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Victoire d’Obama : leçon pour les gauches d’Europe

Numéro 11 Novembre 2008 par Isabelle Ferreras

novembre 2008

Depuis l’é­lec­tion de Rea­gan en 1982, les États- Unis consti­tuaient un repous­soir pour la gauche démo­cra­tique euro­péenne. Mal­gré quelques moments d’es­poir trop vite déçus — la vic­toire de Bill Clin­ton en 1992 -, la socié­té amé­ri­caine offrait en effet le spec­tacle d’un pays aux prises avec une démo­cra­tie aux ins­ti­tu­tions confis­quées par le pou­voir de l’argent, une […]

Depuis l’é­lec­tion de Rea­gan en 1982, les États- Unis consti­tuaient un repous­soir pour la gauche démo­cra­tique euro­péenne. Mal­gré quelques moments d’es­poir trop vite déçus — la vic­toire de Bill Clin­ton en 1992 -, la socié­té amé­ri­caine offrait en effet le spec­tacle d’un pays aux prises avec une démo­cra­tie aux ins­ti­tu­tions confis­quées par le pou­voir de l’argent, une révo­lu­tion conser­va­trice obs­cu­ran­tiste, une liste de régres­sions sociales sans fin. La prise de pou­voir de G.W. Bush en 2000 a ache­vé de « par­faire » le tableau en détri­co­tant le peu d’i­déal pro­gres­siste qui sem­blait encore sur­vivre dans ce pays : règne de la loi du plus fort éri­gée en reli­gion natio­nale, baisse des contri­bu­tions des plus riches, redis­tri­bu­tion malingre, mini­ma­li­sa­tion des fonc­tions de l’É­tat, vio­lence, guerre et tor­ture éle­vées au rang de moyens légi­times de gou­ver­ne­ment, inéga­li­tés et pau­vre­té comme faits sociaux normaux.

Une leçon mérite d’être aujourd’­hui tirée. Elle a trait à la com­plexi­té du pro­jet démo­cra­tique et ren­voie la gauche euro­péenne à ses tra­vaux. Durant ces trente der­nières années, celle-ci s’in­ter­ro­geait : que diable fai­saient les pro­gres­sistes amé­ri­cains ? où étaient-ils pas­sés ? inef­fi caces ? inadap­tés ? incapables ?

Que s’est-il pas­sé aux États-Unis ? Rap­pe­lons-nous. Après la Grande Dépres­sion des années trente, l’i­dée que l’É­tat doit jouer un rôle cru­cial dans la construc­tion d’une socié­té et d’une éco­no­mie saines s’est impo­sée. Le com­pro­mis social­dé­mo­crate, comme l’ap­pellent les Euro­péens, fon­dé sur la doc­trine éco­no­mique key­né­sienne, jus­ti­fia alors une impo­si­tion har­mo­ni­sée au niveau de l’É­tat fédé­ral amé­ri­cain, des dépenses publiques et une fonc­tion redis­tri­bu­tive fortes. Ce rôle clef de l’É­tat s’im­po­sa entre autres grâce à la mise en oeuvre, avec suc­cès, du New Deal de F.D. Roo­se­velt entre 1933 et 1936.

Cette période dra­ma­tique marque pro­fon­dé­ment les esprits de la droite amé­ri­caine. Celle-ci se lance dans la bataille des idées et débute un tra­vail intel­lec­tuel et mili­tant de plu­sieurs décen­nies, qui engen­dre­ra la fon­da­tion de l’Ame­ri­can Entre­prise Ins­ti­tute (1943) avant celles des Heri­tage Foun­da­tion (1973) et Cato Ins­ti­tute (1977). Le tout forme une pyra­mide de think-tanks de droite, pro­mou­vant l’i­dée du « gou­ver­ne­ment limi­té », des liber­tés indi­vi­duelles avant tout, de la liber­té d’en­tre­prendre sans entraves et du natio­na­lisme amé­ri­cain cou­plé à une défense natio­nale « agres­sive ». Ces think­tanks tra­vaillent au corps le per­son­nel poli­tique répu­bli­cain et son élec­to­rat via des relais média­tiques de plus en plus solides et contri­buent aux suc­cès élec­to­raux du par­ti répu­bli­cain, de Rea­gan à G.W. Bush.

Si la gauche amé­ri­caine entame une longue tra­ver­sée du désert au début des années sep­tante, c’est que les efforts enta­més trois décen­nies plus tôt par ses adver­saires portent leurs fruits. À cet ins­tant, la contre-offen­sive idéo­lo­gique menée par l’al­liance des néo-libé­raux et des néo-conser­va­teurs est déjà trop puis­sante que pour être endi­guée. Elle déploie­ra ses effets durant trente ans, jus­qu’à la lamen­table fin de règne de G.W. Bush.

Rebâtir un projet social-démocrate

L’a­gen­da poli­tique du can­di­dat Barack Oba­ma est l’hé­ri­tier, en ligne directe et en miroir, de cette his­toire d’hé­gé­mo­nie idéo­lo­gique. Il y a dix ans, quand il se pré­sente aux élec­teurs de Chi­ca­go, Oba­ma est sou­te­nu par la frange la plus pro­gres­siste des démo­crates amé­ri­cains. Il défend un agen­da oppo­sé au mains­tream idéo­lo­gique de l’é­poque : pro­gramme de sécu­ri­té sociale sérieux pour par­ta­ger la richesse, inves­tis­se­ment public dans l’é­du­ca­tion et la san­té, repré­sen­ta­tion syn­di­cale dans les entre­prises — entre autres. Certes, aujourd’­hui, par­lant à toute l’A­mé­rique, son dis­cours s’est quelque peu arron­di. Mais ces traits fon­da­men­taux per­durent : une théo­rie du rôle de la puis­sance publique res­tau­rée dans sa capa­ci­té à jouer un rôle redis­tri­bu­tif et indus­triel, à l’op­po­sé de la doc­trine de la droite amé­ri­caine. Il y a huit et quatre ans, les can­di­dats démo­crates Gore puis Ker­ry n’ont jamais osé arti­cu­ler de tels prin­cipes. Aujourd’­hui, il n’y a plus « pho­to » : les Amé­ri­cains ont fait confiance à Oba­ma pour res­tau­rer l’é­co­no­mie, pas à McCain.

Serait-ce une ques­tion d’i­mage ? De can­di­dat qui sau­rait fla­sher son sou­rire cra­quant au bon moment ? De séances de pho­to oppor­tu­né­ment orches­trées par des stra­tèges poli­tiques plus doués que ceux du camp d’en face ? Certes, cela compte. Mais le fond du ren­ver­se­ment de situa­tion pro­vient bien d’un ren­ver­se­ment idéo­lo­gique soi­gneu­se­ment pré­pa­ré par la gauche amé­ri­caine et ce, depuis de longues années. Le peuple amé­ri­cain a été habi­tué à entendre d’autres argu­ments, une autre lec­ture de la socié­té et de la puis­sance publique que celle infli­gée par les répu­bli­cains et leurs alliés des think-tanks régressistes.

Car que fai­sait la gauche amé­ri­caine durant ces décen­nies d’in­quié­tude pour la gauche euro­péenne ? Elle tirait les leçons de l’of­fen­sive des idées conser­va­trices. Elle orga­ni­sait un contexte favo­rable à l’ar­ti­cu­la­tion d’un pro­jet démo­crate enfin dif­fé­rent de la copie ver­sion light du pro­gramme répu­bli­cain. Oui, après avoir com­pris la gra­vi­té de l’of­fen­sive idéo­lo­gique à laquelle elle fai­sait face, la gauche amé­ri­caine s’est pro­gres­si­ve­ment atte­lée à une tâche tita­nesque : elle a réor­ga­ni­sé son tis­su mili­tant asphyxié entre un par­ti démo­crate droi­ti­sé et des taux d’af­fi­lia­tion syn­di­cale en chute libre (de la créa­tion d’A­corn en 1970 à celle de MoveOn.org en 1998 et de Wor­king Ame­ri­ca en 2003). Elle a pous­sé le par­ti démo­crate vers la gauche dans le contexte dif­fi­cile d’un sys­tème majo­ri­taire (créa­tion du New Par­ty en 1992 et du Wor­king Fami­lies Par­ty en 1998). Enfin, elle a rebâ­ti un pro­jet social-démo­crate digne de ce nom en démon­trant la per­ti­nence de ses pro­po­si­tions au niveau des États et en mar­quant des vic­toires locales spé­ci­fiques (par exemple, la coor­di­na­tion de la qua­li­fi­ca­tion pro­fes­sion­nelle dans les bas­sins d’emploi du Wis­con­sin coor­don­née par le Cen­ter on Wis­con­sin Strategy).

Enfin, après le trau­ma­tisme de l’en­trée en fonc­tion de G.W. Bush en 2000, alors que la domi­na­tion des répu­bli­cains sem­blait plus inoxy­dable que jamais, la gauche s’est atte­lée à for­mu­ler sa vision. Elle a cher­ché à ras­sem­bler au tra­vers de nou­veaux grands pro­jets toutes les forces pos­sibles d’une nou­velle coa­li­tion, au-delà des lignes de par­tage tra­di­tion­nelles. Conçu après les attaques du 11 sep­tembre 2001, le pro­jet Apol­lo Alliance en est l’exemple emblé­ma­tique. À l’é­qua­tion du triste suc­cès de Bush : ter­ro­risme, des­truc­tion de l’en­vi­ron­ne­ment, délo­ca­li­sa­tion de l’emploi indus­triel, Apol­lo Alliance a répon­du : indé­pen­dance vis-à-vis des pays pro­duc­teurs de pétrole et de ter­ro­risme, sau­ve­garde de l’en­vi­ron­ne­ment et éner­gies renou­ve­lables, emplois manu­fac­tu­riers et de ser­vice, non délo­ca­li­sables et syn­di­qués. Un pro­jet concret et réa­liste, idéa­liste et ambi­tieux, pro­po­sant dans une même opé­ra­tion dura­bi­li­té envi­ron­ne­men­tale et créa­tion de mil­lions de bons emplois. Les membres de cette coa­li­tion sont les plus divers : élus locaux et natio­naux, mou­ve­ment syn­di­cal, mou­ve­ment envi­ron­ne­men­tal, Églises de toutes confes­sions, green busi­ness lea­ders, centres de recherche pro­gres­sistes, mou­ve­ments étu­diants… Ce n’est pas un hasard si Dan Carol, pro­mo­teur de l’Apol­lo Alliance avec Joel Rogers et Robert Boro­sage, s’est retrou­vé le direc­teur du pro­gramme et des enjeux de la cam­pagne Obama.

Un processus de longue haleine

La force du can­di­dat démo­crate est aus­si tri­bu­taire de ce long tra­vail de pré­pa­ra­tion. Le fait qu’O­ba­ma ait pu reprendre ce type de pro­jet dans son pro­gramme et le défendre avec suc­cès ne pro­vient-il pas, en effet, de ce que la gauche amé­ri­caine, dans un contexte idéo­lo­gique contraire, labou­rait le ter­rain des idées et sen­si­bi­li­sait les citoyens amé­ri­cains, depuis une date anté­rieure au pré­sent cycle élec­to­ral ? Évi­dem­ment, la crise finan­cière a accé­lé­ré ce tra­vail de matu­ra­tion. Évi­dem­ment, le cha­risme de Barack et Michelle Oba­ma a fait une réelle dif­fé­rence. Mais qui peut dire ce qu’au­rait été la cré­di­bi­li­té — la capa­ci­té à être cru — du can­di­dat démo­crate sans ce patient tra­vail de réflexion, de pro­po­si­tion et de coa­li­tion des gauches amé­ri­caines ? C’est à la gauche euro­péenne de se poser aujourd’­hui la ques­tion. Car il est à craindre qu’elle ne se trouve aujourd’­hui dans le même état de fai­blesse idéo­lo­gique que celui dans lequel se trou­vait la gauche amé­ri­caine des années septante.

Les vic­toires poli­tiques se pré­parent sur le long terme. Ras­sem­bler ses com­po­santes, arti­cu­ler une vision cohé­rente, énon­cer des pro­po­si­tions concrètes ambi­tieuses, et com­pré­hen­sibles par tous, démon­trer son sérieux et son effi­ca­ci­té par des suc­cès locaux : voi­là qui a contri­bué à la vic­toire d’au­jourd’­hui. Et si les gauches d’Eu­rope s’ins­pi­raient, une fois n’est pas cou­tume, des États-Unis…

Isabelle Ferreras


Auteur

Isabelle Ferreras est chercheur qualifié du FNRS attaché au Laboratoire "Globalisation, institution, subjectivation" ([LAGIS->http://www.uclouvain.be/lagis.html]) de l'Université catholique de Louvain et Senior Research Associate, Labor and Worklife Program, [Harvard Law School->http://www.law.harvard.edu], Harvard Unversity.