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Une vision fantastique de la crise

Numéro 11 Novembre 2012 par Michel André

novembre 2012

Depuis de longs mois, la crise éco­no­mique est chaque jour en pre­mière page des jour­naux. Elle est dans toutes les conver­sa­tions et presque en per­ma­nence dans nos esprits. Avec 2013 Année-ter­­mi­­nus, le nou­veau roman de Luc Del­lisse, elle fait son entrée en lit­té­ra­ture. Le livre est au départ un peu dérou­tant. La pre­mière ques­tion qu’on […]

Depuis de longs mois, la crise éco­no­mique est chaque jour en pre­mière page des jour­naux. Elle est dans toutes les conver­sa­tions et presque en per­ma­nence dans nos esprits. Avec 2013 Année-ter­mi­nus1, le nou­veau roman de Luc Del­lisse, elle fait son entrée en lit­té­ra­ture. Le livre est au départ un peu dérou­tant. La pre­mière ques­tion qu’on se pose en effet à son sujet est celle de sa nature exacte. À quoi a‑t-on affaire ici ? Un roman de poli­tique-fic­tion ? Un récit de science-fic­tion ? Une « dys­to­pie » à la manière du 1984 de George Orwell ? Une fic­tion édi­fiante ? Un conte phi­lo­so­phique ? Un essai poé­tique ? Une farce paro­dique ? Une fic­tion docu­men­taire ? Un pam­phlet satirique ?

Dans une courte post­face, Luc Del­lisse nous offre une clé de lec­ture de l’ouvrage : 2013 Année-ter­mi­nus, écrit-il, est une fable, qui ne pré­tend pas anti­ci­per l’avenir, mais décrit un futur proche ima­gi­naire pour nous aider à mieux com­prendre le pré­sent. For­mel­le­ment, le livre pré­sente effec­ti­ve­ment beau­coup de traits d’une fable. Mais à quel degré pou­vons-nous affir­mer qu’il nous aide à déchif­frer le spec­tacle du monde ? À bien y regar­der, on s’aperçoit rapi­de­ment que ses res­sorts résident ailleurs, et que le plai­sir qu’on prend à le lire n’a rien à voir avec celui de mieux appré­hen­der l’univers chao­tique et vénal dans lequel nous vivons.

Le roman raconte trois années de la crise éco­no­mique et finan­cière qui a démar­ré en 2007 avec l’affaire des sub­primes aux États-Unis, pour se pour­suivre avec le krach ban­caire et finan­cier mon­dial de l’automne 2008, puis la crise actuelle de l’euro. Les évè­ne­ments rap­por­tés s’étalent de mars 2011, le mois où le Japon a été frap­pé par un ter­rible tsu­na­mi, à la fin de 2013, année durant laquelle se concentre l’action dra­ma­tique pro­pre­ment dite.

Lorsqu’on y regarde de plus près, on s’aperçoit cepen­dant que cette crise n’est pas tout à fait celle que nous connais­sons. Cer­tains des faits évo­qués ou décrits (la faillite de la banque d’investissements Leh­man Bro­thers, le sui­cide d’un citoyen grec déses­pé­ré sur la place Synt­ga­ma au centre d’Athènes) sont des faits réels, dont nous avons pu lire la rela­tion dans les jour­naux. Mais tels qu’ils nous sont pré­sen­tés ici, ils ont sou­vent une allure un peu étrange. D’autres faits (l’incendie du Par­le­ment euro­péen) sont inven­tés. Contrai­re­ment à ce qu’on atten­drait, il ne s’agit cepen­dant pas seule­ment de ceux qui sont cen­sés se dérou­ler en 2013, année dont par défi­ni­tion nous ne savons rien encore : plu­sieurs d’entre eux sont sup­po­sés avoir eu lieu aupa­ra­vant, à un moment cor­res­pon­dant à notre passé.

De la même façon, le livre mêle per­son­na­li­tés exis­tantes et figures ima­gi­naires, en exploi­tant plu­sieurs com­bi­nai­sons pos­sibles d’éléments réels et fabri­qués. De nom­breux pro­ta­go­nistes (Barack Oba­ma, Mario Mon­ti, Edgar Morin, Egard Pisa­ni, le phy­si­cien Free­man Dys­on) sont des per­son­na­li­tés réelles. Mais cer­taines des carac­té­ris­tiques que le roman leur prête ne sont pas celles que nous leur connais­sons dans la vie, et les actions aux­quelles se livrent ces indi­vi­dus dans l’histoire n’évoquent rien de ce qu’ils ont effec­ti­ve­ment accom­pli. On trouve d’un autre côté dans 2013 un per­son­nage pré­sen­té dans l’avant-propos comme inven­té, mais dont le nom, la fonc­tion et le com­por­te­ment font tel­le­ment pen­ser à ceux d’une per­sonne réelle qu’on a l’impression d’avoir affaire à celle-ci sous un dégui­se­ment : le direc­teur géné­ral du « Fonds d’aide moné­taire mon­dial » (FAMM) Claude Krie­ger-Cohen (CKC), arrê­té pour répondre devant la jus­tice d’une accu­sa­tion de vio­lences sexuelles dans un hôtel de Mia­mi, qui a tout l’air d’être Domi­nique Strauss-Kahn sous un autre nom, mais dont il est expli­ci­te­ment affir­mé qu’en dépit des appa­rences il faut sur­tout évi­ter de le confondre avec DSK, qui, dans le roman, connait d’ailleurs un des­tin différent.

Les aven­tures de ces per­son­nages ne sont cepen­dant pas ce qui importe le plus dans le roman, cen­tré, au bout du compte, sur ce qui arrive au nar­ra­teur et à sa famille, et la façon dont la crise affecte leur vie. On tient ici un indice de la véri­table nature du livre. Depuis quelques années, Luc Del­lisse est enga­gé dans la rédac­tion d’un cycle de six récits d’autobiographie fic­tive. For­mel­le­ment, 2013 Année-ter­mi­nus n’appartient pas à cet ensemble, auquel il est cepen­dant impos­sible de ne pas le rat­ta­cher, tant il par­tage de carac­té­ris­tiques avec les ouvrages qui le com­posent. Comme eux, 2013 est une his­toire racon­tée à la pre­mière per­sonne par un nar­ra­teur à la voix sin­gu­lière qui pré­sente beau­coup de traits com­muns avec l’auteur. Ce nar­ra­teur s’exprime sur le ton à la fois pas­sion­né et déta­ché, grave et bouf­fon, iro­nique et sen­ten­cieux avec lequel les pré­cé­dents ouvrages nous ont fami­lia­ri­sés. 2013 baigne de sur­croit dans la même atmo­sphère fié­vreuse et fan­tas­tique de catas­trophe immi­nente ou décla­rée, atmo­sphère de rêve, où le plus impro­bable et le plus gro­tesque arrive tou­jours, et de cau­che­mar, où le pire est tou­jours sûr.

Quand on lit ces livres, sou­vent, ce qui vient à l’esprit est la fameuse décla­ra­tion du pro­logue de L’écume des jours dans laquelle Boris Vian affirme que son roman a été pro­duit par «[la] pro­jec­tion de la réa­li­té en atmo­sphère biaise et chauf­fée, sur un plan de réfé­rence irré­gu­liè­re­ment ondu­lé et pré­sen­tant de la dis­tor­sion ». Voca­bu­laire d’ingénieur à part, c’est en des termes com­pa­rables que Luc Del­lisse pour­rait faci­le­ment évo­quer ses ouvrages de fic­tion. Et comme chez Boris Vian, ce qui compte est moins la réa­li­té pro­je­tée que le résul­tat de la pro­jec­tion. 2013 est autant ou aus­si peu un livre sur la crise éco­no­mique que Le tes­ta­ment belge est un récit de poli­tique-fic­tion ou Le pro­fes­seur de scé­na­rio un « roman de cam­pus » à la David Lodge. Il nous ren­seigne autant ou aus­si peu sur elle que le pre­mier des deux livres cités sur les arcanes de la poli­tique belge ou le second sur les petits côtés et les pesan­teurs comiques de la vie universitaire.

Ce que nous montre 2013 n’est pas la crise éco­no­mique réelle, même telle qu’on peut la décrire en for­çant le trait à des fins péda­go­giques par l’intermédiaire d’une fable, mais son image fan­tas­tique, défor­mée et hal­lu­ci­née telle qu’elle appa­rait réfrac­tée dans l’esprit d’un écri­vain ima­gi­na­tif et sen­sible. C’est la manière dont cette image est ren­due qui confère au livre sa valeur lit­té­raire et explique le plai­sir qu’on éprouve à le lire. Trois aspects retien­dront par­ti­cu­liè­re­ment l’attention à cet égard. Le pre­mier est la puis­sance d’imagination de Luc Del­lisse, qu’on sur­prend qua­si­ment au tra­vail en temps réel avec jubi­la­tion. L’économiste blo­gueur qui fait des pré­vi­sions sous la forme de qua­trains rimés à la Nostra­da­mus, la mise à la dis­po­si­tion de la popu­la­tion des fonc­tion­naires que l’État n’est plus en mesure payer, sont deux exemples de ces inven­tions cocasses et hila­rantes qu’on trouve à de nom­breuses pages.

Un deuxième trait notable de 2013 est la façon dont ce roman sol­li­cite les res­sources de notre ima­gi­naire et exploite impli­ci­te­ment de mul­tiples réfé­rences lit­té­raires et ciné­ma­to­gra­phiques. À un moment don­né, vers la fin du récit, le nar­ra­teur évoque les per­sonnes ayant connu la Seconde Guerre mon­diale qu’il croi­sait dans sa jeu­nesse, « des gens dans la force de l’âge qui avaient été pris dans des rafles, fouillés dans le métro, tra­qués par la Ges­ta­po, plan­qués dans le maquis ». Mais c’est en véri­té toute l’histoire qui est impré­gnée de cette ambiance de la guerre et de l’occupation que des cen­taines de livres et de films ont fait décou­vrir aux plus jeunes géné­ra­tions. La pénu­rie, le ration­ne­ment, la débrouille (le « sys­tème D »), le bou­le­ver­se­ment des habi­tudes et l’installation dans de nou­velles rou­tines nées de contraintes inédites, de nou­velles façons de se nour­rir et de s’habiller : à de mul­tiples reprises, 2013, dans sa seconde moi­tié, mobi­lise les images que nous avons engran­gées à ce sujet.

Il en va de même de l’impression de fin du monde qui court dans le roman. C’est sur un spec­tacle de fin du monde que s’ouvre le récit, celui du Japon dévas­té par le cata­clysme et l’accident nucléaire qu’il a occa­sion­né. Bien sûr, il est tout de suite pré­ci­sé que « rap­por­té à cette vision effrayante, ce qui s’est mis en place [peu après] parais­sait assez mesu­ré ». Rien qu’une crise éco­no­mique, d’une force inédite peut-être, mais pas encore l’apocalypse. Mais cette remarque ne peut empê­cher la vision hor­rible de la fin du monde de pro­je­ter son ombre ter­ri­fiante sur tout le roman, réveillant tous les fan­tasmes que cette pers­pec­tive sus­cite en nous, et que la lit­té­ra­ture et les films de science-fic­tion main­tiennent en per­ma­nence très près de la sur­face de notre conscience. À bien des moments, on ne peut s’empêcher de son­ger au monde sinis­tré du roman de Cor­mac Mc Car­thy La route. Can­ni­ba­lisme à part, bien enten­du : l’univers de 2013 est quand même net­te­ment moins épou­van­table, il reste civi­li­sé et la détresse est loin d’y être aus­si absolue.

Enfin, il y a le style. 2013 Année-ter­mi­nus est écrit dans une langue ner­veuse, clas­sique, claire, légère, rapide, sou­vent ima­gée et volon­tiers apho­ris­tique qui entraine l’histoire à toute vitesse et main­tient constam­ment l’attention en éveil. Luc Del­lisse s’entend à cro­quer ses per­son­nages en quelques adjec­tifs débi­tés en rafale : « Claude Krie­ger-Cohen était arro­gant, indif­fé­rent, com­pul­sif et bru­tal. Il était com­pé­tent, sou­riant, concen­tré et rapide. » Pas­cal Bédier (l’éditeur du nar­ra­teur) « un homme vif, aimable, céré­bral et sombre, essen­tiel­le­ment nomade […] était gen­til, mais froid, et plus civil que géné­reux ». Et le récit est émaillé de for­mules mémo­rables : « Le vieux cœur de la Grèce ne repar­tait plus », ou, à pro­pos d’une jeune fille ukrai­nienne vio­lée puis bru­lée vive dont le mar­tyre obsède le nar­ra­teur : « Ma seule res­source contre le déses­poir était de gar­der son nom dans mon cœur ».

Du fait de la viva­ci­té de cette langue, de la qua­li­té d’invention qui nour­rit le récit, de la puis­sance des images que sa lec­ture fait sur­gir à l’esprit, le livre se lit sans faire de pause, dans une espèce d’excitation. Il n’a tou­te­fois pas pour seule ver­tu de nous faire pas­ser quelques heures agréables. À défaut de nous aider à com­prendre les ori­gines et les méca­nismes de la crise, ou de for­mu­ler une recette pour la com­battre que la lit­té­ra­ture n’a pas voca­tion à four­nir, 2013 Année-ter­mi­nus illustre avec éclat l’impact qu’elle peut exer­cer sur notre vision du monde, qui fait par­tie de sa réalité.

  1. Luc Del­lisse, Les impres­sions nou­velles, aout 2012, 128 p.

Michel André


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