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Une vision fantastique de la crise
Depuis de longs mois, la crise économique est chaque jour en première page des journaux. Elle est dans toutes les conversations et presque en permanence dans nos esprits. Avec 2013 Année-terminus, le nouveau roman de Luc Dellisse, elle fait son entrée en littérature. Le livre est au départ un peu déroutant. La première question qu’on […]
Depuis de longs mois, la crise économique est chaque jour en première page des journaux. Elle est dans toutes les conversations et presque en permanence dans nos esprits. Avec 2013 Année-terminus1, le nouveau roman de Luc Dellisse, elle fait son entrée en littérature. Le livre est au départ un peu déroutant. La première question qu’on se pose en effet à son sujet est celle de sa nature exacte. À quoi a‑t-on affaire ici ? Un roman de politique-fiction ? Un récit de science-fiction ? Une « dystopie » à la manière du 1984 de George Orwell ? Une fiction édifiante ? Un conte philosophique ? Un essai poétique ? Une farce parodique ? Une fiction documentaire ? Un pamphlet satirique ?
Dans une courte postface, Luc Dellisse nous offre une clé de lecture de l’ouvrage : 2013 Année-terminus, écrit-il, est une fable, qui ne prétend pas anticiper l’avenir, mais décrit un futur proche imaginaire pour nous aider à mieux comprendre le présent. Formellement, le livre présente effectivement beaucoup de traits d’une fable. Mais à quel degré pouvons-nous affirmer qu’il nous aide à déchiffrer le spectacle du monde ? À bien y regarder, on s’aperçoit rapidement que ses ressorts résident ailleurs, et que le plaisir qu’on prend à le lire n’a rien à voir avec celui de mieux appréhender l’univers chaotique et vénal dans lequel nous vivons.
Le roman raconte trois années de la crise économique et financière qui a démarré en 2007 avec l’affaire des subprimes aux États-Unis, pour se poursuivre avec le krach bancaire et financier mondial de l’automne 2008, puis la crise actuelle de l’euro. Les évènements rapportés s’étalent de mars 2011, le mois où le Japon a été frappé par un terrible tsunami, à la fin de 2013, année durant laquelle se concentre l’action dramatique proprement dite.
Lorsqu’on y regarde de plus près, on s’aperçoit cependant que cette crise n’est pas tout à fait celle que nous connaissons. Certains des faits évoqués ou décrits (la faillite de la banque d’investissements Lehman Brothers, le suicide d’un citoyen grec désespéré sur la place Syntgama au centre d’Athènes) sont des faits réels, dont nous avons pu lire la relation dans les journaux. Mais tels qu’ils nous sont présentés ici, ils ont souvent une allure un peu étrange. D’autres faits (l’incendie du Parlement européen) sont inventés. Contrairement à ce qu’on attendrait, il ne s’agit cependant pas seulement de ceux qui sont censés se dérouler en 2013, année dont par définition nous ne savons rien encore : plusieurs d’entre eux sont supposés avoir eu lieu auparavant, à un moment correspondant à notre passé.
De la même façon, le livre mêle personnalités existantes et figures imaginaires, en exploitant plusieurs combinaisons possibles d’éléments réels et fabriqués. De nombreux protagonistes (Barack Obama, Mario Monti, Edgar Morin, Egard Pisani, le physicien Freeman Dyson) sont des personnalités réelles. Mais certaines des caractéristiques que le roman leur prête ne sont pas celles que nous leur connaissons dans la vie, et les actions auxquelles se livrent ces individus dans l’histoire n’évoquent rien de ce qu’ils ont effectivement accompli. On trouve d’un autre côté dans 2013 un personnage présenté dans l’avant-propos comme inventé, mais dont le nom, la fonction et le comportement font tellement penser à ceux d’une personne réelle qu’on a l’impression d’avoir affaire à celle-ci sous un déguisement : le directeur général du « Fonds d’aide monétaire mondial » (FAMM) Claude Krieger-Cohen (CKC), arrêté pour répondre devant la justice d’une accusation de violences sexuelles dans un hôtel de Miami, qui a tout l’air d’être Dominique Strauss-Kahn sous un autre nom, mais dont il est explicitement affirmé qu’en dépit des apparences il faut surtout éviter de le confondre avec DSK, qui, dans le roman, connait d’ailleurs un destin différent.
Les aventures de ces personnages ne sont cependant pas ce qui importe le plus dans le roman, centré, au bout du compte, sur ce qui arrive au narrateur et à sa famille, et la façon dont la crise affecte leur vie. On tient ici un indice de la véritable nature du livre. Depuis quelques années, Luc Dellisse est engagé dans la rédaction d’un cycle de six récits d’autobiographie fictive. Formellement, 2013 Année-terminus n’appartient pas à cet ensemble, auquel il est cependant impossible de ne pas le rattacher, tant il partage de caractéristiques avec les ouvrages qui le composent. Comme eux, 2013 est une histoire racontée à la première personne par un narrateur à la voix singulière qui présente beaucoup de traits communs avec l’auteur. Ce narrateur s’exprime sur le ton à la fois passionné et détaché, grave et bouffon, ironique et sentencieux avec lequel les précédents ouvrages nous ont familiarisés. 2013 baigne de surcroit dans la même atmosphère fiévreuse et fantastique de catastrophe imminente ou déclarée, atmosphère de rêve, où le plus improbable et le plus grotesque arrive toujours, et de cauchemar, où le pire est toujours sûr.
Quand on lit ces livres, souvent, ce qui vient à l’esprit est la fameuse déclaration du prologue de L’écume des jours dans laquelle Boris Vian affirme que son roman a été produit par «[la] projection de la réalité en atmosphère biaise et chauffée, sur un plan de référence irrégulièrement ondulé et présentant de la distorsion ». Vocabulaire d’ingénieur à part, c’est en des termes comparables que Luc Dellisse pourrait facilement évoquer ses ouvrages de fiction. Et comme chez Boris Vian, ce qui compte est moins la réalité projetée que le résultat de la projection. 2013 est autant ou aussi peu un livre sur la crise économique que Le testament belge est un récit de politique-fiction ou Le professeur de scénario un « roman de campus » à la David Lodge. Il nous renseigne autant ou aussi peu sur elle que le premier des deux livres cités sur les arcanes de la politique belge ou le second sur les petits côtés et les pesanteurs comiques de la vie universitaire.
Ce que nous montre 2013 n’est pas la crise économique réelle, même telle qu’on peut la décrire en forçant le trait à des fins pédagogiques par l’intermédiaire d’une fable, mais son image fantastique, déformée et hallucinée telle qu’elle apparait réfractée dans l’esprit d’un écrivain imaginatif et sensible. C’est la manière dont cette image est rendue qui confère au livre sa valeur littéraire et explique le plaisir qu’on éprouve à le lire. Trois aspects retiendront particulièrement l’attention à cet égard. Le premier est la puissance d’imagination de Luc Dellisse, qu’on surprend quasiment au travail en temps réel avec jubilation. L’économiste blogueur qui fait des prévisions sous la forme de quatrains rimés à la Nostradamus, la mise à la disposition de la population des fonctionnaires que l’État n’est plus en mesure payer, sont deux exemples de ces inventions cocasses et hilarantes qu’on trouve à de nombreuses pages.
Un deuxième trait notable de 2013 est la façon dont ce roman sollicite les ressources de notre imaginaire et exploite implicitement de multiples références littéraires et cinématographiques. À un moment donné, vers la fin du récit, le narrateur évoque les personnes ayant connu la Seconde Guerre mondiale qu’il croisait dans sa jeunesse, « des gens dans la force de l’âge qui avaient été pris dans des rafles, fouillés dans le métro, traqués par la Gestapo, planqués dans le maquis ». Mais c’est en vérité toute l’histoire qui est imprégnée de cette ambiance de la guerre et de l’occupation que des centaines de livres et de films ont fait découvrir aux plus jeunes générations. La pénurie, le rationnement, la débrouille (le « système D »), le bouleversement des habitudes et l’installation dans de nouvelles routines nées de contraintes inédites, de nouvelles façons de se nourrir et de s’habiller : à de multiples reprises, 2013, dans sa seconde moitié, mobilise les images que nous avons engrangées à ce sujet.
Il en va de même de l’impression de fin du monde qui court dans le roman. C’est sur un spectacle de fin du monde que s’ouvre le récit, celui du Japon dévasté par le cataclysme et l’accident nucléaire qu’il a occasionné. Bien sûr, il est tout de suite précisé que « rapporté à cette vision effrayante, ce qui s’est mis en place [peu après] paraissait assez mesuré ». Rien qu’une crise économique, d’une force inédite peut-être, mais pas encore l’apocalypse. Mais cette remarque ne peut empêcher la vision horrible de la fin du monde de projeter son ombre terrifiante sur tout le roman, réveillant tous les fantasmes que cette perspective suscite en nous, et que la littérature et les films de science-fiction maintiennent en permanence très près de la surface de notre conscience. À bien des moments, on ne peut s’empêcher de songer au monde sinistré du roman de Cormac Mc Carthy La route. Cannibalisme à part, bien entendu : l’univers de 2013 est quand même nettement moins épouvantable, il reste civilisé et la détresse est loin d’y être aussi absolue.
Enfin, il y a le style. 2013 Année-terminus est écrit dans une langue nerveuse, classique, claire, légère, rapide, souvent imagée et volontiers aphoristique qui entraine l’histoire à toute vitesse et maintient constamment l’attention en éveil. Luc Dellisse s’entend à croquer ses personnages en quelques adjectifs débités en rafale : « Claude Krieger-Cohen était arrogant, indifférent, compulsif et brutal. Il était compétent, souriant, concentré et rapide. » Pascal Bédier (l’éditeur du narrateur) « un homme vif, aimable, cérébral et sombre, essentiellement nomade […] était gentil, mais froid, et plus civil que généreux ». Et le récit est émaillé de formules mémorables : « Le vieux cœur de la Grèce ne repartait plus », ou, à propos d’une jeune fille ukrainienne violée puis brulée vive dont le martyre obsède le narrateur : « Ma seule ressource contre le désespoir était de garder son nom dans mon cœur ».
Du fait de la vivacité de cette langue, de la qualité d’invention qui nourrit le récit, de la puissance des images que sa lecture fait surgir à l’esprit, le livre se lit sans faire de pause, dans une espèce d’excitation. Il n’a toutefois pas pour seule vertu de nous faire passer quelques heures agréables. À défaut de nous aider à comprendre les origines et les mécanismes de la crise, ou de formuler une recette pour la combattre que la littérature n’a pas vocation à fournir, 2013 Année-terminus illustre avec éclat l’impact qu’elle peut exercer sur notre vision du monde, qui fait partie de sa réalité.