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Va chercher, Médor !

Numéro 7 - 2016 par Paul Géradin Thomas Lemaigre

novembre 2016

Médor, tenant à peine sur ses pattes, a com­men­cé par s’aventurer dans le laby­rinthe Mithra, spin-off phar­ma­ceu­tique lié­geoise créée en 1999 et dopée aux aides et sub­sides publics. Il a décou­vert des ruines nom­breuses — les socié­tés satel­lites qui se sont suc­cé­dé — et des gale­ries enche­vê­trées — busi­ness plans tra­fi­qués, délo­ca­li­sa­tion fis­cale avec des étan­çons bran­lants, accords avec des entre­prises opaques. Il a débouché […]

Médor, tenant à peine sur ses pattes, a com­men­cé par s’aventurer dans le laby­rinthe Mithra, spin-off phar­ma­ceu­tique lié­geoise créée en 1999 et dopée aux aides et sub­sides publics. Il a décou­vert des ruines nom­breuses — les socié­tés satel­lites qui se sont suc­cé­dé — et des gale­ries enche­vê­trées — busi­ness plans tra­fi­qués, délo­ca­li­sa­tion fis­cale avec des étan­çons bran­lants, accords avec des entre­prises opaques. Il a débou­ché sur un ver­ger au sol par­se­mé de pièges pour les inves­tis­seurs et jon­ché de fruits au gout amer pour le contri­buable wal­lon. Tan­dis qu’il gron­dait, le maitre des lieux, For­nie­ri, patron de Mithra, a requis la pose d’une muse­lière. Las, après avoir hési­té, les gar­diens de la loi ont esti­mé qu’il fal­lait lais­ser Médor aboyer.

Dans un pre­mier temps, le 18 novembre 2015, le tri­bu­nal de pre­mière ins­tance avait enjoint au nou­veau maga­zine de reti­rer cet article du jour­na­liste indé­pen­dant David Leloup. Le 1er décembre, après un débat contra­dic­toire, le tri­bu­nal en auto­ri­sait la publi­ca­tion et la dif­fu­sion. En effet, nulle faute ou dom­mage n’étant consta­tés à ce stade, l’ordonnance se réfère à l’article 25 de la Consti­tu­tion qui pro­hibe une cen­sure pré­ven­tive. Libre donc à Médor de conti­nuer à gam­ba­der les yeux ouverts, de foui­ner où cela l’amuse.

C’était un démar­rage en fan­fare. La pro­messe du col­lec­tif édi­to­rial était allé­chante depuis le début, un « tri­mes­triel belge d’enquêtes et de récits », atti­sée par de longs mois de pré­pa­ra­tion et de crowd­fun­ding. L’article incri­mi­né par Mithra était le porte-dra­peau du pre­mier numé­ro, sup­po­sé incar­ner de façon écla­tante la par­tie « enquêtes » de la ligne édi­to­riale. Le ram­dam occa­sion­né a valu tous les coups de toutes les agences de com­mu­ni­ca­tion, ines­pé­ré, avec comme résul­tat direct plu­sieurs cen­taines d’abonnements avant même d’être mis en rayon.

Un an et quatre numé­ros plus tard, com­ment se pro­file la gueule du chiot ?

Braver la censure

Le pro­jet est de pra­ti­quer une infor­ma­tion qui contourne la langue de bois des ser­vices de com­mu­ni­ca­tion en s’accrochant au ter­rain belge, avec une indé­pen­dance et un sérieux qui bravent les cen­sures qui pèsent aujourd’hui, même sur la presse des pays démo­cra­tiques. Dès sa pre­mière édi­tion, le pis­teur gratte le ter­rain à plu­sieurs niveaux : de la suc­cess sto­ry wal­lonne qu’on vient d’évoquer aux opé­ra­tions immo­bi­lières des admi­nis­tra­teurs de la SNCB et au sub­strat fla­mand de familles fran­co­pho­no-fran­co­phones « de souche », jusqu’aux façons de pra­ti­quer l’auscultation gynécologique.

L’article sur Mithra, fina­le­ment peu com­men­té sur son conte­nu même, lais­sait cepen­dant un arrière-gout d’inachevé. Certes, il était exci­tant, dans cette fresque, d’aller voir com­ment les pro­duits du groupe ont été homo­lo­gués par les auto­ri­tés bré­si­liennes, mais on aurait aus­si vou­lu que soient décrites plus pré­ci­sé­ment les res­pon­sa­bi­li­tés des patrons des invests wal­lons — pour bonne part des édiles socia­listes bien connus, cités par l’auteur — qui ont dépen­sé en pure perte des paquets de deniers publics dans l’aventure.

Mais pas­sons sur ce gout de trop peu, cela ne ferait pas hon­neur à la qua­li­té géné­rale des pro­pos. Avec une telle pra­tique du jour­na­lisme d’investigation — nous avons par exemple aus­si rete­nu l’article du numé­ro 4 sur les mon­tages amphi­gou­riques ima­gi­nés par la Région wal­lonne et les syn­di­cats lié­geois pour assu­rer la recon­ver­sion des 1.300 ouvriers lais­sés sur le car­reau en 2014 par Arce­lor­Mit­tal —, le lec­teur atten­tif ne peut s’empêcher de se poser la ques­tion que les pro­mo­teurs du pro­jet relancent en sour­dine, mais avec opi­niâ­tre­té : que fait-on dans les rédac­tions d’information géné­rale, au Vif, au Soir, à La Libre, à RTL, etc.? Dans quel état se trouve notre presse d’information ? Vrai­ment tout à fait lobo­to­mi­sée par l’audimatologie ? On a beau jeu, dans la pro­fes­sion jour­na­lis­tique, ici comme ailleurs, de se récla­mer de Zola et de Wal­raff, mais qui en fait quoi ?

Une autre chose est à rete­nir : Médor ne fait pas qu’aboyer. L’une de ses qua­li­tés est de foui­ner sans grand bruit. Il piste les Belges qui partent étu­dier la méde­cine en Rou­ma­nie pour échap­per aux limi­ta­tions de l’accès à ces études et il pointe les pra­tiques de dum­ping social des grosses entre­prises belges du bâti­ment (n°4). Il s’attarde sur les condi­tions de tra­vail dans l’industrie du net­toyage et sur le des­tin de Luc Trul­le­mans, l’ex Mon­sieur Météo de RTL-TVI, viré à la suite de pro­pos racistes (n°3). Il dresse le por­trait d’un mili­tant éco­lo de la pre­mière heure deve­nu lob­byiste plus ou moins net au ser­vice des mul­ti­na­tio­nales du béton puis se lance dans un repor­tage BD sur la pres­sion fon­cière en Bra­bant wal­lon (n°2). Il offre un aper­çu de la révo­lu­tion musi­cale en cours à Ver­viers et une tra­duc­tion de la ren­contre avec le Mor­gen de Lau­ra, la jeune Fla­mande de vingt-quatre ans dépres­sive qui avait deman­dé l’euthanasie (n°1). Le tout émaillé de pro­duc­tions plus conven­tion­nelles, mais bien faites, comme une série de pho­tos de Vincent Bee­ck­man sur un centre pra­ti­quant la psy­cho­thé­ra­pie ins­ti­tu­tion­nelle, ou une inter­view de Diab Abou Jajah, pour ne prendre des exemples que dans le n°3.

Bref, beau­coup de diver­si­té : des pay­sages, des coins inédits, de la cou­leur, du mor­dant, mais aus­si de la cha­leur. Trois inva­riants : volon­té de rigueur, humour, pra­tique du « libre ». Un pro­jet qui se paie : 17 euros, même pour 130 pages, ce n’est pas négli­geable. Ci et là, on s’est pris à sou­hai­ter que les tra­jec­toires et les plon­gées gagnent en clar­té et en lisi­bi­li­té pour gagner en vita­li­té et aller plus droit au but, et que cer­taines mises en page gagnent en esthé­tique et en lisi­bi­li­té. De ces points de vue, sur le fond comme sur la forme, le n°4 sor­ti ce mois de sep­tembre est cer­tai­ne­ment celui de la maturité.

Paul Géradin


Auteur

Professeur émérite en sciences sociales de l'ICHEC

Thomas Lemaigre


Auteur

Thomas Lemaigre est économiste et journaliste. Il opère depuis 2013 comme chercheur indépendant, spécialisé sur les politiques sociales et éducatives, ainsi que sur les problématiques socio-économiques régionales. Il exerce également des activités de traduction NL>FR et EN>FR. Il est co-fondateur de l'Agence Alter, éditrice, entre autres, du mensuel {Alter Echos}, qu'il a dirigée jusqu'en 2012. Il enseigne ou a enseigné dans plusieurs Hautes écoles sociales (HE2B, Helha, Henallux).