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Vieillirons-nous bien ensemble ?

Numéro 05/6 Mai-Juin 2011 par Pierre Reman

juin 2011

Franz Kaf­ka avait rai­son : c’est le bon­heur qui sup­prime la vieillesse et non le contraire. Tra­vaillons donc au bien-être des ainés plu­tôt qu’à construire des dis­cours alar­mistes et des dis­po­si­tifs spé­ci­fiques qui dis­cri­minent la vieillesse en l’en­fer­mant dans les caté­go­ries de la mala­die, de l’as­sis­tance ou de l’ex­clu­sion sociale. Le vieillis­se­ment n’est pas une nouveauté. […]

Franz Kaf­ka avait rai­son : c’est le bon­heur qui sup­prime la vieillesse et non le contraire. Tra­vaillons donc au bien-être des ainés plu­tôt qu’à construire des dis­cours alar­mistes et des dis­po­si­tifs spé­ci­fiques qui dis­cri­minent la vieillesse en l’en­fer­mant dans les caté­go­ries de la mala­die, de l’as­sis­tance ou de l’ex­clu­sion sociale.

Le vieillis­se­ment n’est pas une nou­veau­té. Depuis tou­jours les hommes et les femmes ont bio­lo­gi­que­ment vieilli… sans pour autant que les socié­tés le fassent éga­le­ment. Ce n’est qu’à par­tir du XIXe siècle que la dimen­sion col­lec­tive du vieillis­se­ment démo­gra­phique est appa­rue au sein des socié­tés occi­den­tales. Rien ne masque plus aujourd’­hui son ampleur, son irré­ver­si­bi­li­té et même son uni­ver­sa­li­té qui mar­que­ront le XXIe siècle.

Ce vieillis­se­ment col­lec­tif com­bine dif­fé­rents effets : non seule­ment celui de l’âge de plus en plus éle­vé qu’at­teignent celles et ceux qui se trouvent au som­met de la pyra­mide, mais aus­si le déclin de la fécon­di­té qui réduit le nombre de celles et ceux qui se trouvent à sa base. Et c’est l’im­por­tance rela­tive déte­nue par les dif­fé­rents groupes d’âge de la socié­té tout entière qui défi­nit le vieillis­se­ment col­lec­tif en cours.

Mais le vieillis­se­ment est aus­si indi­vi­duel. Il se tra­duit dans un accrois­se­ment du nombre d’an­nées que cha­cun peut espé­rer vivre. Ici aus­si, d’autres consi­dé­ra­tions que pure­ment chro­no­lo­giques inter­viennent pour déter­mi­ner qui sont les vieux. Si, dans les pays occi­den­taux, c’est soixante ou soixante-cinq ans qui sont don­nés comme l’in­di­ca­teur de la retraite, c’est parce que, à un moment de l’his­toire de la socié­té sala­riale, ce sont ces bornes qui ont été fixées comme déli­mi­tant léga­le­ment une fron­tière. Ce cri­tère demeure tou­te­fois pro­blé­ma­tique. Comme l’in­dique le débat actuel sur l’âge de la pen­sion, il est socia­le­ment construit. La ques­tion est donc : qu’est-ce que notre socié­té fabrique socia­le­ment à par­tir de la contrainte bio­lo­gi­co-natu­relle du vieillissement ?

Le travail et la protection sociale

L’hu­mo­riste ou le phi­lo­sophe dira que le vieillis­se­ment est une pré­oc­cu­pa­tion per­son­nelle qui vient dès la pre­mière heure de l’exis­tence. Conve­nons que la socié­té ne tarde pas elle non plus à pen­ser ses pro­blèmes en termes de vieillis­se­ment puisque dès que les indi­vi­dus ont fran­chi les 60% de leur exis­tence, ils font par­tie des tra­vailleurs âgés, cibles du « vieillis­se­ment actif » dans les poli­tiques de l’emploi. Bien enten­du, l’hu­mo­riste qui se penche sur la légis­la­tion sociale pour­ra iro­ni­ser sur le fait qu’on y consi­dère comme âgé le chô­meur à par­tir de cin­quante ans et le sala­rié à par­tir de cin­quante-sept. Il décou­vri­ra que le tra­vailleur indé­pen­dant n’est jamais âgé même s’il peut prendre sa pen­sion à soixante ans et que le tra­vail ména­ger a un sexe, mais ne connait pas d’âge. Le concept de « vieillis­se­ment actif » sur lequel se penche Chris­tine Canaz­za se situe au cœur de la stra­té­gie euro­péenne de l’emploi qui en fera son thème majeur en 2012. L’en­jeu est de rele­ver l’âge effec­tif où l’on arrête défi­ni­ti­ve­ment son acti­vi­té pro­fes­sion­nelle. Il pour­rait se pen­ser comme un pro­grès social s’il entrai­nait des amé­lio­ra­tions des condi­tions de travail.

Au tra­vers des contro­verses sur les fins de car­rière, c’est la ques­tion du tra­vail qui s’im­pose : com­ment, à par­tir d’un volume suf­fi­sant de popu­la­tion active, la richesse col­lec­ti­ve­ment pro­duite par le tra­vail est-elle répar­tie entre les géné­ra­tions ? Lorsque le nombre rela­tif d’ac­tifs dimi­nue, cela signi­fie une aug­men­ta­tion de la charge qu’ils acceptent d’as­su­mer dans l’a­li­men­ta­tion des fonds néces­saires au sta­tut que l’on accorde aux non-actifs. Les choses se com­pliquent cepen­dant, dans la mesure où nom­breux sont ceux qui ne consi­dèrent pas la socié­té vieillis­sante comme un pro­blème col­lec­tif à résoudre, mais voient plu­tôt les solu­tions à lui appor­ter comme étant le problème.

Paul Pal­ster­man inter­roge le sys­tème des pen­sions à tra­vers l’ex­pé­rience sué­doise. Il y trouve des ensei­gne­ments qui pour­raient appor­ter des réponses à deux reproches adres­sés au sys­tème belge. À savoir : l’in­suf­fi­sance des « droits déri­vés » pour faire face aux risques sociaux liés à la rup­ture des liens fami­liaux et l’ab­sence de valo­ri­sa­tion des coti­sa­tions qui concerne les titu­laires des salaires les moins éle­vés. La cor­rec­tion de ces insuf­fi­sances néces­si­te­rait un effort de finan­ce­ment com­plé­men­taire qui ne pour­rait voir le jour que dans le contexte d’un nou­veau contrat socié­tal que Michel Loriaux appelle de ses vœux.

Sans mini­mi­ser l’im­por­tance des couts du vieillis­se­ment, il faut se gar­der des sim­pli­fi­ca­tions qui foca­lisent ses enjeux sur le seul para­mètre démo­gra­phique. C’est l’en­semble des trans­for­ma­tions sociales asso­ciées au vieillis­se­ment de la col­lec­ti­vi­té qu’il faut prendre en consi­dé­ra­tion. La socié­té ne trouve sa cohé­rence et du sens pour cha­cune de ses com­po­santes géné­ra­tion­nelles qu’au tra­vers des rap­ports qu’elles entre­tiennent les unes avec les autres. Ces rap­ports com­prennent bien sûr des méca­nismes publics et pri­vés de redis­tri­bu­tion des moyens d’exis­tence. Mais ils ne se limitent pas à ce seul aspect. Le vieillis­se­ment démo­gra­phique d’une socié­té affecte toutes les géné­ra­tions qui y sont pré­sentes parce que l’hé­té­ro­gé­néi­té de leurs attentes y devient de plus en plus impor­tante. Par­mi les indi­vi­dus dont les âges se répar­tissent sur plus d’un siècle (quatre géné­ra­tions au moins), les modes de socia­li­sa­tion, les valeurs et les modèles cultu­rels sont pro­fon­dé­ment dif­fé­rents. Et les enjeux aux­quels il sera le plus dif­fi­cile de faire face ne seront pas uni­que­ment ceux du finan­ce­ment des pen­sions et des soins de san­té, mais ceux de la ges­tion des rela­tions inter­gé­né­ra­tion­nelles entre des classes d’âge dif­fé­rentes dans un monde tiraillé entre deux options : celle d’un modèle néo­li­bé­ral inéga­li­taire et celle d’un État social conso­li­dé et renouvelé.

Un préa­lable à toute réforme est de tour­ner le dos au cli­vage insa­tis­fai­sant des approches seg­men­tées. Celle qui, d’un côté, pré­sente le grand âge de manière idéa­li­sée comme le temps de la matu­ri­té, de l’ac­com­plis­se­ment de soi et d’un repos bien méri­té dans la séré­ni­té, et celle qui, de l’autre côté, met en avant des repré­sen­ta­tions néga­tives ou même catas­tro­phistes de la vieillesse, comme le temps de la dégra­da­tion phy­sique, de la dépen­dance et de la pré­ca­ri­té finan­cière. Cette dicho­to­mi­sa­tion est liée à un par­ti pris de la pen­sée qui ne veut pas voir l’am­bi­va­lence com­plexe des situa­tions humaines. Or, il n’est guère pos­sible de pen­ser la vieillesse d’une manière mono­li­thique. Divers fac­teurs comme la classe sociale, le patri­moine bio­lo­gique dont on a héri­té, le sexe, la socié­té dans laquelle on vit, inter­viennent dans ce que la vieillesse de cha­cun non pas « est », mais « devient ».

Le logement et les soins

Assu­mer cette ambi­va­lence montre que les axes indi­vi­duel et col­lec­tif du vieillis­se­ment se croisent. Ain­si, dans le monde déve­lop­pé, nous éprou­vons de façon posi­tive le fait d’ap­par­te­nir aux géné­ra­tions qui, dans l’his­toire de l’hu­ma­ni­té, ont une espé­rance de vie plus longue qu’elle ne l’a jamais été. Cela, parce que notre socié­té est par­ve­nue en grande par­tie à contrô­ler les mala­dies infec­tieuses. Nos « plans de vie » en sont moins mar­qués par la crainte de la « mort jeune », comme c’é­tait encore le cas au XIXe­siècle. Certes nous conti­nuons à mou­rir, mais à par­tir de ce que l’on appelle des « mala­dies de civi­li­sa­tion » (mala­dies car­dio­vas­cu­laires, can­cers, acci­dents de la cir­cu­la­tion). Tou­te­fois, parce qu’on observe de réels suc­cès dans le dépis­tage de ces nou­velles causes de mor­ta­li­té, nous nous orien­tons vers un ave­nir où il fau­dra orga­ni­ser une palette d’ap­proches thé­ra­peu­tiques. La ques­tion des soins s’im­po­se­ra comme une pro­blé­ma­tique asso­ciée aux pro­jets d’in­ves­tis­se­ment de l’É­tat visant à redé­fi­nir la pro­tec­tion sociale. Quels soins et quelle aide appor­ter aux per­sonnes qui vivent dans des situa­tions de perte de mémoire et de repères, de confu­sion et même de démence sénile ? Syl­vie Car­bon­nelle attire notre atten­tion sur les dis­cours alar­mistes por­tant en par­ti­cu­lier sur la mala­die d’Alz­hei­mer, qui engendrent des expres­sions telles que « fléau sani­taire majeur » qui en font un mythe cultu­rel ter­ri­fiant. Ce mythe conduit à pri­vi­lé­gier les approches bio­mé­di­cales et médi­ca­men­teuses par rap­port aux approches par les soins et à dépos­sé­der les per­sonnes d’une parole néces­saire à la com­mu­ni­ca­tion avec les autres.

Il faut aus­si recon­naitre l’im­por­tance de la réflexion sur l’or­ga­ni­sa­tion des condi­tions d’exis­tence des ainés dans la socié­té. Phi­lippe Defeyt aborde la ques­tion du loge­ment prin­ci­pa­le­ment par le biais des infra­struc­tures adap­tées. Par­ta­geant le sou­ci d’é­vi­ter une médi­ca­li­sa­tion exces­sive, il en fait un débat de poli­tique sociale. Lors­qu’on réflé­chit au conti­nuum auquel pour­rait se réfé­rer une poli­tique du loge­ment et de l’hé­ber­ge­ment des ainés, on voit que les ques­tions médi­cales au sens strict ne consti­tuent pas l’en­jeu majeur. Il y en a bien d’autres qui concernent la qua­li­té du tra­vail social et qui se pose­ront au fur et à mesure que se déve­loppent des ini­tia­tives mar­chandes dans le domaine de l’hé­ber­ge­ment des ainés.

Dans le sec­teur de l’aide et des soins à domi­cile, la qua­li­té des rela­tions qui se tissent entre les per­sonnes âgées, les aidants et les pro­fes­sion­nels est essen­tielle. Caro­line Jean­mart et Lau­rence Noël y pointent quelques nœuds et mettent en évi­dence une réa­li­té insuf­fi­sam­ment connue, qu’elles nomment « dyna­miques d’in­vi­si­bi­li­sa­tion » en ce qu’elles occultent une par­tie de la demande d’aide et ren­forcent les inégalités.

Droit et citoyenneté

La ques­tion d’Al­bert Evrard et de Flo­rence Reu­sens est de savoir si cette poli­tique de bien-être néces­site un droit propre ou si l’ar­se­nal légis­la­tif actuel est suf­fi­sant pour répondre aux pro­blèmes qui se posent. Une socié­té vieillis­sante a‑t-elle besoin d’un « droit des vieux » ou peut-elle, à par­tir des caté­go­ries civi­listes propres à notre tra­di­tion, prendre en compte les aspects juri­diques du vieillis­se­ment ? Ils ne plaident pas pour un droit spé­ci­fique, car cela pour­rait conduire à une stig­ma­ti­sa­tion nocive d’un groupe de per­sonnes que le droit civil répugne à cir­cons­crire étant don­né son impos­si­bi­li­té à défi­nir l’âge pré­cis où cha­cun entre­rait dans la vieillesse.

On doit aus­si s’in­ter­ro­ger sur la citoyen­ne­té des indi­vi­dus âgés. À par­tir de quelle uti­li­té seront-ils pris en consi­dé­ra­tion : comme une clien­tèle abon­dante pour les éta­blis­se­ments de repos et de soin, comme sujets d’ex­pé­ri­men­ta­tion pour les labo­ra­toires phar­ma­ceu­tiques à la recherche des molé­cules antivieillissantes ?

Mais ce ne sont pas ces seules per­sonnes âgées qui sont concer­nées. Ce sont aus­si les géné­ra­tions inter­mé­diaires qui ver­ront peser sur elles le poids de l’al­lon­ge­ment des âges : à peine ou pas encore com­plè­te­ment sor­ties des tâches de socia­li­sa­tion et de mise sur orbite de leurs jeunes des­cen­dants, elles devront de plus en plus se pré­oc­cu­per de la dépen­dance durable de leurs ascen­dants ! Tâches et res­pon­sa­bi­li­tés à assu­mer dans une socié­té où cha­cun aspire à l’au­to­no­mie per­son­nelle en vue d’une réa­li­sa­tion de soi.

Le nou­veau contrat social entre les géné­ra­tions ten­dra à faire des classes moyennes sala­riées le prin­ci­pal dépo­si­taire des garan­ties finan­cières four­nies par les sys­tèmes de trans­fert sociaux. La pau­vre­té des vieux n’a certes pas dis­pa­ru, mais les situa­tions de pré­ca­ri­té appa­raissent moins fré­quentes par­mi eux que par­mi les jeunes. Est-ce là une mani­fes­ta­tion du pou­voir éco­no­mique déte­nu par les âges gri­son­nants ? Durant la période récente, notre socié­té a en tout cas sem­blé capable de se mobi­li­ser davan­tage pour défendre les pen­sions que pour exi­ger de réels plans d’emploi pour les jeunes.

La dis­cri­mi­na­tion la plus impor­tante asso­ciée au vieillis­se­ment est tou­te­fois liée au sexe. Les femmes, qui mani­festent une pré­pon­dé­rance sur les hommes aux âges éle­vés, subissent le contre­coup de ce qui pas­sait sub­jec­ti­ve­ment pour leur avan­tage. Or, cela les expose à des situa­tions peu enviables : risque de veu­vage, d’i­so­le­ment fami­lial, de dépen­dance éco­no­mique ou même de pau­vre­té en rai­son de la plus grande fai­blesse des pen­sions aux­quelles leurs car­rières sala­riées qui ont sou­vent été par­tielles leur per­mettent de pré­tendre. L’im­por­tante fémi­ni­sa­tion de la popu­la­tion âgée pose donc des ques­tions spé­ci­fiques de rééqui­li­brage des soli­da­ri­tés car, comme l’in­dique Anne-Sophie Parent, les par­cours pro­fes­sion­nels des femmes res­tent plus pré­caires que ceux des hommes.

Parce que ces mul­tiples ques­tions demeurent sou­vent sans réponse, la socié­té vieillis­sante appa­rait comme un risque de plus dans une socié­té qui en compte déjà tant. La « socié­té de tous les âges » figure ain­si comme un des défis que la gauche doit ren­con­trer afin que soient mis en place les sys­tèmes orga­ni­sa­tion­nels expres­sifs d’une soli­da­ri­té inter­gé­né­ra­tion­nelle. Ils ne s’ob­tien­dront pas spontanément.

Pierre Reman


Auteur

Pierre Reman est économiste et licencié en sciences du Travail. Il a été directeur de la faculté ouverte de politique économique et sociale et titulaire de la Chaire Max Bastin à l’UCL. Il a consacré son enseignement et ses travaux de recherche à la sécurité sociale, les politiques sociales et les politiques de l’emploi. Il est également administrateur au CRISP et membre du Groupe d’analyse des conflits sociaux (GRACOS). Parmi ces récentes publications, citons « La sécurité sociale inachevée », entretien avec Philippe Defeyt, Daniel Dumont et François Perl, Revue Politique, octobre 2020, « L’Avenir, un journal au futur suspendu », in Grèves et conflictualités sociale en 2018, Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 2024-2025, 1999 (en collaboration avec Gérard Lambert), « Le paysage syndical : un pluralisme dépilarisé », in Piliers, dépilarisation et clivage philosophique en Belgique, CRISP, 2019 (en collaboration avec Jean Faniel). « Entre construction et déconstruction de l’Etat social : la place de l’aide alimentaire », in Aide alimentaire : les protections sociales en jeu, Académia, 2017 (en collaboration avec Philippe Defeyt) et « Analyse scientifique et jugement de valeurs. Une expérience singulière de partenariat entre le monde universitaire et le monde ouvrier », in Former des adultes à l’université, Presse universitaires de Louvain, 2017 en collaboration avec Pierre de Saint-Georges et Georges Liénard).