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Utopie d’un vieillissement prolongé et réussi

Numéro 8 - 2015 par Benoît Boland Sophie Jassogne Christian Swine

décembre 2015

La moitié des enfants naissant aujourd’hui en Belgique pourraient vivre centenaires. Cette ®évolution de la durée de notre existence est tout à fait inédite dans l’histoire. Mais que faire de cet étirement de la vie ? Peut-on concevoir nettement un cinquième âge ? À ces questions sur la signification du très grand âge, la science médicale n’apporte pas de […]

Le Mois

La moitié des enfants naissant aujourd’hui en Belgique pourraient vivre centenaires. Cette ®évolution de la durée de notre existence est tout à fait inédite dans l’histoire. Mais que faire de cet étirement de la vie ? Peut-on concevoir nettement un cinquième âge ? À ces questions sur la signification du très grand âge, la science médicale n’apporte pas de réponse. Elle donne des éléments de compréhension « organique », mais elle ne fournit pas la boussole qui indique le sens de la vieillesse avancée.

Face à ces interrogations sur l’horizon de la vieillesse, notre imagination s’efforce d’explorer les possibles, de rêver la société idéale, c’est-à-dire d’être utopique.

La compression de la morbidité : vivre plus longtemps et mieux

L’espérance de vie à la naissance a augmenté ces dernières décennies dans les pays développés d’environ un an tous les quatre ans, avec pour tendance de se rapprocher de la longévité maximale potentielle de l’espèce humaine (entre nonante-cinq et cent-vingt-cinq ans). En 2050, un quart de la population aura plus de soixante-cinq ans. De manière générale dans nos pays européens, les femmes et les hommes qui ont atteint l’âge de soixante-cinq ans aujourd’hui peuvent espérer encore atteindre respectivement les âges de 87.6 et 84.3 ans. Ce sont les conséquences de cette évolution sur notre état de santé et sur nos aptitudes (espérance de vie sans incapacités) qui retiennent ici notre attention. En effet, au-delà de la dimension économique de cette évolution, chacun de nous se pose la question de la qualité de cet allongement de la vie.

Durant les dernières décennies, nous assistons à une compression de la morbidité : le nombre moyen d’années à vivre dans une situation de dépendance diminue. Cette compression s’observe plus particulièrement pour les incapacités sévères qui adviennent plus tardivement, comme l’incapacité de s’alimenter sans aide. Par contre, l’âge d’apparition des incapacités modérées (se déplacer avec une canne) ne recule pas. Ces incapacités méritent, plus encore que les maladies, de retenir l’attention des programmes qui touchent à la santé et au bien-être. Les limitations d’activités des personnes âgées ou incapacités sont le produit des maladies chroniques combinées à l’avancée en âge. Si les incapacités sévères ont reculé, elles n’ont pas pour autant disparu. Sur le plan individuel, il s’agit pourtant bel et bien d’une compression de ce que la morbidité a de plus pénible, et nous vieillissons donc mieux plus longtemps. Globalement, ces données peuvent être interprétées dans le sens positif d’une meilleure qualité des années de vie gagnées. Toutefois, compression ne signifie pas disparition, les grandes difficultés apparaissant plus tard.

Transhumanisme et médecine antiâge

La promesse d’une vie plus longue réveille de vieilles utopies. L’une d’entre elles consiste à vouloir faire disparaitre le vieillissement. Selon le courant « transhumaniste » par exemple, le vieillissement est un « problème biologique d’entretien cellulaire » et les déficiences de l’organisme peuvent être réparées. Dans cette approche, la vieillesse devient une réalité posthumaine : puisque la vieillesse tue et produit d’atroces souffrances, il est légitime de la faire disparaitre et, avec elle, l’idée d’un sommet de la vie.

Dans le domaine de la pratique clinique, la médecine tant préventive que curative rejoint les préoccupations de la santé publique : les bonnes pratiques sont fondées sur des preuves. Ces pratiques cohérentes contribuent, par une offre accessible à tous, à l’espérance de vie en santé. En parallèle se développe un courant qui considère que le vieillissement est une maladie qu’il faut soigner. La « médecine antiâge » propose des traitements couteux qui garantiraient une nouvelle jeunesse. L’efficacité, l’innocuité et la marchandisation de ces traitements sont mises en question. Sans doute leur succès est-il dû en partie à un manque d’attractivité de la médecine offerte à tous. Il est permis d’imaginer aussi que ce sont des personnes socioéconomiquement favorisées qui recourent à la médecine « antiâge », alors qu’elles ont déjà de facto l’avantage d’un meilleur vieillissement.

Transhumanisme et médecine antiâge envisagent le vieillissement et la mort comme des faits que l’on pourra un jour comprendre et voir disparaitre. Ce faisant, ils contribuent à gommer le vieillissement du champ social. En contraste, dans la « vraie vie », la médecine gériatrique a pour objectif de préserver, autant que faire se peut, l’indépendance fonctionnelle de la personne en respectant ses préférences. C’est une médecine de collaboration où les discussions éthiques ont leur place pour ne verser ni dans l’acharnement ni dans l’abandon thérapeutique. La mort et le vieillissement ne sont pas des ennemis auxquels il faut « déclarer la guerre ».

Dépendances et vieillissement réussi

La dépendance est chargée d’une connotation très négative : « La dépendance coute cher », « Je ne veux pas dépendre de mes enfants»… Cependant, elle fait immanquablement partie du devenir de la personne vieillissante. Le film Intouchables d’Éric Toledano a montré que dépendances majeures et autonomie pouvaient coexister et s’enrichir à travers des rencontres inédites. Les liens de dépendance sont présents tout au long de la vie. Il serait donc plus juste de parler d’interdépendance, selon un modèle qui valorise mieux l’humanité des individus, des plus « fragiles » aux plus « compétents ».

L’apparition de dépendances empêche-t-elle de réussir son vieillissement ? Nous répondons par la négative, considérant que le vieillissement réussi est capacité d’adaptation, de développement personnel et de satisfaction, malgré les difficultés rencontrées. La théorie des « adaptations propices » propose trois ingrédients essentiels au bien vieillir : positiver, en appréciant les aspects positifs des choses et en améliorant nos potentialités ; sélectionner les activités et les projets, en se limitant avec sagesse à ce que l’on peut accomplir ; et compenser, en mettant progressivement en place des stratégies de remplacement. Cette vision du vieillissement réussi nous semble à la fois réaliste et dynamique.

L’âge est un phénomène culturel, social et personnel que la plupart souhaitent vivre pleinement. Nous ne rêvons pas de jeunesse éternelle. Nous pensons que la vieillesse peut apporter quelque chose de plus que la jeunesse, un recul à l’égard de la réalité. Peut-on reprocher au transhumanisme de vouloir libérer les individus des souffrances liées au vieillissement ? Nous estimons, avec le philosophe Jean-Michel Besnier, qu’il se sert de la souffrance humaine pour améliorer l’individu, en le réduisant à son « versant technoscientifique » : « pour projeter l’homme “augmenté”, il s’appuie continuellement sur l’homme diminué ». En voulant faire sauter le carcan biologique de l’homme, « c’est le corps humain, l’être humain lui-même qui font figure de handicap ». La poursuite de la vie elle-même devient un objectif indépendamment de toute autre dimension sociale ou politique. Cette vision de l’homme ne résoud pas la question du vieillissement car elle ne propose pas de réflexion sur la nature de l’existence humaine. Nous choisissons par conséquent de ne pas tout miser sur la science, mais d’imaginer des solutions qui permettent de prendre en charge la dépendance et les maladies liées au vieillissement.

Nous rêvons d’une société qui ne promet pas la santé parfaite, mais regarderait en face le devenir de l’humain très âgé et ses pertes irrémédiables, et lui accorderait autant de valeur qu’à la jeunesse et la performance. En effet, le vieillissement est une phase du cycle vital : la sénescence est un phénomène biologique intrinsèque, progressif et irréversible.

Nous rêvons d’un système de santé plus solidaire encore, qui intègre les limitations fonctionnelles et leurs compensations individuelles ou institutionnelles dans une appréhension large du concept de santé. Actuellement, ce n’est pas tout à fait le cas. La dépendance est certes financée par l’assurance maladie et invalidité pour les personnes hébergées en maison de repos et de soins, et pour les soins à domicile en fonction du degré de dépendance. Toutefois, la tendance est de susciter des démarches privées ou publiques de type assurance dépendance (par exemple, l’assurance dépendance en Flandre), comme si les aides pour compenser les incapacités n’étaient pas liées au concept de santé.

Nous ne pensons pas qu’il faille d’abord transformer les individus en optimisant leur vieillissement par un traitement hormonal. Dans notre vision, la société doit favoriser les attitudes favorables à un vieillissement optimal sur la base de données scientifiques probantes, et par des moyens accessibles à tous. Elle doit rendre indispensables les adaptations profondes de la législation, de la transmission du patrimoine, de l’urbanisme, des transports, du logement et de la médecine.

Nous accueillons pendant un an une rubrique célébrant l’année des Utopies, sous la houlette de la communauté universitaire de l’UCL, à l’occasion des cinq-cents ans de la publication de l’Utopie de Thomas More.

Benoît Boland


Auteur

professeur (Saint-Luc et Institut de recherche santé et société)

Sophie Jassogne


Auteur

collaboratrice scientifique à l’Institut de recherche santé et société

Christian Swine


Auteur

gériatre (cliniques universitaires Godinne-Dinant et Institut de recherche santé et société)