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Vertus de l’idiot
« Vous allez réussir à faire tout un dossier là-dessus… sur… l’idiot ? », s’inquiétait gentiment un membre du comité de rédaction lorsque j’ai proposé ce thème pour un numéro à paraitre de La Revue nouvelle. Sa question, il me faut l’avouer, résonnait avec mes angoisses : ne faisais-je pas fausse route à vouloir publier un numéro sur la figure de l’idiot ? […]
« Vous allez réussir à faire tout un dossier là-dessus… sur… l’idiot ? », s’inquiétait gentiment un membre du comité de rédaction lorsque j’ai proposé ce thème pour un numéro à paraitre de La Revue nouvelle. Sa question, il me faut l’avouer, résonnait avec mes angoisses : ne faisais-je pas fausse route à vouloir publier un numéro sur la figure de l’idiot ? Ne prenais-je pas le risque inconsidéré de délégitimer le travail des autrices et auteurs embarqué·e·s dans ce projet forcément (ne fût-ce qu’un peu) idiot ? Pire encore, à l’heure où des millions de personnes souffrent de la violence de quelques dirigeants qui n’hésitent pas à afficher clairement leur rejet des intellectuels et des savoirs scientifiques (dont Jair Bolsonaro et Donald Trump sont sans doute les exemples les plus effrayants), n’est-il pas complètement irresponsable de publier un dossier qui pourrait passer pour l’apologie de ce qu’ils incarnent ?
Mettons d’emblée un point d’honneur à clarifier ce dernier nœud : non, l’idiot dont nous discutons les vertus n’est pas Donald Trump, n’est pas Jair Bolsonaro, n’est aucun des monstres de pouvoir. Notre idiot n’est en effet pas machiavélique, il n’est pas manipulateur, il n’est intéressé ni par la puissance, ni par les symboles du luxe ou de la virilité. L’idiot dont nous parlons peut se prendre d’affection pour un papier doré en pensant qu’il s’agit d’un trésor, délaissant la liasse de billets que le papier enveloppait. Plus encore, notre idiot sait qu’il ne sait rien, et il n’a donc pas la prétention de savoir pour prescrire, voire… il s’en moque.
L’idiot au bout du tunnel
Ce dossier est né d’une discussion autour du livre d’Avital Ronell, Stupidity. Nous nous demandions alors quelles étaient les qualités requises pour produire une recherche qui ne soit ni faussement neutralisée, ni parfaitement nombriliste. Le problème dans mes développements, je m’en suis rendu compte plus tard, c’est que j’essayais encore bien trop de repousser la stupidité, de l’écarter pour mieux m’en distancier dans l’espoir de m’en affranchir avant de tenter de penser mes sujets de recherche. Nous avions convenu tous les deux qu’il était finalement un grand manque dans les cours et formations que nous avions pu suivre traitant de méthodes de recherches : ils ne discutaient pas du moment où face à un sujet, on se sent soudain parfaitement stupide.
Les hasards des rencontres au sein du réseau de revues Eurozine, dont La Revue nouvelle est membre, m’ont permis de tomber sur un texte de Miriam Rasch, qui introduit d’ailleurs le présent dossier et autour duquel ce dossier se développe. Ce texte, qu’elle a repris et développé dans son ouvrage Frictie. Ethiek in tijden van dataïsme, propose une injonction pour le moins surprenante : « Faites l’idiot ! ». S’inscrivant dans la succession de Deleuze, elle suggère en effet que l’idiot pourrait être une figure intéressante pour tenter de penser la société, mais plus encore : il pourrait offrir quelques pistes pour échapper au « capitalisme de haute surveillance » incarné par les Gafam, les cycles de communication hyperaccélérés et l’interaction technologique permanente. L’idiot, par son comportement erratique, rompt en effet la promesse de prévisibilité des comportements. Parce qu’il s’intéresse à tout et n’importe quoi, il empêche le ciblage. Parce qu’il s’interrompt pour un rien, parce qu’il prend le temps de faire ce dont il a envie sur le moment, ou même de ne rien faire, il impose une décélération des rythmes de communication.
Ce texte a permis un éclair de lucidité, venu à point pour me tirer des ténèbres de la stupidité : au bout du tunnel, il y avait l’idiot. Finalement, peut-être que dans le cadre de ce moment où, en recherche, « on se sent stupide » (en tout cas, où moi, je me sens stupide), plutôt que de tenter de repousser sa stupidité (enfin, ma stupidité), il faut chercher à dialoguer avec l’idiot que nous sommes, lequel nous offrirait un point de vue crucial sur le monde social… et même des pistes de résistance au détricotage du lien social.
J’ai donc tenu à embarquer quelques autrices et auteurs participant du collectif intellectuel autour de La Revue nouvelle — collectif intellectuel qui constitue, pour reprendre le petit jeu de mots de Pierre Bourdieu, un intellectuel collectif — pour construire un dialogue avec l’idiot. Certains ont accepté de bon cœur (peut-être la lectrice ou le lecteur pense-t-iel, à ce moment : « les idiots »)…
Dialoguer avec l’idiot
Voici donc l’intellectuel collectif en discussion avec l’idiot, pour tenter d’ausculter ses possibles vertus afin de nous permettre de penser une question sociale, mais aussi, pour avoir une action sur la société. C’est ce dialogue qui vous est livré ici, chère lectrice, cher lecteur. La démarche est donc exploratoire, ce dossier s’est construit en tâtonnant. Approcher un idiot n’est pas chose aisée, on ne sait jamais ce qu’il va répondre, on se demande toujours si ce qu’il dit est vaguement pertinent ou, au contraire, absolument inepte.
Azzedine Hajji et Christophe Mincke ouvrent l’échange en considérant l’idiot utile. Ou plutôt, le recours à l’accusation « idiot utile » dans les débats en ligne. Ils montrent que ce syntagme, censément disqualifiant, procède d’une double logique de renvoi d’un interlocuteur à « son essence » et d’une lecture généralement manichéenne, « campiste », des enjeux politiques et idéologiques. La disqualification vise dans ce cadre prioritairement celles et ceux qui tentent d’apporter nuance, complexité, lectures ancrées (fondées sur des expériences ou des arguments patiemment construits au travers de méthodologies scientifiques) de ces enjeux. À les lire, on se demande s’il n’est pas heureux qu’il reste de nombreux « idiots utiles » dans les environnements socionumériques… Et si celles et ceux-là ne sont pas les plus à même de résister aux pièges de l’économie de l’affect (prolongement de l’économie de l’attention) caractéristique des plateformes proposées par les Gafam.
De résistance, il est aussi question dans le texte de Lionel Maes, lequel ausculte avec une grande précision technique les pratiques de « bidouillage » permettant de « libérer » quelque peu cet outil technologique sans cesse plus fermé qu’est le smartphone. Au travers de son analyse, on observe les mécanismes par lesquels, en adoptant des comportements qui semblent parfaitement aléatoires et, disons-le, franchement idiots, certaines utilisatrices, certains utilisateurs arrivent à ouvrir quelque peu la boite noire technologique et à se réapproprier des outils pour les utiliser selon leurs envies.
David Berliner poursuit par une analyse du « cosplay », c’est-à-dire du fait de se déguiser régulièrement pour incarner un autre personnage. Ce hobby apparemment idiot, mais pratiqué avec un sérieux impressionnant par les cosplayeurs, révèle un enjeu absolument fondamental : celui de pouvoir s’approprier son identité, ou plutôt, de pouvoir construire et jouer avec ses identités. Là où le bidouilleur ouvre des pistes pour résister à l’imposition de besoins préconçus, de « besoins artificiels » comme les appelle Razmig Keucheyan1 et, partant, de résister au consumérisme technologique, le cosplayeur ouvre les possibilités d’être soi-même (en étant plusieurs).
J’enchaine avec un texte qui questionne la fécondité de l’idiot dans la recherche. M’interrogeant sur l’opposition historique entre idiot et savant, je suggère qu’au travers du rôle social de l’idiot (en l’occurrence, de l’idiot du village), on peut trouver des pistes pour repenser les pratiques de recherche. De la sorte, « mon idiot » permet peut-être au chercheur de résister aux travers dans lesquels s’engouffrent les firmes technologiques, à savoir la fabrication de comportements prévisibles qui permettent certes de gérer, mais absolument pas de comprendre.
Guillermo Kozlowski interroge l’idiot en partant, quant à lui, des territoires : si une personne est idiote, c’est généralement qu’elle se trouve dans un espace qui lui est étranger et sur lequel elle n’arrive pas à « produire un territoire » où habiter. Mais que se passe-t-il quand des productions de territoires se confrontent ? Quand un paysan habitué aux techniques de soins du sol d’un terrain rencontre une multinationale de l’agro-industrie sur ce même terrain ? Quand une dame d’un certain âge habituée à interagir avec des humains en parlant un langage d’humains rencontre un formulaire électronique bourré de termes techniques de management ? Autour de plusieurs exemples, il montre que celleux qu’on « produit comme idiots » ont en fait des clés dont la compréhension pourrait participer, peut-être, à complexifier nos points de vue et à multiplier nos expériences.
Le grain des choses
Le dossier se conclut par un échange avec Miriam Rasch. Il semblait, en effet, essentiel de lui faire part de la tentative collective de dialogue avec l’idiot, et de lui demander si elle ne trouvait pas nos conclusions trop idiotes. Ou pas assez idiotes. Bref, de lui demander ce qu’elle en pensait. Cet échange permet d’approfondir la figure de « l’idiot » pour inspirer les résistances au quotidien contre le capitalisme de haute surveillance et la dépendance technologique, mais pointe aussi les limites de cette figure, notamment son inconséquence, qui la rend assez questionnable politiquement.
Il n’empêche, parce que l’idiot permet de « multiplier les frictions », il agit comme un grain de sable dans les rouages de la prévision et de la fabrication du consommateur, de l’homme économique ou de l’utilisateur final. Et parce que son comportement ne cesse d’étonner, il agit aussi comme un grain de sel ajoutant de la saveur à nos existences. Même si, nous n’en disconviendrons pas, l’idiot a sans doute un grain.