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Une vie de chien
Je séjourne encore chez mon grand-père. Il continue de réciter des poèmes. Je l’adore. Je peux tout faire, trop gâtée. Il est très grand et d’une élégance parfaite. Je le trouve magnifique. Toujours de bonne humeur, souriant et enthousiaste. Tous les jours, avec un certain clin d’œil, il dit bonjour à la vie. Parle peu, m’écoute […]
Je séjourne encore chez mon grand-père. Il continue de réciter des poèmes. Je l’adore. Je peux tout faire, trop gâtée. Il est très grand et d’une élégance parfaite. Je le trouve magnifique. Toujours de bonne humeur, souriant et enthousiaste. Tous les jours, avec un certain clin d’œil, il dit bonjour à la vie. Parle peu, m’écoute avec attention, médite de longues heures. Il s’occupe du jardin plein de fleurs, se promène souvent et soupire parfois loin des regards, et je sais qu’il pense à ma grand-mère, tuée il y a plusieurs années par une longue maladie comme ils disent. Sauf que chez elle, c’était court et bref.
Mais un chien terrible garde la maison. Cadeau de mon oncle. Il n’a peur de rien ni de personne. Sauf de mon grand-père. Dès que je bouge dans la maison, il hurle à la mort, ne tolère pas ma présence. Même les présentations officielles faites par lui ne changent rien. C’est terrible pour moi, qui adore les animaux. Enfant, j’avais décidé d’apprendre leur langue. J’ai appris le français.
Sa niche se trouve dans l’aile arrière de la maison. Une grande baie vitrée nous sépare. Là, où je hâte mes pas, peu rassurée. Il traine sa lourde chaine en voulant m’attraper. Il fait tout trembler. Et tout tremble, et les cœurs des cardiaques du quartier avec. C’est vrai qu’il a mauvaise réputation.
Pour tout vous dire, cette réputation n’est pas que légendaire. Un jour, il y a quelques années, lors d’une réception familiale, les descendants et les ascendants réunis, le chiot diabolique parvient à se libérer et court derrière les invités amusés. Mais quelques mollets sont quand même dégustés.
Plusieurs semaines passent. Les mêmes convives sont de retour. Il y a une fête dans le jardin. La petite terreur est là aussi, avec quelques kilos en plus.
D’un coup tout le monde se met à courir dans tous les sens. Les uns se précipitent dans la maison, les autres sautent sur les chaises et tables, d’autres plus jeunes grimpent aux arbres. Sauf le cousin. Le cousin, monsieur distingué et brave, résigné et courageux, lui fait face avec sa tasse de thé en porcelaine de Chine à la main. Admiration générale. Même le chien a une seconde d’hésitation. Le cousin a un sourire béat, malgré un teint que je trouve un peu pâle.
Silence complet.
Au même moment, la main de mon oncle s’abat sur le collier peu ajusté du petit monstre. Le cousin, soulagé, respire et tire la langue à ce petit loup enragé, mais à présent maitrisé et lui tourne le dos croyant l’incident clos. Et toujours la tasse de thé à la main et l’air satisfait, il se dirige vers le buffet. Tout le monde respire. Trop vite.
Voilà que la petite bête, dans un ultime effort arrive à se dégager, saute et plante ses crocs déjà bien pointus dans ce derrière costumé d’alpaga. Une vraie fixation. La scène ressemble à un film des débuts du cinéma. Sauf qu’ici le son n’est pas muet du tout. Le petit toutou n’est plus mignon du tout. Même qu’il est devenu une vraie méchante bête.
Le cousin court en hurlant avec deux mâchoires accrochées à son respectable postérieur. Finalement, il arrive à se libérer et saute dans la piscine, la tasse de thé et le petit-four à la main. Tous les aïeux poussent un ouf de soulagement.
Le beau jardin est jonché de toutes choses : chaussures sur la pelouse, chapeaux accrochés aux branches, verres et tasses et soutasses un peu partout, les bas ont filé, les mascaras ont coulé, plus de cravates, plus rien en quelques minutes.
Mais. Mais la petite calamité saute à son tour dans l’eau. Rien ne l’arrête. Le désordre empire. Tout pouvait encore s’arranger si le cousin savait nager. Les quelques minutes qui suivent avant qu’on récupère le cousin et le chien des deux côtés opposés figurent depuis de longues années parmi les anecdotes familiales les plus savoureuses.
Beaucoup aimeraient savoir. Si un travail de pardon a été effectué ? Si le cousin aime encore le thé ? S’il aime l’eau de la piscine ? Si le chien rêve toujours ?
En tout cas la popularité du cousin a grandi, comme la renommée de la méchante touffe de poils. La tasse en porcelaine récupérée et intacte est restée sur la cheminée. Grand souvenir, petit objet.
Et me revoilà plusieurs années après, devant ce chien impitoyable. Il est grand et fort. Les intrus ont abandonné les visites nocturnes. Il fait figure de célébrité dans tout le quartier. Les chats évitent le jardin. Ils se contentent des voisins à gauche et à droite. Et encore. Ils contournent soigneusement la maison, et si par malheur il y a un qui dérape, lui aussi a de sombres histoires à raconter une fois rentré chez lui.
Pour qu’il m’accepte, je passe et repasse autant de fois que je peux devant lui. De ce côté de la vitre, c’est évident. Il cogne les parois. Malgré la vitre, je tremble net. Il soulève ses lèvres noires et montre ses crocs. Impressionnants. Je ne bouge pas. Je lui parle. Je lui dis qu’il est le chien le plus beau du quartier.
Lui, il hurle. Je parle. Il hurle. Je ne parle pas. Il hurle. Rien à faire. Mon grand-père est la seule personne qui puisse lui donner à manger.
Lorsqu’il passe avec le chien de l’aile arrière de la maison au jardin, je reste dans ma chambre, fermée à double tour. Le temps passe. Aucun changement dans notre conversation. Je ne fais rien. Il hurle. Je fais le beau. Il hurle.
Un jour, j’arrive dans le hall. Il est là. Derrière sa vitre. J’avance pour aller dans ma chambre. Il avance aussi. Aussi ! Où est grand-père ? Je suis incapable de bouger, de crier, aucun son ne sort de ma bouche. Il avance. Il avance. Où est grand-père ? Il avance encore. Comment est-il arrivé là ?
J’entends quelqu’un dans la cuisine. La porte s’est mal refermée. Ma tête est vide. Trop tard. Il avance vers moi avec une lenteur désespérante. Ma tête est vide, mes oreilles sont sourdes, des fourmis grignotent mes jambes, mes bras. Mon souffle est court. Je n’ai plus la force de rester debout, mes genoux touchent le sol, on est face à face. Il arrive tout près de moi, j’entends son souffle. Je ferme les yeux, et je sens la moiteur de son museau. C’est fini. Un long moment passe.
J’ouvre lentement mes yeux. Il faut faire face. Le chien est assis devant moi et me regarde. Sa gentillesse est plus grande que ma peur. Grand-père arrive au même moment. Nos regards se croisent. Ça va ? Ça va. Et on reste tous les trois dans le hall un long moment.
Que s’est-il passé ? Je ne sais pas. Mais je lui demanderai un jour.