Université belges francophones. Réflexions sur l’enseignement de l’économie
L’économiste doit-il être un ingénieur ou un scientifique ? Doit-il maitriser les statistiques ou construire des modèles théoriques ? Faut-il que l’économie s’approche des sciences naturelles ou des sciences sociales ? Ces questions méritent d’être remises en perspective de l’histoire de l’enseignement de l’économie, tant elles apparaissent en filigrane de ses évolutions. Décodage sous forme d’analyse historique et, simultanément, de témoignage.
À mi-chemin entre le témoignage (un exemple d’égo-histoire, Agulhon et Nora, 1987) et l’article scientifique, cet article voudrait retracer l’évolution de l’enseignement de l’économie à l’ULB principalement, avec un regard sur les développements menés dans l’université libre concurrente (UCL) qui a parfois servi de « role model », en tout cas pour l’organisation de la recherche. À travers l’histoire de l’enseignement de l’économie, on cherche à tester une hypothèse qui est celle d’une croissance du contenu technique de la formation d’économiste (ce qui est un développement logique pour une discipline qui prend de plus en plus d’autonomie et développe des outils et une méthodologie propres) et en parallèle une double perte de diversité qui se manifeste d’abord par la réduction de la part des cours non strictement économiques dans la formation (ce qui est à nouveau un processus normal qu’on peut observer également dans d’autres disciplines universitaires), surtout après 1968 et, puis plus récemment, par une réduction du nombre d’approches au sein même de la discipline économique (et ce, essentiellement depuis le début des années 1990). Il reste à voir si le « tournant empirique » qui s’est manifesté dans la discipline ces dernières années (certainement depuis le début des années 2000 avec les développements concomitants des larges bases de données individuelles, de l’informatique et des outils micro-économétriques) marque un coup d’arrêt à ce recentrage disciplinaire ou bien s’il s’agit plutôt d’une exploration statistique de causalités dans des champs variés, en abandonnant un peu l’ambition théorique. La science économique changerait de nature ces dernières années et d’une discipline très théorique et mathématique, elle évoluerait vers une discipline empirique, voire expérimentale (voir Cahuc et Zylberberg, 2016).
Préhistoire des départements d’économie
Les départements d’économie apparaissent dans les universités belges à la fin du XIXe siècle. À l’université libre de Bruxelles, on voit apparaitre un département d’économie en 1897 au sein de l’École des sciences politiques et sociales (Sirjacobs, 1997). Peu de temps après nait l’école de commerce Solvay (fondée en 1903) où les enseignements d’économie auront toujours une place de choix même si pas nécessairement centrale. Au départ les études d’économie sont essentiellement vues comme des compléments d’études principales (en droit ou en polytechnique). La composition du corps professoral du département gardera longtemps cette marque, avec une surreprésentation de juristes et peu à peu d’ingénieurs ouverts sur la statistique ou les sciences sociales et économiques. La formation dure deux ans et comprend essentiellement des cours d’économie, de statistique, d’histoire économique et de droit. Déjà en 1912, certains pensent à étendre la formation à quatre ans, mais il faudra attendre les années 1930 pour voir des changements importants s’opérer dans ce sens (Sirjacobs, 1997). On peut ici comme dans d’autres pays voir l’effet positif de la crise de 1929 sur le développement de l’autonomisation des sciences économiques et leur légitimité croissante au sein des institutions universitaires (Fourcade, 2009). En 1936, la formation passe à trois ans et en 1939 à quatre ans. L’ULB se sent dans une situation d’infériorité par rapport à Louvain où, dès 1928, est fondé un Institut de recherches économiques par Léon Dupriez1 (Cassiers, Fillieux, Olbrechts, 2005) qui attire les meilleurs étudiants de la faculté des sciences politiques, économiques et sociales, et permet à l’UCL de placer ses diplômés dans les grandes institutions économiques du pays (comme la Banque nationale).
Pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment lors de ce qu’on a appelé les réflexions de Huy, en 1941 – 1942 (Sirjacobs, 1997), les professeurs d’économie de l’ULB prennent conscience de la nécessité de structurer davantage la recherche. C’est après la Seconde Guerre mondiale que ce développement se fera.
Trente Glorieuses : plein développement des sciences économiques et des études d’économie
Après la Seconde Guerre mondiale, le département d’économie de l’ULB va connaitre un développement important dans le cadre de la nouvelle faculté des sciences sociales, politiques et économiques, créée en 1946 par la fusion des écoles de sciences politiques et sociales et l’école de commerce Solvay (Sirjacobs, 1997). On trouve là à la fois les échos d’un paradigme keynésien dominant et peut-être d’une influence marxiste (l’idée qu’on ne peut rien comprendre au fonctionnement des sociétés sans passer par l’analyse de l’infrastructure socioéconomique). L’ULB va voir le développement des recherches en économie sous un angle de modélisation macroéconomique et de quantification pour venir en aide au processus de pilotage des économies dans un cadre globalement keynésien. On verra au début des années 1950 se développer une recherche sur les comptes nationaux à l’Institut de sociologie d’abord, sous l’impulsion d’un ingénieur d’origine roumaine converti à l’économie, Étienne Sadi-Kirschen (Groupe de comptabilité nationale à l’Institut de sociologie en 1951). D’autres recherches suivent, qui sont à l’époque à la frontière de la recherche en sciences économiques : au-delà de la constitution des comptes nationaux, on voit le développement de modèles input-output et puis celui de gros modèles macroéconométriques qui visent à prédire les effets des politiques économiques. La recherche se structure autour d’un nouveau centre de recherche (appelé d’après le nom de celui de Cambridge), le Dulbea (Département de l’ULB en économie appliquée), créé en 1957. En 1958, l’ULB édite sa propre revue de recherche en économie, les Cahiers économiques de Bruxelles2. C’est en parallèle et sur ce socle de recherche en économie appliquée et quantitative que se déploient les formations spécialisées en économie. Pendant les années 1960, le département d’économie partage encore un grand nombre de cours avec les départements de sciences sociales et politiques au sein de la faculté Soco. Mais dès le début des années 1960, une maitrise en économétrie est lancée (l’année académique 1960 – 1961). Cette formation rigoureuse et quantitative va vite constituer le diplôme le plus prestigieux en sciences économiques à l’ULB. Le programme de licence en quatre ans s’en ressentira car il voudra préparer à l’entrée dans cette licence spéciale formant à la recherche de pointe et à des fonctions de haut niveau de conseil en analyse économique. Face à l’ULB, du côté de Louvain, on va voir la recherche évoluer dans la direction prise par la recherche économique à l’échelon international. Le Core (Centre for Operational research and Econometrics) est fondé en 1966 par Jacques Drèze (Duppe, 2017). Il sera vite un centre d’excellence et de haute théorie en équilibre général, théorie des jeux et recherche opérationnelle. Il donnera une touche abstraite à l’enseignement de l’économie à Louvain, mais une diversité s’y maintiendra avec des courants marxistes et divers courants d’économie sociale (Ecos : Économie et Société). Cette diversité est une des caractéristiques des programmes d’enseignement de l’économie (et à l’époque encore : de recherche) avant 1989 dans toute la Belgique.
La situation des programmes dans les années 1970 et 1980
Malgré une diminution des emprunts auprès des autres départements et facultés de sciences humaines après les évènements de mai 1968, l’ouverture aux autres sciences sociales dans les curriculums en économie reste bien présente. Il est à l’époque quasi impossible d’échapper à des enseignements de sociologie, de science politique, de philosophie et d’histoire (pas seulement économique). La place de l’histoire en économie est importante. À Bruxelles, elle est souvent le fait de professeurs de sensibilité marxiste qui donnent les cours d’histoire de la pensée économique (répartis sur trois des quatre années de la licence avec deux cours et un séminaire) et d’histoire économique. C’est une époque aussi où l’histoire et l’économie sont plus proches que de nos jours avec l’école des Annales qui domine en France (la Nouvelle Histoire, très ouverte aux approches quantitatives). Plus largement, à côté des professeurs de tendance marxiste, on avait tout un groupe de professeurs keynésiens qui donnaient souvent les enseignements de macroéconomie. À l’ULB, ils se regroupent au sein du Dulbea. Bien entendu les tendances néoclassiques sont, dès cette époque, dominantes dans les enseignements de microéconomie. Ce sont les années de la « haute théorie3 » avec le programme de recherche sur l’équilibre général et d’autres dimensions très abstraites en théorie des jeux coopératifs et en recherche opérationnelle. On a déjà parlé du développement du Core à l’UCL à partir de la seconde moitié des années 1960. Ce centre va jouer un rôle très important dans la diffusion de l’économie néoclassique dans le monde francophone et en Europe continentale plus largement (Duppe, 2017). À l’ULB aussi va apparaitre un centre plus soucieux de théorie (et moins d’économétries appliquées comme était à l’époque le Dulbea) avec l’émergence du Ceme (Centre d’économie mathématique et d’économétrie) en 1977. Les professeurs Jean Waelbroeck et Victor Ginsburgh vont y jouer un rôle prépondérant. On notera toutefois que ce centre garde une dimension appliquée avec les modélisations d’équilibre général calculable. La formation à l’ULB comme à l’UCL tend à devenir très quantitative et économétrique. Seuls les professeurs de tendance marxiste se distinguent par une ouverture plus grande à une sensibilité historique et institutionnelle, de même que les courants « économie et société » à Louvain. Cela étant, un certain nombre de champs et de cours correspondants restent à l’époque relativement moins formalisés et plus « institutionnalistes », que ce soient l’économie du développement, l’économie du travail ou l’économie industrielle. Il y a même à l’époque un cours intitulé « Régime économique de la Belgique » qui souligne l’importance à l’époque de l’apprentissage du soubassement institutionnel des économies (dans un univers moins globalisé qu’aujourd’hui).
L’écho de la recherche sur l’enseignement
L’enseignement universitaire est lié étroitement à la pratique de la recherche qui est de plus en plus théorique et fondée sur les postulats de l’individualisme méthodologique et de la rationalité instrumentale. C’est dans les années 1970 que s’opère en économie tout un mouvement qui voit une lente délégitimation des approches marxistes et keynésiennes. Certains marxistes tentent de survivre en important les outils microéconomiques et en cherchant à démontrer des microfondations aux classes sociales et à modéliser une partie du message marxiste afin de publier au top des journaux en économie (c’est le cas, par exemple, de John Roemer aux États-Unis). Gérard Roland (1985) à l’ULB et Philippe Van Parijs (1993) à l’UCL vont un temps participer à ce mouvement. Cela ne ralentira pas leur marginalisation dans l’enseignement comme dans la recherche, en lien avec l’essoufflement économique des pays de l’Est. Mais c’est surtout en macroéconomie que l’on assiste à une remise en cause des idées keynésiennes et des approches macroéconométriques par la Nouvelle macroéconomie classique dès les années 1970, par des auteurs comme Barro, Lucas et Sargent qui introduisent notamment les anticipations rationnelles (Beaud et Dostaler, 1999). La décennie 1970 verra l’octroi de prix Nobel d’économie à une série de penseurs4 qui remettent fondamentalement en cause les approches keynésiennes. Alors que jusque-là dans l’enseignement et la recherche, microéconomie et macroéconomie étaient fort découplées, on va assister à un large mouvement de mathématisation de l’analyse macroéconomique sur le modèle de la microéconomie. Il persiste aux marges une recherche macroéconomique qui tout en étant formalisée veut rester plus fidèle à l’esprit de Keynes (Taylor, 2004), mais elle n’est guère enseignée (les postkeynésiens). La science économique tend à se recentrer sur un noyau dur fait de croyance dans la maximisation, les anticipations rationnelles et la recherche d’équilibres. Peu à peu le langage mathématique et les microfondations dans tous les champs de la science économique apparaissent comme les seules méthodes admissibles. Comme l’a souligné l’un des pères des anticipations rationnelles, Robert Lucas : « mathematical analysis is not one of many ways of doing economic theory : It is the only way. Economic theory is mathematical analysis. Everything else is just pictures and talk » (Fourcade, 2009, p. 85).
Les réformes des programmes du milieu des années 1980
Pendant les années 1970, on l’a déjà souligné, un large choix de cours à option permettait aux étudiants de choisir un ensemble assez étendu de disciplines dans toute la faculté des sciences sociales, politiques et économiques. Il y a encore à cette époque un débat important au sein du département sur la formation idéale de l’économiste et notamment sur la place optimale des mathématiques (jugée trop importante à l’époque, échos de débats américains comme l’adresse de Leontief à l’AEA en 19705). Le climat va changer dans la décennie 1980. La réforme des cours de 1984 va marquer un pas supplémentaire dans la professionnalisation et la spécialisation du curriculum d’économiste (Sirjacobs, 1997). Ceci peut être interprété à la fois comme un progrès, correspondant à un plus haut degré de maturité de la discipline. En même temps la place de l’histoire économique et de l’histoire de la pensée économique se restreint. Les cours approfondis en licence dans ces matières disparaissent au profit de cours soit plus quantitatifs soit plus susceptibles d’aider à l’acquisition de compétences (en lien avec la gestion et la finance). La réforme du programme a en effet aussi été voulue comme réponse à la chute du nombre d’étudiants au début des années 1980. Cette décennie qui est aussi celle de Thatcher et Reagan, des politiques néolibérales de réduction de la voilure de l’État et parallèlement du développement des marchés financiers (pensons au développement de la City à Londres après le bigbang de 1986, libéralisation des marchés financiers britanniques), va voir un peu partout la montée en puissance de l’attractivité des formations en gestion (Easterlin, 1995) aux dépens de celles d’économie, corolaire du déclin des approches keynésiennes. Aux formations aux arcanes de la macroéconomie et de la macroéconométrie, les étudiants vont préférer les formations en gestion et en finance, davantage porteuses sur un plan professionnel et plus rémunératrices (Easterlin, 1995). C’est pourquoi on crée à l’ULB aussi une section « entreprises » à côté des sections d’«analyse et études » et d’administration publique (cette dernière finissant par disparaitre dans le courant des années 1990). On réduit les enseignements de mathématiques pures (en nombre d’heures) et on y substitue des cours plus spécialisés en modélisation économique (dès la seconde candidature). Il y a moins de cours laissés au libre choix des étudiants qui suivent un large tronc commun de cours d’analyse économique jusqu’à la première licence. La formation reste limitée à quatre ans, avec la possibilité de compléter la formation par une maitrise en économétrie, mais aussi en analyse et politique (prévisions) économique, relativement moins technique. Dans les années 1980 et une partie des années 1990, la formation dans les cours d’économie strictement dits reste marquée par une certaine diversité liée à l’âge des professeurs (nommés à vie, ils restent en place longtemps, c’est ainsi que les tendances keynésiennes restent enseignées même si c’est de manière assez formalisée). Il y a peu de place pour des approches plus hétérodoxes sauf chez les professeurs de tendance marxiste. C’est un peu la même chose à Louvain où on peut citer les professeurs Gouverneur (qui donne un cours d’économie marxiste) et Peemans (sur le développement). Il y a peut-être un espace plus grand pour des approches hétérodoxes non-marxistes à Louvain (inspiration de la critique catholique du capitalisme).
1989 – 1992 : vers un changement assez radical
On a déjà noté que les années 1970 et 1980 ont été marquées par le déclin des approches keynésiennes, dans la recherche macroéconomique d’abord, puis dans les politiques économiques effectivement conduites. En parallèle, on a noté aussi le lent déclin des approches marxistes au sens large (en économie, mais pas seulement ; en histoire aussi on assiste à un recul des approches d’histoire économique, a un retour de l’individu, du politique et de la culture). La crise que connaissent les économies du socialisme réellement existant à l’Est n’aide pas. On assistera à un court regain d’intérêt de la part de certains économistes pour les tentatives de revitalisation des économies socialistes menées, entre autres, en URSS (Glasnost et Perestroika sous Gorbatchev, 1985 – 1991). La dernière thèse marxiste défendue à l’ULB en économie est sans doute celle de Gérard Roland sur la « médiation sociale des valeurs d’usage dans le mode de production soviétique ». Quelques mois après les festivités du bicentenaire de la Révolution française à Paris (14 juillet 1989), le mur de Berlin tombe dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989. En moins de deux ans tout l’ancien Bloc de l’Est s’effondre et on passe, pour paraphraser Jacques Nagels (1993), ancien professeur d’économie planifiée et d’histoire de la pensée économique à l’ULB, d’un « socialisme perverti » à un « capitalisme sauvage », qu’il pressent dès l’aube des années 1990 devoir conduire à une « tiers mondialisation de l’ex-URSS ». Dès l’orée des années 1990, après la mort de Keynes c’est la mort de Marx qui semble consacrée. Keynes a été délégitimé par La Nouvelle Macroéconomie classique, Marx par l’histoire elle-même. On tend à considérer que l’heure des débats sur la forme optimale d’organisation des sociétés humaines est close. Comme le souligne Fukuyama en 1992, on serait arrivé à « la fin de l’histoire ». Ce n’est pas que des évènements n’auront plus lieu, mais on sait vers où les sociétés vont converger : la démocratie et l’économie de marché (voire encore plus précisément, vers le modèle américain). Dans ce cadre, on se demande si des débats doivent encore avoir lieu et s’il y a une place pour des disciplines comme les sciences sociales et économiques. Au sein des sciences économiques, la place et la légitimité de champs comme l’histoire de la pensée économique sont contestées. La science économique semble aller vers la voie de l’unification (notamment entre microéconomie et macroéconomie). Les approches néoclassiques semblent les seules légitimes dans l’enseignement. On va assister à une américanisation de l’enseignement, mais aussi de la formation des futurs professeurs d’économie. Un peu sur le modèle du Core et de Louvain-la-Neuve, l’ULB voit la création d’un nouveau centre de recherche de pointe en sciences économiques, Ecare, en 1991, avec un souci plus grand de l’application (en lien avec le CEPR6). Le recrutement devient international (l’exigence d’une thèse d’une université anglo-saxonne de premier plan devient la norme de même que des publications dans les cinq ou six meilleures revues mondiales). On crée une véritable école doctorale par laquelle les candidats docteurs en économie doivent passer, et suivre des cours extrêmement techniques en microéconomie, macroéconomie et économétrie (Colander, 2007). Il n’y a dans cette formation plus vraiment de place pour des approches hétérodoxes ou simplement non formalisées. On assiste ainsi à une certaine standardisation de la formation des futurs professeurs d’économie à l’image de ce qui se fait sur le continent nord-américain. Les docteurs en économie de l’ULB doivent « se vendre » sur le marché académique international et on recrute sur le « job market » organisé en parallèle des grands congrès de l’American Economic Association. Cette révolution ne manquera pas de créer une forme de schisme au sein du département d’économie dès la seconde moitié des années 1990 (qui aura un temps un impact sur la formation doctorale, dédoublée en quelque sorte pendant une dizaine d’années). Les économistes formés en Belgique ou plus spécialisés dans un rôle de conseil en politique économique nationale, régionale voire européenne au sein du Dulbea se sentent délégitimés. Pour un temps aussi, certains économistes trouveront refuge à l’école de commerce Solvay. Une forme de « querelle des anciens et des modernes » marquera la décennie, mais in fine c’est l’approche internationale standard qui s’imposera. Le corps professoral en économie va s’internationaliser de façon considérable et la place de l’ancien monde (keynésiens et marxistes) va peu à peu se réduire au fur et à mesure des départs à la retraite des anciens professeurs.
Dans les décennies 1990 et 2000, on va voir ainsi une montée en flèche de la technicité des enseignements en économie et une certaine perte de diversité (corolaire de la perte de diversité au sein de la recherche en économie elle-même). Cette tendance sera plus marquée en licence (devenue maitrise en cinq ans après le décret Bologne de 2003) et surtout en doctorat. À ces niveaux, les cours d’histoire économique et d’histoire de la pensée économique vont complètement disparaitre, de même que toutes les approches non quantitatives. C’est le reflet d’une conception de la science économique comme « science dure » (d’Autume et Cartelier, 1995), centrée sur les notions de recherche d’équilibre, d’optimisation sous contraintes et d’anticipations rationnelles. L’idée que l’économie puisse constituer une forme d’idéologie (ou être influencée par certaines) sort du champ de conscience de la discipline (Hoover, 2003). À la suite des rendements décroissants de la recherche dans le domaine de l’équilibre général, c’est la théorie des jeux qui va s’imposer comme l’outil premier et aider à renouveler de nombreux champs qui étaient restés jusque-là plutôt descriptifs et empiriques (économie de l’organisation industrielle, mais aussi commerce international…). On voit aussi dans les années 1990 un retour des théories de la croissance (ici endogène, en modélisant de façon explicite les choix des agents économiques en termes d’investissement en RD ou en capital humain, avec les effets induits sur la croissance de long terme)7. Il y a aussi de nombreux développements en économétrie (notamment des séries chronologiques, avec des approches plus inductives comme les modèles VAR ou la co-intégration). Le programme des cours va s’en ressentir. Le niveau technique exigé devient de plus en plus important (surtout pour ceux qui veulent s’orienter vers l’analyse économique et même la politique économique). La place des sciences humaines non quantitatives se réduit considérablement, ainsi que celle de l’économie publique au sens large (des cours comme la politique économique ou les finances publiques ne sont plus enseignés en sciences économiques, mais bien dans le département de sciences politiques). D’ailleurs l’orientation « fonction publique » va disparaitre dans le courant des années 1990 en raison de son peu de succès. La formalisation de nombreux champs (économie du travail, économie du développement, organisation industrielle…) va donner moins de place à la description ou aux études comparatives et historiques. Les sciences économiques s’éloignent de plus en plus de la pratique des autres sciences sociales, et ce d’autant plus que dans ces dernières un tournant plus culturaliste se fait jour. On a déjà noté le déclin des approches d’histoire économique en histoire stricto sensu. Du côté des économistes, certains cherchent à maintenir ce champ en vie en l’alignant sur la démarche standard de la profession (modélisation et quantification au travers de ce qu’on appelle la cliométrie dont les débuts remontent aux années 1960 aux États-Unis avec Fogel et North). Seuls les liens avec la psychologie (qui est à la fois une discipline « individualiste » et qui veut aussi « faire science » — dure) et une certaine science politique (celle qui adopte le paradigme de l’action rationnelle et recourt abondamment à la modélisation et à l’estimation économétrique) se maintiennent voire croissent.
La fin des années 2000 et la décennie 2010
Depuis les années 1990 et ce de façon croissante on voit s’intensifier les liens entre économie et disciplines de gestion (surtout la finance) (Fourcade, Ollion et Algan, 2015). Dans une société marquée par le néolibéralisme et le recul de l’État et où les débouchés professionnels se trouvent plus qu’avant dans le secteur privé, on voit les étudiants s’orienter de plus en plus prioritairement vers les orientations de gestion dès le début de leurs études (ingénieur de gestion, sciences de gestion, orientation gestion et finance des départements d’économie). Il est utile de signaler que l’ULB est la dernière université en Communauté française de Belgique à encore offrir un baccalauréat en seule science économique et pas en économie et gestion. Mais depuis 2008, le département des sciences économiques et l’école de commerce Solvay ont fusionné, et constitué une faculté séparée depuis 2010 (la Solvay Brussels School of Economics and Management). Cela marque aussi la rupture avec les sciences sociales et politiques qui constituent une faculté propre avant de fusionner de leur côté avec les historiens et les philosophes8. Quoi qu’il en soit, cela permet à l’ULB de développer de nouveaux programmes plus appliqués, mais toujours marqués par une dominante quantitative (business economics par exemple). À Louvain, si la fusion du département des sciences économiques et de la Louvain School of Management ne s’est pas concrétisée, on voit la même tendance au niveau du baccalauréat en économie et gestion (une vaste majorité des étudiants s’oriente vers la gestion). L’indépendance du département des sciences économiques s’y marque par une place peut-être plus importante de la macroéconomie, de la théorie de la croissance et des études sur les migrations internationales. On notera aussi la présence à Louvain d’une Chaire Hoover d’éthique économique et sociale (depuis 1991) qui permet le maintien d’un discours (en partie) économique sur les enjeux sociétaux [Philippe van Parijs et Yves Vanderborght (2019), sur le revenu de base inconditionnel].
Quelle diversité aujourd’hui ?
Est-ce que la crise économique et financière qui a débuté en 2007 – 2008 a eu un impact sur l’enseignement de l’économie ? Pour le cas de l’ULB les grandes modifications dans la structure et les programmes d’économie sont concomitantes à la crise (la fondation de la nouvelle école Solvay fusionnée date du 15 septembre 2008, au moment de la faillite de Lehman Brothers aux États-Unis). Ces faits sont tellement proches qu’il serait hasardeux de parler de causalité. Certains cours de sciences sociales se sont maintenus (la sociologie et la critique historique en BA1 d’économie), l’histoire économique est toujours donnée en première année à l’ensemble des étudiants de la faculté (et est donnée par un jeune historien spécialiste de « business history », qui est plus qualitative). Les hasards des recrutements (et la difficulté sans doute de recruter aux salaires belges un vrai spécialiste international de finance pure) ont conduit à ce que ce soit un brillant spécialiste d’histoire économique et financière, ingénieur de gestion de formation, qui occupe la chaire de finance à Solvay. Il donne également un cours de finance historique en master (cours à option). Une chaire de « business history » a pu voir le jour dans le programme d’ingénieur de gestion grâce à une fondation privée (chaire Kurgan Van Hentenrijk). L’histoire de la pensée économique a connu un sort plus compliqué. Traditionnellement cette matière n’est donnée qu’aux étudiants en économie et pas aux étudiants d’ingénieur de gestion. Mais même au sein des économistes, elle ne s’est plus donnée qu’au groupe des étudiants inscrits en analyse en BA3. Des 2020 – 2021, cette matière sera à nouveau donnée à l’ensemble des économistes de ce qu’il est convenu d’appeler le bloc 3 des études d’économie (la troisième année). Il n’y a pas d’enseignement d’histoire de la pensée économique en master ou dans la formation doctorale (c’est un point qui distingue l’ULB de l’UCL où ce cours est dispensé, sans doute parce que moins connoté qu’à l’ULB d’une influence marxiste). La formation des économistes reste néanmoins très quantitative et formalisée (ce qui est normal et à l’image de la recherche en économie). On peut y voir aussi l’écho d’une école d’ingénieur (où dès l’origine on a voulu écarter, selon Waxweiler, des profils trop « intellectuels ») et d’une tradition en économie fort appliquée et quantitative (Sadi-Kirschen, fondateur du Dulbea, soulignait qu’il n’était pas un « institut de philosophie économique », voir Sirjacobs, 1997). Une évolution depuis au moins une dizaine d’années est certainement le tournant empirique en science économique. La grande modélisation théorique y a moins la cote, au profit de la mobilisation des outils informatiques, de la microéconométrie et des grandes bases de données (on entre dans l’ère des Big Data) pour explorer toute une série de questions parfois éloignées du cœur de la science économique traditionnelle, et tenter de mettre en avant des causalités. On assiste aussi au développement parallèle de l’économie expérimentale, qui rapproche l’économie de la méthodologie de la psychologie sociale.
Quelle formation pour quel type d’économiste ?
On n’a certainement pas fini de réfléchir à ce que doit être la formation optimale de l’économiste9. Doit-on voir sa formation comme celle d’un ingénieur (un « problem-solver ») ou comme celle d’un scientifique10 ? Et quel type de scientifique ? Celui de sciences dures — et encore là, doit-il se rapprocher de la physique, de la biologie ou des mathématiques ? Ou doit-on aller vers un rapprochement vers le modèle des autres sciences sociales (en supposant une coupure entre les méthodes optimales en sciences exactes et naturelles par rapport aux sciences sociales et humaines, ce qui est en soi tout un débat). Le curriculum des économistes doit-il être rendu plus mathématique, ou plus ouvert sur les démarches qualitatives des autres sciences sociales (approches historiques traditionnelles, approches comparatives, enquêtes, voire approches anthropologiques)? Comme science du gouvernement, on pourrait penser aussi à créer des rapprochements avec le droit et les sciences politiques. L’économiste est peut-être aussi un intellectuel qui, à partir de sa compétence propre, peut alimenter et animer le débat public. On voit de façon récurrente des économistes jouer ce rôle que ce soit Krugman aux États-Unis ou bien Cohen en France. On pourrait aussi penser que l’économiste devrait réfléchir aux dimensions éthiques de son métier (comme « médecin » de la société), ce qui amènerait à penser d’accorder plus de place à la philosophie politique (Sandel, 2013), à l’histoire et aux sciences politiques. Il y a tout un courant qui réfléchit à ces dimensions (comme le mouvement « rethinking economics », voir Fisher et al., 2018). Il y a une réponse néoclassique comme cet intéressant manuel de microéconomie centré sur la résolution des « grandes questions » quasi philosophiques (marches et moralité, marxisme et socialisme et résilience des marchés, inégalités…) (Pancs, 2018). Certains pensent comme à Louvain introduire en Belgique la formation anglaise (tout au moins celle d’Oxford) des élites, à travers un curriculum de bachelier en « philosophie, politique et économie » (PPE). L’ULB de son côté réfléchit en ce moment à redonner dans le cadre des études à Solvay une place à la dimension « public policy » (mais toujours au travers d’une dimension fort quantitative).
- Leon Dupriez a fondé le Département des sciences économiques de Louvain où il a exercé près de quarante-cinq ans (de 1927 à 1972). Il y a introduit l’analyse conjoncturelle.
- Louvain édite une revue, le Bulletin de l’Institut des sciences économiques, depuis 1929. De 1937 à 1940, elle devint le Bulletin de l’Institut de recherches économiques. Après une interruption pendant la guerre, la publication reprit en 1946 sous le titre Bulletin de l’Institut de recherches économiques et sociales jusqu’en 1960. De 1961 à 2014 elle s’appela Recherches économiques de Louvain/Louvain Economic Review. Faisant face à une crise existentielle comme toutes les revues économiques généralistes belges, le journal changea radicalement en 2015. Il se reconcentra exclusivement sur l’économie démographique (spécialisation de son éditeur en chef David de la Croix) sous le nom Journal of Demographic Economics.
- C’est un emprunt un peu infidèle au titre de l’ouvrage de Shackle (1967) sur la pensée économique de l’entre-deux-guerres (1926 – 1939) et notamment la Théorie générale de Keynes.
- Hayek reçoit le Nobel en 1974, Friedman en 1976 puis Lucas en 1995, Kydland et Prescott en 2004 et Sargent en 2011…
- Wassily Leontief a, dans son « AEA presidential Address » en 1970, critiqué la surmathématisation du champ économique.
- CEPR : Centre for Economic Policy research. Il fut fondé en 1983 pour améliorer la qualité des recommandations en termes de politique économique, en favorisant la recherche économique de pointe, mais « policy relevant ».
- Pour un panorama clair et modérément technique, on peut se référer à Jones (2013).
- Certains pourraient y voir l’impact de long terme du déclin du marxisme et la concrétisation institutionnelle de l’idée que sciences politiques et sociales, ainsi qu’histoire, sont indépendantes de tout conditionnement économique. De même la fusion entre gestion et économie semble consacrer le déclin de la vision de l’économie comme science du gouvernement. Le département d’histoire de l’ULB a d’ailleurs récemment pris la décision de supprimer le cours d’introduction à l’économie (et aux sciences sociales) donné à ses étudiants de baccalauréat.
- Pour un aperçu de ce que pensent à ce sujet les figures tutélaires de la discipline, voir le recueil d’interviews de Bowmaker (2010).
- Voir à ce sujet la réflexion de Mankiw (2006) sur la macroéconomie.
