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Vertus de l’idiot

Numéro 1 – 2021 par Renaud Maes

février 2021

« Vous allez réus­sir à faire tout un dos­sier là-des­­sus… sur… l’idiot ? », s’inquiétait gen­ti­ment un membre du comi­té de rédac­tion lorsque j’ai pro­po­sé ce thème pour un numé­ro à paraitre de La Revue nou­velle. Sa ques­tion, il me faut l’avouer, réson­nait avec mes angoisses : ne fai­­sais-je pas fausse route à vou­loir publier un numé­ro sur la figure de l’idiot ? […]

Dossier

« Vous allez réus­sir à faire tout un dos­sier là-des­sus… sur… l’idiot ? », s’inquiétait gen­ti­ment un membre du comi­té de rédac­tion lorsque j’ai pro­po­sé ce thème pour un numé­ro à paraitre de La Revue nou­velle. Sa ques­tion, il me faut l’avouer, réson­nait avec mes angoisses : ne fai­sais-je pas fausse route à vou­loir publier un numé­ro sur la figure de l’idiot ? Ne pre­nais-je pas le risque incon­si­dé­ré de délé­gi­ti­mer le tra­vail des autrices et auteurs embarqué·e·s dans ce pro­jet for­cé­ment (ne fût-ce qu’un peu) idiot ? Pire encore, à l’heure où des mil­lions de per­sonnes souffrent de la vio­lence de quelques diri­geants qui n’hésitent pas à affi­cher clai­re­ment leur rejet des intel­lec­tuels et des savoirs scien­ti­fiques (dont Jair Bol­so­na­ro et Donald Trump sont sans doute les exemples les plus effrayants), n’est-il pas com­plè­te­ment irres­pon­sable de publier un dos­sier qui pour­rait pas­ser pour l’apologie de ce qu’ils incarnent ?

Met­tons d’emblée un point d’honneur à cla­ri­fier ce der­nier nœud : non, l’idiot dont nous dis­cu­tons les ver­tus n’est pas Donald Trump, n’est pas Jair Bol­so­na­ro, n’est aucun des monstres de pou­voir. Notre idiot n’est en effet pas machia­vé­lique, il n’est pas mani­pu­la­teur, il n’est inté­res­sé ni par la puis­sance, ni par les sym­boles du luxe ou de la viri­li­té. L’idiot dont nous par­lons peut se prendre d’affection pour un papier doré en pen­sant qu’il s’agit d’un tré­sor, délais­sant la liasse de billets que le papier enve­lop­pait. Plus encore, notre idiot sait qu’il ne sait rien, et il n’a donc pas la pré­ten­tion de savoir pour pres­crire, voire… il s’en moque.

L’idiot au bout du tunnel

Ce dos­sier est né d’une dis­cus­sion autour du livre d’Avital Ronell, Stu­pi­di­ty. Nous nous deman­dions alors quelles étaient les qua­li­tés requises pour pro­duire une recherche qui ne soit ni faus­se­ment neu­tra­li­sée, ni par­fai­te­ment nom­bri­liste. Le pro­blème dans mes déve­lop­pe­ments, je m’en suis ren­du compte plus tard, c’est que j’essayais encore bien trop de repous­ser la stu­pi­di­té, de l’écarter pour mieux m’en dis­tan­cier dans l’espoir de m’en affran­chir avant de ten­ter de pen­ser mes sujets de recherche. Nous avions conve­nu tous les deux qu’il était fina­le­ment un grand manque dans les cours et for­ma­tions que nous avions pu suivre trai­tant de méthodes de recherches : ils ne dis­cu­taient pas du moment où face à un sujet, on se sent sou­dain par­fai­te­ment stupide.

Les hasards des ren­contres au sein du réseau de revues Euro­zine, dont La Revue nou­velle est membre, m’ont per­mis de tom­ber sur un texte de Miriam Rasch, qui intro­duit d’ailleurs le pré­sent dos­sier et autour duquel ce dos­sier se déve­loppe. Ce texte, qu’elle a repris et déve­lop­pé dans son ouvrage Fric­tie. Ethiek in tij­den van dataïsme, pro­pose une injonc­tion pour le moins sur­pre­nante : « Faites l’idiot ! ». S’inscrivant dans la suc­ces­sion de Deleuze, elle sug­gère en effet que l’idiot pour­rait être une figure inté­res­sante pour ten­ter de pen­ser la socié­té, mais plus encore : il pour­rait offrir quelques pistes pour échap­per au « capi­ta­lisme de haute sur­veillance » incar­né par les Gafam, les cycles de com­mu­ni­ca­tion hyper­ac­cé­lé­rés et l’interaction tech­no­lo­gique per­ma­nente. L’idiot, par son com­por­te­ment erra­tique, rompt en effet la pro­messe de pré­vi­si­bi­li­té des com­por­te­ments. Parce qu’il s’intéresse à tout et n’importe quoi, il empêche le ciblage. Parce qu’il s’interrompt pour un rien, parce qu’il prend le temps de faire ce dont il a envie sur le moment, ou même de ne rien faire, il impose une décé­lé­ra­tion des rythmes de communication.

Ce texte a per­mis un éclair de luci­di­té, venu à point pour me tirer des ténèbres de la stu­pi­di­té : au bout du tun­nel, il y avait l’idiot. Fina­le­ment, peut-être que dans le cadre de ce moment où, en recherche, « on se sent stu­pide » (en tout cas, où moi, je me sens stu­pide), plu­tôt que de ten­ter de repous­ser sa stu­pi­di­té (enfin, ma stu­pi­di­té), il faut cher­cher à dia­lo­guer avec l’idiot que nous sommes, lequel nous offri­rait un point de vue cru­cial sur le monde social… et même des pistes de résis­tance au détri­co­tage du lien social.

J’ai donc tenu à embar­quer quelques autrices et auteurs par­ti­ci­pant du col­lec­tif intel­lec­tuel autour de La Revue nou­velle — col­lec­tif intel­lec­tuel qui consti­tue, pour reprendre le petit jeu de mots de Pierre Bour­dieu, un intel­lec­tuel col­lec­tif — pour construire un dia­logue avec l’idiot. Cer­tains ont accep­té de bon cœur (peut-être la lec­trice ou le lec­teur pense-t-iel, à ce moment : « les idiots »)… 

Dialoguer avec l’idiot

Voi­ci donc l’intellectuel col­lec­tif en dis­cus­sion avec l’idiot, pour ten­ter d’ausculter ses pos­sibles ver­tus afin de nous per­mettre de pen­ser une ques­tion sociale, mais aus­si, pour avoir une action sur la socié­té. C’est ce dia­logue qui vous est livré ici, chère lec­trice, cher lec­teur. La démarche est donc explo­ra­toire, ce dos­sier s’est construit en tâton­nant. Appro­cher un idiot n’est pas chose aisée, on ne sait jamais ce qu’il va répondre, on se demande tou­jours si ce qu’il dit est vague­ment per­ti­nent ou, au contraire, abso­lu­ment inepte.

Azze­dine Haj­ji et Chris­tophe Mincke ouvrent l’échange en consi­dé­rant l’idiot utile. Ou plu­tôt, le recours à l’accusation « idiot utile » dans les débats en ligne. Ils montrent que ce syn­tagme, cen­sé­ment dis­qua­li­fiant, pro­cède d’une double logique de ren­voi d’un inter­lo­cu­teur à « son essence » et d’une lec­ture géné­ra­le­ment mani­chéenne, « cam­piste », des enjeux poli­tiques et idéo­lo­giques. La dis­qua­li­fi­ca­tion vise dans ce cadre prio­ri­tai­re­ment celles et ceux qui tentent d’apporter nuance, com­plexi­té, lec­tures ancrées (fon­dées sur des expé­riences ou des argu­ments patiem­ment construits au tra­vers de métho­do­lo­gies scien­ti­fiques) de ces enjeux. À les lire, on se demande s’il n’est pas heu­reux qu’il reste de nom­breux « idiots utiles » dans les envi­ron­ne­ments socio­nu­mé­riques… Et si celles et ceux-là ne sont pas les plus à même de résis­ter aux pièges de l’économie de l’affect (pro­lon­ge­ment de l’économie de l’attention) carac­té­ris­tique des pla­te­formes pro­po­sées par les Gafam.

De résis­tance, il est aus­si ques­tion dans le texte de Lio­nel Maes, lequel aus­culte avec une grande pré­ci­sion tech­nique les pra­tiques de « bidouillage » per­met­tant de « libé­rer » quelque peu cet outil tech­no­lo­gique sans cesse plus fer­mé qu’est le smart­phone. Au tra­vers de son ana­lyse, on observe les méca­nismes par les­quels, en adop­tant des com­por­te­ments qui semblent par­fai­te­ment aléa­toires et, disons-le, fran­che­ment idiots, cer­taines uti­li­sa­trices, cer­tains uti­li­sa­teurs arrivent à ouvrir quelque peu la boite noire tech­no­lo­gique et à se réap­pro­prier des outils pour les uti­li­ser selon leurs envies.

David Ber­li­ner pour­suit par une ana­lyse du « cos­play », c’est-à-dire du fait de se dégui­ser régu­liè­re­ment pour incar­ner un autre per­son­nage. Ce hob­by appa­rem­ment idiot, mais pra­ti­qué avec un sérieux impres­sion­nant par les cos­playeurs, révèle un enjeu abso­lu­ment fon­da­men­tal : celui de pou­voir s’approprier son iden­ti­té, ou plu­tôt, de pou­voir construire et jouer avec ses iden­ti­tés. Là où le bidouilleur ouvre des pistes pour résis­ter à l’imposition de besoins pré­con­çus, de « besoins arti­fi­ciels » comme les appelle Raz­mig Keu­cheyan1 et, par­tant, de résis­ter au consu­mé­risme tech­no­lo­gique, le cos­playeur ouvre les pos­si­bi­li­tés d’être soi-même (en étant plusieurs).

J’enchaine avec un texte qui ques­tionne la fécon­di­té de l’idiot dans la recherche. M’interrogeant sur l’opposition his­to­rique entre idiot et savant, je sug­gère qu’au tra­vers du rôle social de l’idiot (en l’occurrence, de l’idiot du vil­lage), on peut trou­ver des pistes pour repen­ser les pra­tiques de recherche. De la sorte, « mon idiot » per­met peut-être au cher­cheur de résis­ter aux tra­vers dans les­quels s’engouffrent les firmes tech­no­lo­giques, à savoir la fabri­ca­tion de com­por­te­ments pré­vi­sibles qui per­mettent certes de gérer, mais abso­lu­ment pas de comprendre.

Guiller­mo Koz­lows­ki inter­roge l’idiot en par­tant, quant à lui, des ter­ri­toires : si une per­sonne est idiote, c’est géné­ra­le­ment qu’elle se trouve dans un espace qui lui est étran­ger et sur lequel elle n’arrive pas à « pro­duire un ter­ri­toire » où habi­ter. Mais que se passe-t-il quand des pro­duc­tions de ter­ri­toires se confrontent ? Quand un pay­san habi­tué aux tech­niques de soins du sol d’un ter­rain ren­contre une mul­ti­na­tio­nale de l’agro-industrie sur ce même ter­rain ? Quand une dame d’un cer­tain âge habi­tuée à inter­agir avec des humains en par­lant un lan­gage d’humains ren­contre un for­mu­laire élec­tro­nique bour­ré de termes tech­niques de mana­ge­ment ? Autour de plu­sieurs exemples, il montre que cel­leux qu’on « pro­duit comme idiots » ont en fait des clés dont la com­pré­hen­sion pour­rait par­ti­ci­per, peut-être, à com­plexi­fier nos points de vue et à mul­ti­plier nos expériences.

Le grain des choses

Le dos­sier se conclut par un échange avec Miriam Rasch. Il sem­blait, en effet, essen­tiel de lui faire part de la ten­ta­tive col­lec­tive de dia­logue avec l’idiot, et de lui deman­der si elle ne trou­vait pas nos conclu­sions trop idiotes. Ou pas assez idiotes. Bref, de lui deman­der ce qu’elle en pen­sait. Cet échange per­met d’approfondir la figure de « l’idiot » pour ins­pi­rer les résis­tances au quo­ti­dien contre le capi­ta­lisme de haute sur­veillance et la dépen­dance tech­no­lo­gique, mais pointe aus­si les limites de cette figure, notam­ment son incon­sé­quence, qui la rend assez ques­tion­nable politiquement.

Il n’empêche, parce que l’idiot per­met de « mul­ti­plier les fric­tions », il agit comme un grain de sable dans les rouages de la pré­vi­sion et de la fabri­ca­tion du consom­ma­teur, de l’homme éco­no­mique ou de l’utilisateur final. Et parce que son com­por­te­ment ne cesse d’étonner, il agit aus­si comme un grain de sel ajou­tant de la saveur à nos exis­tences. Même si, nous n’en dis­con­vien­drons pas, l’idiot a sans doute un grain.

  1. Keu­cheyan R., Les besoins arti­fi­ciels. Com­ment sor­tir du consu­mé­risme, Zones, 2019.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).