociale, le patrimoine biologique dont on a hérité, le sexe, la société dans laquelle on vit, interviennent dans ce que la vieillesse de chacun non pas « est », mais « devient ».
Le logement et les soins
Assumer cette ambivalence montre que les axes individuel et collectif du vieillissement se croisent. Ainsi, dans le monde développé, nous éprouvons de façon positive le fait d’appartenir aux générations qui, dans l’histoire de l’humanité, ont une espérance de vie plus longue qu’elle ne l’a jamais été. Cela, parce que notre société est parvenue en grande partie à contrôler les maladies infectieuses. Nos « plans de vie » en sont moins marqués par la crainte de la « mort jeune », comme c’était encore le cas au XIXesiècle. Certes nous continuons à mourir, mais à partir de ce que l’on appelle des « maladies de civilisation » (maladies cardiovasculaires, cancers, accidents de la circulation). Toutefois, parce qu’on observe de réels succès dans le dépistage de ces nouvelles causes de mortalité, nous nous orientons vers un avenir où il faudra organiser une palette d’approches thérapeutiques. La question des soins s’imposera comme une problématique associée aux projets d’investissement de l’État visant à redéfinir la protection sociale. Quels soins et quelle aide apporter aux personnes qui vivent dans des situations de perte de mémoire et de repères, de confusion et même de démence sénile ? Sylvie Carbonnelle attire notre attention sur les discours alarmistes portant en particulier sur la maladie d’Alzheimer, qui engendrent des expressions telles que « fléau sanitaire majeur » qui en font un mythe culturel terrifiant. Ce mythe conduit à privilégier les approches biomédicales et médicamenteuses par rapport aux approches par les soins et à déposséder les personnes d’une parole nécessaire à la communication avec les autres.
Il faut aussi reconnaitre l’importance de la réflexion sur l’organisation des conditions d’existence des ainés dans la société. Philippe Defeyt aborde la question du logement principalement par le biais des infrastructures adaptées. Partageant le souci d’éviter une médicalisation excessive, il en fait un débat de politique sociale. Lorsqu’on réfléchit au continuum auquel pourrait se référer une politique du logement et de l’hébergement des ainés, on voit que les questions médicales au sens strict ne constituent pas l’enjeu majeur. Il y en a bien d’autres qui concernent la qualité du travail social et qui se poseront au fur et à mesure que se développent des initiatives marchandes dans le domaine de l’hébergement des ainés.
Dans le secteur de l’aide et des soins à domicile, la qualité des relations qui se tissent entre les personnes âgées, les aidants et les professionnels est essentielle. Caroline Jeanmart et Laurence Noël y pointent quelques nœuds et mettent en évidence une réalité insuffisamment connue, qu’elles nomment « dynamiques d’invisibilisation » en ce qu’elles occultent une partie de la demande d’aide et renforcent les inégalités.
Droit et citoyenneté
La question d’Albert Evrard et de Florence Reusens est de savoir si cette politique de bien-être nécessite un droit propre ou si l’arsenal législatif actuel est suffisant pour répondre aux problèmes qui se posent. Une société vieillissante a‑t-elle besoin d’un « droit des vieux » ou peut-elle, à partir des catégories civilistes propres à notre tradition, prendre en compte les aspects juridiques du vieillissement ? Ils ne plaident pas pour un droit spécifique, car cela pourrait conduire à une stigmatisation nocive d’un groupe de personnes que le droit civil répugne à circonscrire étant donné son impossibilité à définir l’âge précis où chacun entrerait dans la vieillesse.
On doit aussi s’interroger sur la citoyenneté des individus âgés. À partir de quelle utilité seront-ils pris en considération : comme une clientèle abondante pour les établissements de repos et de soin, comme sujets d’expérimentation pour les laboratoires pharmaceutiques à la recherche des molécules antivieillissantes ?
Mais ce ne sont pas ces seules personnes âgées qui sont concernées. Ce sont aussi les générations intermédiaires qui verront peser sur elles le poids de l’allongement des âges : à peine ou pas encore complètement sorties des tâches de socialisation et de mise sur orbite de leurs jeunes descendants, elles devront de plus en plus se préoccuper de la dépendance durable de leurs ascendants ! Tâches et responsabilités à assumer dans une société où chacun aspire à l’autonomie personnelle en vue d’une réalisation de soi.
Le nouveau contrat social entre les générations tendra à faire des classes moyennes salariées le principal dépositaire des garanties financières fournies par les systèmes de transfert sociaux. La pauvreté des vieux n’a certes pas disparu, mais les situations de précarité apparaissent moins fréquentes parmi eux que parmi les jeunes. Est-ce là une manifestation du pouvoir économique détenu par les âges grisonnants ? Durant la période récente, notre société a en tout cas semblé capable de se mobiliser davantage pour défendre les pensions que pour exiger de réels plans d’emploi pour les jeunes.
La discrimination la plus importante associée au vieillissement est toutefois liée au sexe. Les femmes, qui manifestent une prépondérance sur les hommes aux âges élevés, subissent le contrecoup de ce qui passait subjectivement pour leur avantage. Or, cela les expose à des situations peu enviables : risque de veuvage, d’isolement familial, de dépendance économique ou même de pauvreté en raison de la plus grande faiblesse des pensions auxquelles leurs carrières salariées qui ont souvent été partielles leur permettent de prétendre. L’importante féminisation de la population âgée pose donc des questions spécifiques de rééquilibrage des solidarités car, comme l’indique Anne-Sophie Parent, les parcours professionnels des femmes restent plus précaires que ceux des hommes.
Parce que ces multiples questions demeurent souvent sans réponse, la société vieillissante apparait comme un risque de plus dans une société qui en compte déjà tant. La « société de tous les âges » figure ainsi comme un des défis que la gauche doit rencontrer afin que soient mis en place les systèmes organisationnels expressifs d’une solidarité intergénérationnelle. Ils ne s’obtiendront pas spontanément.