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Une vie de chien

Numéro 11/12 novembre/décembre 2014 par Far

novembre 2014

Je séjourne encore chez mon grand-père. Il conti­nue de réci­ter des poèmes. Je l’adore. Je peux tout faire, trop gâtée. Il est très grand et d’une élé­gance par­faite. Je le trouve magni­fique. Tou­jours de bonne humeur, sou­riant et enthou­siaste. Tous les jours, avec un cer­tain clin d’œil, il dit bon­jour à la vie. Parle peu, m’écoute […]

Je séjourne encore chez mon grand-père. Il conti­nue de réci­ter des poèmes. Je l’adore. Je peux tout faire, trop gâtée. Il est très grand et d’une élé­gance par­faite. Je le trouve magni­fique. Tou­jours de bonne humeur, sou­riant et enthou­siaste. Tous les jours, avec un cer­tain clin d’œil, il dit bon­jour à la vie. Parle peu, m’écoute avec atten­tion, médite de longues heures. Il s’occupe du jar­din plein de fleurs, se pro­mène sou­vent et sou­pire par­fois loin des regards, et je sais qu’il pense à ma grand-mère, tuée il y a plu­sieurs années par une longue mala­die comme ils disent. Sauf que chez elle, c’était court et bref.

Mais un chien ter­rible garde la mai­son. Cadeau de mon oncle. Il n’a peur de rien ni de per­sonne. Sauf de mon grand-père. Dès que je bouge dans la mai­son, il hurle à la mort, ne tolère pas ma pré­sence. Même les pré­sen­ta­tions offi­cielles faites par lui ne changent rien. C’est ter­rible pour moi, qui adore les ani­maux. Enfant, j’avais déci­dé d’apprendre leur langue. J’ai appris le français.

Sa niche se trouve dans l’aile arrière de la mai­son. Une grande baie vitrée nous sépare. Là, où je hâte mes pas, peu ras­su­rée. Il traine sa lourde chaine en vou­lant m’attraper. Il fait tout trem­bler. Et tout tremble, et les cœurs des car­diaques du quar­tier avec. C’est vrai qu’il a mau­vaise réputation.

Pour tout vous dire, cette répu­ta­tion n’est pas que légen­daire. Un jour, il y a quelques années, lors d’une récep­tion fami­liale, les des­cen­dants et les ascen­dants réunis, le chiot dia­bo­lique par­vient à se libé­rer et court der­rière les invi­tés amu­sés. Mais quelques mol­lets sont quand même dégustés.

Plu­sieurs semaines passent. Les mêmes convives sont de retour. Il y a une fête dans le jar­din. La petite ter­reur est là aus­si, avec quelques kilos en plus.

D’un coup tout le monde se met à cou­rir dans tous les sens. Les uns se pré­ci­pitent dans la mai­son, les autres sautent sur les chaises et tables, d’autres plus jeunes grimpent aux arbres. Sauf le cou­sin. Le cou­sin, mon­sieur dis­tin­gué et brave, rési­gné et cou­ra­geux, lui fait face avec sa tasse de thé en por­ce­laine de Chine à la main. Admi­ra­tion géné­rale. Même le chien a une seconde d’hésitation. Le cou­sin a un sou­rire béat, mal­gré un teint que je trouve un peu pâle.

Silence com­plet.

Au même moment, la main de mon oncle s’abat sur le col­lier peu ajus­té du petit monstre. Le cou­sin, sou­la­gé, res­pire et tire la langue à ce petit loup enra­gé, mais à pré­sent mai­tri­sé et lui tourne le dos croyant l’incident clos. Et tou­jours la tasse de thé à la main et l’air satis­fait, il se dirige vers le buf­fet. Tout le monde res­pire. Trop vite.

Voi­là que la petite bête, dans un ultime effort arrive à se déga­ger, saute et plante ses crocs déjà bien poin­tus dans ce der­rière cos­tu­mé d’alpaga. Une vraie fixa­tion. La scène res­semble à un film des débuts du ciné­ma. Sauf qu’ici le son n’est pas muet du tout. Le petit tou­tou n’est plus mignon du tout. Même qu’il est deve­nu une vraie méchante bête.

Le cou­sin court en hur­lant avec deux mâchoires accro­chées à son res­pec­table pos­té­rieur. Fina­le­ment, il arrive à se libé­rer et saute dans la pis­cine, la tasse de thé et le petit-four à la main. Tous les aïeux poussent un ouf de soulagement.

Le beau jar­din est jon­ché de toutes choses : chaus­sures sur la pelouse, cha­peaux accro­chés aux branches, verres et tasses et sou­tasses un peu par­tout, les bas ont filé, les mas­ca­ras ont cou­lé, plus de cra­vates, plus rien en quelques minutes.

Mais. Mais la petite cala­mi­té saute à son tour dans l’eau. Rien ne l’arrête. Le désordre empire. Tout pou­vait encore s’arranger si le cou­sin savait nager. Les quelques minutes qui suivent avant qu’on récu­père le cou­sin et le chien des deux côtés oppo­sés figurent depuis de longues années par­mi les anec­dotes fami­liales les plus savoureuses.

Beau­coup aime­raient savoir. Si un tra­vail de par­don a été effec­tué ? Si le cou­sin aime encore le thé ? S’il aime l’eau de la pis­cine ? Si le chien rêve toujours ?

En tout cas la popu­la­ri­té du cou­sin a gran­di, comme la renom­mée de la méchante touffe de poils. La tasse en por­ce­laine récu­pé­rée et intacte est res­tée sur la che­mi­née. Grand sou­ve­nir, petit objet.

Et me revoi­là plu­sieurs années après, devant ce chien impi­toyable. Il est grand et fort. Les intrus ont aban­don­né les visites noc­turnes. Il fait figure de célé­bri­té dans tout le quar­tier. Les chats évitent le jar­din. Ils se contentent des voi­sins à gauche et à droite. Et encore. Ils contournent soi­gneu­se­ment la mai­son, et si par mal­heur il y a un qui dérape, lui aus­si a de sombres his­toires à racon­ter une fois ren­tré chez lui.

Pour qu’il m’accepte, je passe et repasse autant de fois que je peux devant lui. De ce côté de la vitre, c’est évident. Il cogne les parois. Mal­gré la vitre, je tremble net. Il sou­lève ses lèvres noires et montre ses crocs. Impres­sion­nants. Je ne bouge pas. Je lui parle. Je lui dis qu’il est le chien le plus beau du quartier.

Lui, il hurle. Je parle. Il hurle. Je ne parle pas. Il hurle. Rien à faire. Mon grand-père est la seule per­sonne qui puisse lui don­ner à manger.

Lorsqu’il passe avec le chien de l’aile arrière de la mai­son au jar­din, je reste dans ma chambre, fer­mée à double tour. Le temps passe. Aucun chan­ge­ment dans notre conver­sa­tion. Je ne fais rien. Il hurle. Je fais le beau. Il hurle.

Un jour, j’arrive dans le hall. Il est là. Der­rière sa vitre. J’avance pour aller dans ma chambre. Il avance aus­si. Aus­si ! Où est grand-père ? Je suis inca­pable de bou­ger, de crier, aucun son ne sort de ma bouche. Il avance. Il avance. Où est grand-père ? Il avance encore. Com­ment est-il arri­vé là ?

J’entends quelqu’un dans la cui­sine. La porte s’est mal refer­mée. Ma tête est vide. Trop tard. Il avance vers moi avec une len­teur déses­pé­rante. Ma tête est vide, mes oreilles sont sourdes, des four­mis gri­gnotent mes jambes, mes bras. Mon souffle est court. Je n’ai plus la force de res­ter debout, mes genoux touchent le sol, on est face à face. Il arrive tout près de moi, j’entends son souffle. Je ferme les yeux, et je sens la moi­teur de son museau. C’est fini. Un long moment passe.

J’ouvre len­te­ment mes yeux. Il faut faire face. Le chien est assis devant moi et me regarde. Sa gen­tillesse est plus grande que ma peur. Grand-père arrive au même moment. Nos regards se croisent. Ça va ? Ça va. Et on reste tous les trois dans le hall un long moment.

Que s’est-il pas­sé ? Je ne sais pas. Mais je lui deman­de­rai un jour.

Far


Auteur

assistante et professeure à Bruxelles, elle a travaillé comme architecte d'intérieur