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Vieilles et vieux
Les vieux, les vieilles, on en parle beaucoup, mais avec énormément d’ambigüité : les « boomers » seraient responsables de l’état du monde d’aujourd’hui, mais il faut protéger les « séniors », car iels sont plus fragiles ; il faut penser à grand-maman et se protéger de la Covid-19 pour lui rendre visite à Noël, mais on l’a reléguée dans un home pour […]
Les vieux, les vieilles, on en parle beaucoup, mais avec énormément d’ambigüité : les « boomers » seraient responsables de l’état du monde d’aujourd’hui, mais il faut protéger les « séniors », car iels sont plus fragiles ; il faut penser à grand-maman et se protéger de la Covid-19 pour lui rendre visite à Noël, mais on l’a reléguée dans un home pour qu’elle ne nous pèse pas trop ; on déteste les vieilles méchantes incarnées par Tatie Danielle (sauf si c’est du cinéma), mais on adore les grands-mères nourricières façon Mamie Nova… La relation amour/haine envers les vieux et les vieilles mérite qu’on s’y attarde, qu’on la décortique, qu’on tente d’appréhender ses sources.
Depuis les travaux du psychiatre et gérontologue Robert Butler dans les années 1960, l’un des qualificatifs fréquents de cette relation est la notion « d’âgisme ». Cette notion, introduite initialement comme un mot composé, dans un article intitulé « Age-ism : Another Form of Bigotry », se propose de compléter les notions de racisme et de « classisme ». Butler la définit comme suit : « L’âgisme reflète un profond malaise de la part des jeunes et des personnes d’âge moyen — une répulsion personnelle et un dégout pour le vieillissement, la maladie, le handicap ; et la peur de l’impuissance, de “l’inutilité” et de la mort1 ». À le suivre, de ce malaise découlent une série de discriminations qui se marquent au quotidien, dans la vie des vieilles·vieux. Et comme beaucoup d’autres, ces discriminations s’appuient sur des stéréotypes véhiculés notamment dans les discours tenus sur les vieilles et les vieux, y compris dans la littérature scientifique.
Dans l’article qui introduit ce dossier, Laurence Rosier utilise l’âgisme comme clé d’entrée pour une analyse du langage des vieux·vieilles. Des mots pour dire la vieillesse jusqu’à la réappropriation d’une parole collective et publique des ainé·es, l’article examine le langage « vieux·vieille » sous toutes ces formes et ambigüités déjà citées.
Nathalie Uffner est à l’origine du podcast « Jeunes Vieux Cons », réalisé par Mehdi Bayad, qui sera diffusé sous peu par la RTBF. Nous l’avons rencontrée en compagnie de Daphné Huynh, comédienne et autrice, chroniqueuse de ce podcast. Cette discussion est l’occasion de tracer quelques enseignements transversaux aux dix épisodes qui donnent la parole à des « vieilles·vieux » issu·es du monde culturel et artistique. Parmi ceux-ci, la violence de l’injonction à la « discrétion », à l’effacement des vieilles et des vieux est particulièrement mise en exergue.
July Robert enchaine, avec une contribution sur le « vieillir femme » : les femmes vieillissantes sont systématiquement dévalorisées, notamment parce qu’elles font peur. D’où vient cette angoisse ? Peut-être du fait qu’émancipées de l’obligation de procréer, elles peuvent trop facilement s’émanciper de leurs rôles sociaux ?
Irène Kaufer prend le contrepied des discours sur l’âge et propose un guide du bon usage de l’âgisme. Elle aborde ce faisant la question ô combien complexe de l’interruption volontaire de vieillesse.
Renaud Maes conclut ce dossier par une contribution prenant appui sur la notion de « bien vieillir », popularisée de la fin des années 1980 à la fin des années 1990. À le suivre, cette notion pourtant pensée pour « revaloriser » les vieux·vieilles s’est surtout avérée extrêmement compatible avec l’idée de l’activation et de la responsabilisation individuelle caractéristique des conceptions politiques néolibérales. Il suggère que derrière l’inexorable « trahison » du corps des vieux·vieilles, c’est la réhabilitation du collectif qui est peut-être un enjeu fondamental.
Dans la construction de ce dossier, un constat nous a frappé : alors qu’il ne s’agissait pas à priori d’un thème que nous souhaitions aborder, nous parlons finalement beaucoup du rire des vieux·vieilles. Et, derrière ce rire, de la capacité à relativiser le « drame » du vieillissement, mais aussi de se le « réapproprier », loin des injonctions à l’effacement ou à l’auto-emprise. C’est peut-être l’enseignement majeur de l’ensemble de textes que nous avons collectés ici : l’étude de notre relation aux vieux·vieilles questionne notre capacité à renoncer à certaines chimères — notamment consuméristes et productivistes —, pour prendre le temps de penser le sens de nos actions. Et c’est peut-être pour cette raison que nous craignons tellement les vieux·vieilles, au-delà de l’angoisse de notre propre mort : c’est parce qu’iels nous tendent un miroir grossissant où se reflètent toutes les absurdités de notre monde social.
- Butler R. N., « Age-Ism : Another Form of Bigotry », The Gerontologist, 9(4 – 1), 1969, p. 243 – 246, p. 243. Trad. de l’auteur.