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Vieilles et vieux

Numéro 3 – 2022 - vieillissement par Renaud Maes Laurence Rosier

avril 2022

Les vieux, les vieilles, on en parle beaucoup, mais avec énormément d’ambigüité : les « boomers » seraient responsables de l’état du monde d’aujourd’hui, mais il faut protéger les « séniors », car iels sont plus fragiles ; il faut penser à grand-maman et se protéger de la Covid-19 pour lui rendre visite à Noël, mais on l’a reléguée dans un home pour […]

Dossier

Les vieux, les vieilles, on en parle beaucoup, mais avec énormément d’ambigüité : les « boomers » seraient responsables de l’état du monde d’aujourd’hui, mais il faut protéger les « séniors », car iels sont plus fragiles ; il faut penser à grand-maman et se protéger de la Covid-19 pour lui rendre visite à Noël, mais on l’a reléguée dans un home pour qu’elle ne nous pèse pas trop ; on déteste les vieilles méchantes incarnées par Tatie Danielle (sauf si c’est du cinéma), mais on adore les grands-mères nourricières façon Mamie Nova… La relation amour/haine envers les vieux et les vieilles mérite qu’on s’y attarde, qu’on la décortique, qu’on tente d’appréhender ses sources. 

Depuis les travaux du psychiatre et gérontologue Robert Butler dans les années 1960, l’un des qualificatifs fréquents de cette relation est la notion « d’âgisme ». Cette notion, introduite initialement comme un mot composé, dans un article intitulé « Age-ism : Another Form of Bigotry », se propose de compléter les notions de racisme et de « classisme ». Butler la définit comme suit : « L’âgisme reflète un profond malaise de la part des jeunes et des personnes d’âge moyen — une répulsion personnelle et un dégout pour le vieillissement, la maladie, le handicap ; et la peur de l’impuissance, de “l’inutilité” et de la mort1 ». À le suivre, de ce malaise découlent une série de discriminations qui se marquent au quotidien, dans la vie des vieilles·vieux. Et comme beaucoup d’autres, ces discriminations s’appuient sur des stéréotypes véhiculés notamment dans les discours tenus sur les vieilles et les vieux, y compris dans la littérature scientifique. 

Dans l’article qui introduit ce dossier, Laurence Rosier utilise l’âgisme comme clé d’entrée pour une analyse du langage des vieux·vieilles. Des mots pour dire la vieillesse jusqu’à la réappropriation d’une parole collective et publique des ainé·es, l’article examine le langage « vieux·vieille » sous toutes ces formes et ambigüités déjà citées. 

Nathalie Uffner est à l’origine du pod­cast « Jeunes Vieux Cons », réalisé par Mehdi Bayad, qui sera diffusé sous peu par la RTBF. Nous l’avons rencontrée en compagnie de Daphné Huynh, comédienne et autrice, chroniqueuse de ce podcast. Cette discussion est l’occasion de tracer quelques enseignements transversaux aux dix épisodes qui donnent la parole à des « vieilles·vieux » issu·es du monde culturel et artistique. Parmi ceux-ci, la violence de l’injonction à la « discrétion », à l’effacement des vieilles et des vieux est particulièrement mise en exergue. 

July Robert enchaine, avec une contribution sur le « vieillir femme » : les femmes vieillissantes sont systématiquement dévalorisées, notamment parce qu’elles font peur. D’où vient cette angoisse ? Peut-être du fait qu’émancipées de l’obligation de procréer, elles peuvent trop facilement s’émanciper de leurs rôles sociaux ? 

Irène Kaufer prend le contrepied des discours sur l’âge et propose un guide du bon usage de l’âgisme. Elle aborde ce faisant la question ô combien complexe de l’interruption volontaire de vieillesse. 

Renaud Maes conclut ce dossier par une contribution prenant appui sur la notion de « bien vieillir », popularisée de la fin des années 1980 à la fin des années 1990. À le suivre, cette notion pourtant pensée pour « revaloriser » les vieux·vieilles s’est surtout avérée extrêmement compatible avec l’idée de l’activation et de la responsabilisation individuelle caractéristique des conceptions politiques néolibérales. Il suggère que derrière l’inexorable « trahison » du corps des vieux·vieilles, c’est la réhabilitation du collectif qui est peut-être un enjeu fondamental. 

Dans la construction de ce dossier, un constat nous a frappé : alors qu’il ne s’agissait pas à priori d’un thème que nous souhaitions aborder, nous parlons finalement beaucoup du rire des vieux·vieilles. Et, derrière ce rire, de la capacité à relativiser le « drame » du vieillissement, mais aussi de se le « réapproprier », loin des injonctions à l’effacement ou à l’auto-emprise. C’est peut-être l’enseignement majeur de l’ensemble de textes que nous avons collectés ici : l’étude de notre relation aux vieux·vieilles questionne notre capacité à renoncer à certaines chimères — notamment consuméristes et productivistes —, pour prendre le temps de penser le sens de nos actions. Et c’est peut-être pour cette raison que nous craignons tellement les vieux·vieilles, au-delà de l’angoisse de notre propre mort : c’est parce qu’iels nous tendent un miroir grossissant où se reflètent toutes les absurdités de notre monde social.

  1. Butler R. N., « Age-Ism : Another Form of Bigotry », The Gerontologist, 9(4 – 1), 1969, p. 243 – 246, p. 243. Trad. de l’auteur.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).

Laurence Rosier


Auteur

Née en 1967, Laurence Rosier est licenciée et docteure en philosophie et lettres. Elle est professeure de linguistique, d’analyse du discours et de didactique du français à l’ULB. Auteure de nombreux ouvrages, elle a publié plus de soixante articles dans des revues internationales, a organisé et participé à plus de cinquante colloques internationaux, codirigé de nombreux ouvrages sur des thèmes aussi divers que la ponctuation, le discours comique ou la citation ou encore la langue française sur laquelle elle a coécrit M.A. Paveau, "La langue française passions et polémiques" en 2008. Elle a collaboré au Dictionnaire Colette (Pléiade). Spécialiste de la citation, sa thèse publiée sous le titre "Le discours rapporté : histoire, théories, pratiques" a reçu le prix de l’essai Léopold Rosy de l’Académie belge des langues et lettres. Son "petit traité de l’insulte" (rééd en 2009) a connu un vif succès donnant lieu à un reportage : Espèce de…l’insulte est pas inculte. Elle dirige une revue internationale de linguistique qu’elle a créée avec sa collègue Laura Calabrese : Le discours et la langue. Avec son compagnon Christophe Holemans, elle a organisé deux expositions consacrées aux décrottoirs de Bruxelles : "Décrottoirs !" en 2012. En 2015, elle est commissaire de l’exposition "Salope et autres noms d’oiselles". En novembre 2017 parait son dernier ouvrage intitulé L’insulte … aux femmes (180°), couronné par le prix de l’enseignement et de la formation continue du parlement de la communauté WBI (2019). Elle a été la co-commissaire de l’expo Porno avec Valérie Piette (2018). Laurence Rosier est régulièrement consultée par les médias pour son expertise langagière et féministe. Elle est chroniqueuse du média Les Grenades RTBF et à La Revue nouvelle (Blogue de l’irrégulière). Elle a été élue au comité de gestion de la SCAM en juin 2019.
 Avec le groupe de recherche Ladisco et Striges (études de genres), elle développe des projets autour d’une linguistique « utile » et dans la cité.