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Vaut-il toujours mieux lever les malentendus ?

Numéro 3 Mars 2012 par Luc Van Campenhoudt

février 2012

Comme nous ne sommes pas en mesure de com­prendre par­fai­te­ment les autres, mais que nous ne pou­vons pas nous empê­cher de ten­ter de les com­prendre pour nous ajus­ter à eux, nous les com­pre­nons tou­jours plus ou moins de tra­vers. Inhé­rent aux rela­tions humaines et à la vie col­lec­tive, le mal­en­ten­du leur est aus­si indis­pen­sable, pour diverses rai­sons liées à l’au­to­no­mie de cha­cun et à la pos­si­bi­li­té d’a­gir de conserve mal­gré un éven­tail de rai­sons et de moti­va­tions diverses. Cette concep­tion posi­tive du mal­en­ten­du a quelques impli­ca­tions morales qui vont à contre­cou­rant des injonc­tions dans l’air du temps à être authen­tique et à bien communiquer.

Heu­reu­se­ment qu’il y a le mal­en­ten­du, car sans le mal­en­ten­du on ne s’en­ten­drait jamais.
Charles Baudelaire

Je mesure com­bien cet aveu risque de jeter d’emblée le dis­cré­dit sur ce petit texte, mais c’est mon chien qui m’a mis la puce à l’oreille. Plus les années passent, mieux il me fait com­prendre ce qu’il sou­haite et vice-ver­sa. Si je le délaisse trop long­temps, il me tire la gueule deux bonnes heures en me tour­nant le dos avant de mani­fes­ter sa joie de me retrou­ver. Le soir venu, pour me signi­fier qu’il est temps de le pro­me­ner, il se plante face à moi et me fixe droit dans les yeux, mais avec l’arrière-train tour­né vers la porte de l’appartement. En revanche, à d’autres moments, par exemple en balade, lorsqu’il est entiè­re­ment absor­bé par ses explo­ra­tions olfac­tives, ou lorsqu’en rêvant de je ne sais quoi, il pousse de faibles jap­pe­ments qui semblent venir d’outre-tombe, j’ai le sen­ti­ment désen­chan­teur qu’il y a un océan d’incompréhension entre nous. Pour­tant nous nous accor­dons fort bien l’un à l’autre et nous nous recon­nai­trions entre mille. En réa­li­té, il y a entre lui et moi un per­pé­tuel mal­en­ten­du : nous com­pre­nons tout de tra­vers et quand nous croyons nous com­prendre, nous ne sai­sis­sons qu’une par­tie défor­mée de la véri­té de l’autre. Mal­gré cela, nos gestes et nos sons s’ajustent vaille que vaille et cela suf­fit pour que cha­cun se débrouille et que nous nous sen­tions ensemble dans une cer­taine har­mo­nie. Moi en tout cas, mais lui aus­si je pense.

Les êtres humains croient qu’ils sont plus futés que les ani­maux et que les inter­ac­tions entre eux sont plus sub­tiles et éla­bo­rées qu’entre un homme et son chien ou que les ani­maux entre eux. Ils aiment pen­ser que si leurs rela­tions sont har­mo­nieuses, c’est parce qu’ils sont capables de bien se com­prendre, de s’expliquer entre eux, et même d’expliquer scien­ti­fi­que­ment com­ment il se fait qu’ils se com­prennent et peuvent agir de conserve. Ain­si Alfred Schütz1 a‑t-il mon­tré qu’une situa­tion de col­la­bo­ra­tion (disons un cours uni­ver­si­taire, des vacances en famille ou quelque entre­prise col­lec­tive que ce soit) ne peut fonc­tion­ner har­mo­nieu­se­ment que parce que tous les par­te­naires, qui sont cha­cun là pour des rai­sons dif­fé­rentes, par­viennent néan­moins à se com­por­ter comme s’ils étaient là ensemble pour la même rai­son (comme apprendre la socio­lo­gie, prendre du bon temps en famille ou fabri­quer des cui­sines équi­pées), mais, mieux encore, parce que tous les par­te­naires sont en mesure de se mettre à la place de cha­cun des autres et de com­prendre les rai­sons de leur pré­sence. C’est ce que Schütz appelle la réci­pro­ci­té de pers­pec­tive. De telles hypo­thèses reposent sur un pré­sup­po­sé, à savoir qu’une com­pré­hen­sion rela­ti­ve­ment fine de l’autre est un idéal réa­liste et que les inter­ac­tions humaines sont har­mo­nieuses si cha­cun s’efforce de se rap­pro­cher de cet idéal.

Plu­sieurs auteurs estiment qu’il faut éga­le­ment recher­cher les sources du bon dérou­le­ment d’une inter­ac­tion dans les formes qu’elle peut prendre et qu’adoptent les par­te­naires. Par exemple, Erving Goffman[Goffman E., La mise en scène de la vie quo­ti­dienne, t.1 La pré­sen­ta­tion de soi, édi­tions de Minuit, coll. « Le Sens Com­mun », 1973 (1959).Goffman E., La mise en scène de la vie quo­ti­dienne, t.1 La pré­sen­ta­tion de soi, édi­tions de Minuit, coll. « Le Sens Com­mun », 1973 (1959).] pense qu’une inter­ac­tion réus­sie sup­pose que cha­cun des pro­ta­go­nistes fasse en sorte que la per­sonne à qui il a affaire ne perde pas la face, que cha­cun se porte garant de la face de l’autre. Ain­si, l’interaction peut être har­mo­nieuse sans que les pro­ta­go­nistes se com­prennent par­fai­te­ment. Il importe sur­tout qu’ils mai­trisent cer­tains codes et se donnent la peine de les respecter.

Les inter­ac­tions humaines impliquent en effet un très grand nombre d’éléments, notam­ment bio­lo­giques et psy­chiques incons­cients et par­fois inavouables qui feraient immé­dia­te­ment voler en éclat toute inter­ac­tion qui ne se dérou­le­rait pas dans le cadre de scé­na­rios sociaux que les par­te­naires ont inté­grés au cours de leur socia­li­sa­tion. Plus l’interaction est déli­cate et incer­taine, comme un exa­men oral, une négo­cia­tion dif­fi­cile ou une pre­mière rela­tion intime entre une femme et un homme, plus les pro­ta­go­nistes auront ten­dance à se rac­cro­cher à des scé­na­rios pré­cis. Dans le domaine de l’intime par exemple, ces scé­na­rios concer­ne­ront notam­ment les rôles res­pec­tifs et les com­por­te­ments atten­dus de l’homme et de la femme (scé­na­rios cultu­rels), les séquences à res­pec­ter pour pas­ser de la séduc­tion à l’intimité (scé­na­rios de l’interaction sen­su stric­to) et même les fan­tasmes et repré­sen­ta­tions ima­gi­naires liés à l’activité sexuelle (scé­na­rios psy­chiques). Grâce à ces « scé­na­rios sexuels », comme les appellent Gagnon et Simon2, deux par­te­naires peuvent faire agréa­ble­ment l’amour sans trop creu­ser ce qui se passe dans la tête et dans le cœur de l’autre, pour­vu qu’ils soient de bons acteurs qui ont bien inté­rio­ri­sé le scé­na­rio et sont capables de bien inter­pré­ter leur rôle.

Ce ne sont que quelques exemples gros­siè­re­ment résu­més des mul­tiples ten­ta­tives des nom­breux cher­cheurs en sciences humaines et sociales, phé­no­mé­no­logues et inter­ac­tion­nistes notam­ment, pour sai­sir les pro­ces­sus psy­chiques et sociaux qui font qu’une inter­ac­tion entre êtres humains est ou non pos­sible et satis­fai­sante pour celles et ceux qui y prennent part.

Les limites de la compréhension réciproque

Cepen­dant, pour plu­sieurs rai­sons, la capa­ci­té des humains de se com­prendre mutuel­le­ment, de faire « comme si » et d’entrer dans des scé­na­rios sociaux iden­tiques ou même com­pa­tibles pré­sente des limites. Une pre­mière rai­son est tout sim­ple­ment que l’être pro­fond de chaque indi­vi­du — pour autant que par­ler d’«être pro­fond » ait un sens — est infi­ni­ment com­plexe, très dif­fi­ci­le­ment acces­sible et fort dif­fé­rent de celui des autres indi­vi­dus, même très proches. Nous avons tous déjà par­fois tel­le­ment de peine à nous com­prendre nous-mêmes ! Une deuxième rai­son est que cha­cun ne com­mu­nique jamais fidè­le­ment ce qui se passe réel­le­ment en lui. Comme l’expliquait déjà Georg Sim­mel3, chaque per­sonne recom­pose tou­jours sa réa­li­té inté­rieure en fonc­tion d’une inten­tion liée aux cir­cons­tances par­ti­cu­lières de l’interaction. De plus, note éga­le­ment Nagel4, comme les élé­ments qui com­posent la diver­si­té des humains sont poten­tiel­le­ment conflic­tuels, cha­cun est obli­gé de dis­si­mu­ler l’essentiel de ses pen­sées et de ses affects dès qu’il est confron­té aux contraintes de la vie sociale et publique. La pudeur, la dis­cré­tion et la dis­si­mu­la­tion sont indis­pen­sables à la vie sociale et cha­cun ne peut vivre en socié­té et contri­buer à des objec­tifs col­lec­tifs qu’en gar­dant pour soi la plus grande par­tie de ses juge­ments sur les autres, de ses dési­rs, de ses fan­tasmes et de ses angoisses. L’explosion des « réseaux sociaux » sur inter­net, comme Face­book et Twit­ter, pour­rait lais­ser croire que les nou­velles tech­no­lo­gies modi­fient la donne. Pour ce qui nous occupe ici, il n’en est rien. En se pré­sen­tant à ses « amis », cha­cun décide de ce qu’il montre et ce qu’il dis­si­mule, et il dis­si­mule tou­jours bien plus qu’il ne montre5, d’autant plus faci­le­ment qu’il n’entre pas dans un face-à-face direct avec ses interlocuteurs.

Il serait sim­pliste de réduire cette dis­si­mu­la­tion à de la trom­pe­rie ou à de l’hypocrisie, explique encore Nagel, même si, dans cer­tains cas, ces deux atti­tudes ajoutent encore à la dif­fi­cul­té de se com­prendre. La com­pa­rai­son avec mon chien trouve ici une pre­mière limite : il est capable de copu­ler sur la place du mar­ché aus­si bien que dans sa niche ou son panier car il ne fait aucune dif­fé­rence entre le public et le pri­vé, les pul­sions indi­vi­duelles et les contraintes de la vie col­lec­tive, le désir de l’acte et le pas­sage à l’acte. Il ne fait pas la dis­tinc­tion entre son moi intime et son moi social. Tan­dis que chez les humains, le moi social ne révèle qu’une par­tie, et encore une par­tie défor­mée, de leur moi intime. Une troi­sième rai­son est que l’interlocuteur à qui un être humain confie cette part défor­mée de lui-même, n’en
entend qu’une par­tie seule­ment, qu’il peut uti­li­ser pour lui-même. Tout cela, fait remar­quer Sim­mel, est bien loin d’être rationnel.

Cette contrainte sociale qui pousse à la dis­si­mu­la­tion et à l’ambigüité ren­force le besoin d’intimité avec un petit nombre de per­sonnes, amis, confi­dents ou amants, avec qui il est pos­sible de par­ta­ger et de vivre une part de ce non-dit. Mais une part seule­ment et jusqu’à un cer­tain point seule­ment. Car, là aus­si, on ne dit pas et on ne fait pas ce que l’on veut, sans quoi la rela­tion intime ou ami­cale ferait long feu.

La capa­ci­té de faire « comme si » et de s’accorder sur un même scé­na­rio avec beau­coup de natu­rel a aus­si des limites. Sou­vent les par­te­naires sont dans des scé­na­rios dif­fé­rents alors qu’ils pensent jouer dans la même pièce. Dans une nou­velle rela­tion intime, par exemple, il est cou­rant que l’un des amants soit dans un scé­na­rio roman­tique et l’autre dans un scé­na­rio hédo­niste. Cha­cun a sa propre bous­sole interne, mais les aiguilles des deux bous­soles n’indiquent pas le même nord, de sorte que les par­te­naires se rendent rapi­de­ment compte qu’ils ont cru un peu trop vite être faits l’un pour l’autre. Ce qui arrive assez sou­vent, il faut bien le reconnaitre.

Un malentendu qui fonctionne

Peut-être la plu­part des théo­ries qui tentent d’expliquer les condi­tions d’une inter­ac­tion har­mo­nieuse pèchent-elles par excès de naï­ve­té et leurs pré­misses ne sont-elles pas assez radi­cales. C’est ici que mon chien repointe sa truffe. Nous nous sen­tons bien ensemble et pour­tant, entre nous, le mal­en­ten­du est total. Non seule­ment nous ne nous com­pre­nons pas, mais, comme il nous est impos­sible de nous accor­der l’un à l’autre sans inter­pré­ter constam­ment les com­por­te­ments l’un de l’autre, nous sommes chaque fois à côté de la plaque. Nous croyons nous com­prendre, mais nous com­pre­nons presque tout de tra­vers. Enfin, je parle sur­tout pour moi parce que, pour mon chien jus­te­ment, je ne suis sûr de rien. De plus, je suis tota­le­ment inca­pable de m’imaginer les impres­sions et émo­tions que j’éprouverais à sa place en pro­me­nade, les yeux à cinq cen­ti­mètres du sol, humant le moindre effluve de mes congé­nères. Et cette incom­pré­hen­sion est plus que pro­ba­ble­ment réci­proque. On pour­rait s’imaginer que sans ces mal­en­ten­dus la com­pa­gnie de mon ani­mal me serait encore plus agréable. Jus­te­ment non. Car dans ce cas, il ne pour­rait pas vivre sa vie de chien, avec ses bons et ses mau­vais côtés, il aurait une ter­rible crise d’identité canine et il per­drait tout son charme de chien à mes yeux.

Pour le sens com­mun, le mal­en­ten­du est per­çu comme quelque chose de néga­tif qu’il faut évi­ter, en essayant de mieux se com­prendre et en com­mu­ni­quant davan­tage. Or, le mal­en­ten­du n’est pas seule­ment inhé­rent aux inter­ac­tions humaines et à la vie col­lec­tive, il leur est indis­pen­sable. Pour bien s’ajuster l’un à l’autre, il importe de ne pas cher­cher à trop bien se com­prendre. Vou­loir sai­sir l’autre en pro­fon­deur est non seule­ment vain et indis­cret, c’est aus­si lui faire vio­lence dans la mesure où cela consiste à le contrô­ler et à exer­cer sur lui une emprise, sou­vent aus­si à por­ter sur lui un juge­ment défi­ni­tif. Le résul­tat est que, pour se pro­té­ger, il se réfu­gie­ra davan­tage dans la dis­si­mu­la­tion, voire le mensonge.

À l’inverse, l’interaction entre deux êtres (ou davan­tage) atteint son niveau le plus éle­vé de sub­ti­li­té et de véri­té lorsque cha­cun est capable de réa­li­ser que sa com­pré­hen­sion de l’autre com­por­te­ra tou­jours une part de mal­en­ten­du et d’accepter de ne pas cher­cher à la dis­si­per en pous­sant l’investigation jusqu’au point où elle devient une intru­sion agres­sive. De cette capa­ci­té de ne pas vou­loir per­cer (en vain) le mys­tère de l’autre, pro­cède la magie de l’interaction har­mo­nieuse. « Magie » dans le sens où quelque chose d’agréablement éton­nant, un plai­sir intel­lec­tuel ou émo­tion­nel, peut sur­gir de l’interférence de nos lec­tures déca­lées du monde et de nous-mêmes : une conver­sa­tion agréable et inté­res­sante, un éclat de rire, une col­la­bo­ra­tion inno­vante, une ques­tion qui pas­sionne, une bonne issue à un conflit, une action col­lec­tive pas­sion­nante, par­fois même un grand amour pen­sait le poète.

Avec des nuances, le prin­cipe est valable aus­si bien pour les rap­ports ins­ti­tu­tion­nels et sociaux dans leur ensemble que pour les rela­tions inter­per­son­nelles les plus intimes. Par exemple, les hommes poli­tiques et les citoyens se com­portent comme si le bien com­mun était leur fina­li­té par­ta­gée. Or, il est clair que les citoyens s’intéressent à la vie poli­tique pour une grande diver­si­té de rai­sons plus ou moins avouables, comme le sou­ci du sort de leurs sem­blables, la défense de leurs inté­rêts cor­po­ra­tistes, le spec­tacle exci­tant du com­bat des chefs, le plai­sir d’assister à la chute d’une per­son­na­li­té détes­tée, la jouis­sance de pou­voir taper sur leurs « têtes à claques » favo­rites, ou sim­ple­ment faire autre­ment que papa. De même, les hommes et les femmes poli­tiques se lancent et s’obstinent dans la car­rière pour une grande diver­si­té de rai­sons plus ou moins avouables, comme le bon­heur de s’engager avec d’autres pour une noble cause, le sou­ci de don­ner sens à sa vie, le gout du pou­voir, l’aspiration à être recon­nu et res­pec­té, le plai­sir de séduire, l’adrénaline d’une vie intense, dis­po­ser d’une belle voi­ture avec un chauf­feur, entrer avec exci­ta­tion dans diverses trac­ta­tions, ou sim­ple­ment faire comme papa.

À quoi sert-il de se lan­cer dans de telles spé­cu­la­tions et de faire de tels pro­cès d’intention ? Car, là aus­si, le risque est grand de se trom­per lour­de­ment, par exemple en prê­tant de mau­vaises inten­tions à une per­son­na­li­té poli­tique de valeur, mais qui n’a pas une tête sym­pa­thique ou tient par­fois des pro­pos cyniques et à accor­der une confiance aveugle à quelqu’un qui sait émou­voir et cacher des moti­va­tions tor­tueuses sous un sou­rire angé­lique et des pro­pos mora­li­sants. Mieux vaut ne pas cher­cher à com­prendre ce que les hommes poli­tiques ou les citoyens ne com­prennent d’ailleurs sou­vent pas eux-mêmes, et s’intéresser à ce qui en vaut la peine : la qua­li­té du débat poli­tique et le fonc­tion­ne­ment du sys­tème poli­tique, ce qu’ils pro­duisent comme déci­sions et actions, et leurs effets pour la collectivité.

Certes, pour vivre en socié­té, on ne peut pas s’empêcher de cher­cher à décryp­ter un mini­mum les rai­sons d’agir des autres. Mais, et c’est cela qui importe, on doit savoir que l’on est tou­jours plus ou moins à côté de la plaque ; d’autant plus à côté que l’on vise­rait pré­ten­tieu­se­ment une com­pré­hen­sion inté­grale d’autrui. Un lien fort entre deux êtres ou davan­tage ne néces­site donc pas la vaine com­pré­hen­sion mutuelle des tré­fonds de leur être. Il pro­cède au contraire de la conscience par­ta­gée de s’accepter comme une énigme l’un pour l’autre, et d’y trou­ver le plai­sir d’une sub­tile et para­doxale conni­vence. Mon chien est sans aucun doute inca­pable de com­prendre cela. C’est ce qui fait que, quel que soit notre atta­che­ment mutuel, notre rela­tion n’équivaudra jamais celle qui existe poten­tiel­le­ment entre deux êtres humains. « Poten­tiel­le­ment », car il faut hélas le recon­naitre, beau­coup d’humains s’en montrent éga­le­ment inca­pables. À cause de cela, ils peuvent faire beau­coup plus de dégâts que mon tou­tou, mais leur cas à eux n’est jamais tota­le­ment déses­pé­ré, ce qui est un tout petit peu ras­su­rant pour l’humanité.

Art et morale du malentendu

Cette concep­tion d’une inter­ac­tion har­mo­nieuse a plu­sieurs impli­ca­tions morales, por­tant sur la manière de bien conduire sa vie et ses rela­tions aux autres. Nous ne pou­vons ici qu’évoquer rapi­de­ment deux ou trois points d’une ques­tion qui méri­te­rait d’être davan­tage creusée.

Contrai­re­ment à une injonc­tion dans l’air du temps, il importe d’abord de ne pas vou­loir com­mu­ni­quer à tout bout de champ. Fré­quem­ment, l’explication de nom­breux pro­blèmes est erro­né­ment recher­chée dans un manque de com­mu­ni­ca­tion (entre parents et enfants, mari et femme, patron et employés, diri­geants poli­tiques et citoyens…). Sans doute est-ce par­fois vrai. Mais plus sou­vent, c’est l’excès de com­mu­ni­ca­tion qui pose pro­blème. L’ordre social est basé sur un consen­sus impli­cite sur les com­mu­ni­ca­tions à évi­ter. On peut d’ailleurs inter­pré­ter la vio­lence comme une rup­ture de ce consen­sus, par exemple lors d’une alter­ca­tion bru­tale entre auto­mo­bi­listes, d’un conflit de voi­si­nage dû au bruit, d’un conflit social où les tra­vailleurs enva­hissent les bureaux de la direc­tion, d’un échange d’insultes entre un diri­geant poli­tique et des citoyens qui le cha­hutent, ou d’une révo­lu­tion où les insur­gés s’en prennent aux biens de la classe diri­geante. Mieux vaut sou­vent s’abstenir de com­mu­ni­quer pour évi­ter une scène ou des pro­blèmes inutiles, comme le pen­sait bien Goff­man. En d’autres termes, s’accommoder de malentendus.

L’exigence de trans­pa­rence6 dans la ges­tion des deniers publics est néces­saire ; dans les rela­tions humaines et sociales, elle est aus­si inepte qu’attendre des autres et de soi-même que l’on soit « authen­tique ». Ces injonc­tions morales dans l’air du temps ne conduisent qu’à un sur­croit d’hypocrisie, de tri­che­rie et de dupli­ci­té. Au bout d’un cer­tain temps, cela finit par des conflits hys­té­riques où l’on s’accuse de lâche­té, de trai­trise ou de tra­hi­son. Pareille­ment, la per­sonne qui, comme c’est cou­rant aujourd’hui, annonce fiè­re­ment qu’en toutes cir­cons­tances elle dit tou­jours ce qu’elle pense, prouve sur­tout qu’elle ne pense guère plus loin que le bout de son nez. S’il est des choses que l’on se doit de dire aux autres (son conjoint, son col­lègue, son voi­sin, ses clients, son patron, ses élec­teurs par exemple) parce qu’ils y ont droit, il en est d’autres que l’on peut dire, mais que l’on n’est pas obli­gé de dire et d’autres encore qu’il ne faut sur­tout pas dire, sous pré­texte de dis­si­per d’éventuelles équivoques.

Le pro­blème ne réside pas dans le fait qu’il y ait des mal­en­ten­dus. Il réside dans l’incapacité de les admettre, de ne pas pou­voir s’empêcher de les dis­si­per sys­té­ma­ti­que­ment, au nom d’une ver­tueuse et imbé­cile fran­chise. Il réside encore dans l’incapacité de s’en accom­mo­der intel­li­gem­ment, voire d’en faire un atout et une chance, comme dans l’humour dont le res­sort est, sou­vent, le mal­en­ten­du. Les comé­dies de Georges Fey­deau, par exemple, com­mencent sou­vent par une méprise ou un qui­pro­quo qui se ter­mine sur une agréable surprise.

Il ne fau­drait pas pour autant que, sous pré­texte d’accepter les mal­en­ten­dus, on en arrive à nier les diver­gences de vue et d’intérêt sur les enjeux col­lec­tifs et à neu­tra­li­ser ain­si la néces­saire dimen­sion conflic­tuelle de la vie col­lec­tive. Cela revien­drait for­cé­ment à favo­ri­ser les domi­nants. Il s’agit au contraire de par­ve­nir à trai­ter les conflits au niveau où ils doivent l’être, ce qui n’est pas for­cé­ment facile. Dans les sciences poli­tiques et sociales elles-mêmes, on trouve un bel exemple de la manière dont le mal­en­ten­du peut favo­ri­ser une ges­tion du conflit. Dans ces dis­ci­plines, les cher­cheurs dis­posent d’un éven­tail de notions floues, comme « socié­té civile », « gou­ver­nance » ou « glo­ba­li­sa­tion », aux­quelles cha­cun peut, à peu de chose près, don­ner la signi­fi­ca­tion qu’il sou­haite. Grâce à ces mal­en­ten­dus, ils peuvent conti­nuer à débattre, comme s’il n’y avait pas de désac­cords de fond, et se don­ner une chance de prendre, dans un second temps, la mesure de leurs différences.

Il ne faut tou­te­fois pas en abu­ser, comme le font les grandes ins­ti­tu­tions publiques et pri­vées, car ces notions (comme aus­si « par­te­na­riat », « syner­gie », « com­mu­ni­ca­tion » ou « réseau ») évoquent une vision consen­sua­liste de la socié­té, ce qui pose deux pro­blèmes : d’abord, la confu­sion entre le registre nor­ma­tif de l’action publique, sociale ou éco­no­mique, et le registre des sciences poli­tiques et sociales sup­po­sées ana­ly­ser cette action ; ensuite et sur­tout, la sous-esti­ma­tion, voire le refou­le­ment, de la dimen­sion conflic­tuelle de la vie poli­tique et sociale, avec les impli­ca­tions idéo­lo­giques qu’un tel refou­le­ment sup­pose. L’art du mal­en­ten­du devrait per­mettre d’éviter les mau­vais et vains conflits afin de se concen­trer sur ceux qui importent vrai­ment et peuvent faire avan­cer les choses.

Mais à chaque jour suf­fit sa peine. Mon chien me réclame pour sa promenade.

  1. Schütz A., Le cher­cheur et le quo­ti­dien, Méri­diens Kinck­sieck, 1987 (1971).
  2. Gagnon J.H. et Simon W., « Sexual scripts : Per­ma­nence and change », Archives of Sexual Beha­viour, 1986, 15 (2), p. 97 – 129.
  3. Sim­mel G., Secret et socié­tés secrètes, édi­tions Cir­cé, 1991 (1906).
  4. Nagel T., « Concealment and expo­sure », Phi­lo­so­phy and Public Affairs, 1998 vol. 27, n°1, 3 – 30.
  5. Agui­ton C. et alii, « Does sho­wing off help to make friends ? Expe­ri­men­ting a socio­lo­gi­cal game on self-exhi­bi­tion and social net­works », Inter­na­tio­nal Confe­rence on Weblog and Social Media ’09, San José, Cali­for­nia, 17 au 20 mai 2009, http://sociogeek.admin-mag.com/resultat/Show-off-an-social-networks-icwsm09.pdf.
  6. Voir à ce pro­pos le dos­sier de La Revue nou­velle de décembre 2011 : « Faire la lumière sur la transparence ».

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.