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Une vertueuse objectivité

Numéro 07/8 Juillet-Août 2012 par Luc Van Campenhoudt

juillet 2012

La jus­tice vient de sanc­tion­ner la nomi­na­tion d’un membre du cabi­net de José Hap­part, alors ministre wal­lon de l’A­gri­cul­ture, à une fonc­tion de direc­tion dans l’ad­mi­nis­tra­tion alors que celui-ci était arri­vé second dans la pro­cé­dure de sélec­tion cen­sée y pour­voir. Anec­do­tique héri­tage des pra­tiques pas­sées de bron­to­saures clien­té­listes, dira-t-on. Une situa­tion en voie d’a­pu­re­ment en somme. Vraiment ? […]

La jus­tice vient de sanc­tion­ner la nomi­na­tion d’un membre du cabi­net de José Hap­part, alors ministre wal­lon de l’A­gri­cul­ture, à une fonc­tion de direc­tion dans l’ad­mi­nis­tra­tion alors que celui-ci était arri­vé second dans la pro­cé­dure de sélec­tion cen­sée y pour­voir. Anec­do­tique héri­tage des pra­tiques pas­sées de bron­to­saures clien­té­listes, dira-t-on. Une situa­tion en voie d’a­pu­re­ment en somme. Vrai­ment ? N’en déplaise à ceux qui s’in­surgent contre tout ques­tion­ne­ment cri­tique de l’«objectivité » des pro­cé­dures de nomi­na­tion, cer­taines de ces pra­tiques arbi­traires semblent per­sis­ter. Der­nier exemple en date : au fédé­ral, le ministre des Pen­sions Open VLD, Vincent Van Qui­cken­borne, n’a pas hési­té à… refu­ser de nom­mer à la tête de l’Of­fice natio­nal des pen­sions la per­sonne clas­sée pre­mière dans la pro­cé­dure de sélec­tion (mais « éti­que­tée » socia­liste) pour lui pré­fé­rer le second issu d’un cabi­net libé­ral. Pas à une contra­dic­tion près, le ministre Open vld cherche, paraît-il, à s’op­po­ser au PS en bafouant des prin­cipes ins­tau­rés par le gou­ver­ne­ment Verhof­stadt. Résul­tat : ce sont l’en­semble des nomi­na­tions qui n’a­vaient pu être approu­vées pen­dant la vacance de gou­ver­ne­ment fédé­ral qui s’en trouvent bloquées.

Pré­tendre dans ce cadre que les pro­cé­dures de sélec­tion des (hauts) fonc­tion­naires sont « objec­tives », est-ce encore bien sérieux ? Dans l’o­pi­nion publique, c’est donc enten­du : la carte de par­ti res­te­rait le seul sésame pour pré­tendre à exer­cer quelque fonc­tion impor­tante dans l’ad­mi­nis­tra­tion. Le doute pro­fond, et c’est peu dire, jeté sur l’im­par­tia­li­té réelle des règles de sélec­tion s’é­tend même à l’en­semble de la fonc­tion publique, au déses­poir de la majo­ri­té de ses agents qui en réa­li­té ne doivent leur poste qu’à leurs com­pé­tences… même quand une « éti­quette » leur colle à la peau. On en vient à tout remettre en cause : la des­crip­tion de fonc­tion, la sélec­tion par le Selor, les ques­tions d’exa­men, la com­po­si­tion des jurys… Ces dif­fé­rentes étapes peuvent, il est vrai, être sujettes à cri­tiques, par­fois tout à fait fondées.

D’un côté donc, les adeptes soup­çon­neux des théo­ries du com­plot qui se foca­lisent sur les des­seins néces­sai­re­ment noirs des par­tis poli­tiques ; de l’autre, les chantres du monde mer­veilleux de la « dépo­li­ti­sa­tion » de la fonc­tion publique et de l’«objectivité » des pro­cé­dures de nomi­na­tion. Et dans ce jeu de mas­sacre, les par­tis ne sont pas en reste selon qu’ils se trouvent dans l’op­po­si­tion ou la majo­ri­té, qu’ils ont occu­pé plus ou moins long­temps le pou­voir…, « cha­cun endos­sant, pour un jour, le rôle peu seyant de vierge effa­rou­chée et de gar­dien de la trans­pa­rence et de l’ob­jec­ti­vi­té » dans ce qui avait déjà été qua­li­fié de « car­na­val » dans nos colonnes il y a quelques années1.

Mais, comme cela était sou­li­gné avec force à l’é­poque, l’es­sen­tiel n’est en réa­li­té pas là. Ce que manquent les débats sans fin sur les inten­tions des uns des autres (pri­vi­lé­gier les petits copains du par­ti ou plu­tôt ser­vir au mieux les citoyens), ce sont les méca­nismes impli­cites de repro­duc­tion sociale, éco­no­mique et cultu­relle des can­di­dats aux hautes fonc­tions, au tra­vers des sélec­tions les plus objec­ti­vées. Il n’y a rien de sur­pre­nant, sta­tis­ti­que­ment par­lant, à voir une écra­sante majo­ri­té (88%, dit le Ger­fa) de hauts fonc­tion­naires « éti­que­tés » socia­listes en Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles au vu du lourd pas­sé d’emprise des par­tis et donc du par­ti domi­nant sur la fonc­tion publique, mais plus encore au vu de l’emprise des cabi­nets sur l’ad­mi­nis­tra­tion : les per­son­nels qui tra­vaillent dans ces deux lieux de repro­duc­tion (et plus sur­ement encore le second) ont sim­ple­ment acquis fonc­tion­nel­le­ment par­lant une lon­gueur d’a­vance qui les fera arri­ver dans les pre­miers à toute sélec­tion objec­tive que l’on orga­ni­se­ra. C’est sim­ple­ment méca­nique et au fond cette fameuse « objec­ti­vi­té », que l’on bran­dit comme solu­tion tech­no­cra­tique miracle, par­ti­cipe de cette méca­nique et même la légi­time de manière perverse.

L’«objectivité » n’a donc pas éli­mi­né la sus­pi­cion géné­ra­li­sée qu’en­tre­tient — et pour cause — le monde poli­tique lui-même. C’est ce cercle vicieux que révèle l’at­ti­tude d’un Van Qui­cken­borne On peut com­prendre qu’un ministre ait envie d’a­voir affaire à des per­sonnes non hos­tiles et/ou qui ne servent pas d’autres maitres. Si on veut bien inté­grer la ques­tion des inté­rêts objec­tifs des déci­deurs, on com­pren­dra en quoi tous leurs com­por­te­ments et choix en matière de sélec­tion sont conformes à ces inté­rêts. Une fois de plus, il ne s’a­git pas ici d’in­ten­tions ou de bons ou mau­vais sen­ti­ments, mais d’une pro­duc­tion struc­tu­relle de défiance. En réa­li­té, c’est au tra­vers de la com­bi­nai­son de ces méca­niques et des inté­rêts des uns et des autres qui faut com­prendre l’emprise des par­tis sur la fonc­tion publique.

Au point que les par­tis déve­loppent dif­fé­rentes stra­té­gies plus sub­tiles que la sor­tie du ministre Open VLD qui a lit­té­ra­le­ment mis les pieds dans le plat : répar­ti­tion occulte des postes qui finit par trans­pi­rer et décou­ra­ger à pos­tu­ler tout autre can­di­dat que celui issu de la famille poli­tique qui a obte­nu la fonc­tion, for­ma­tions diverses (en ce com­pris avec les moyens publics) des pou­lains qu’on lance dans la course aux hon­neurs pour en dimi­nuer encore le côté mal­gré tout incer­tain… Puisque dans les faits, il arrive que l’un ou l’autre échoue, ce qui per­met de consta­ter que pro­grès… « objec­tif » il y a eu : la bataille de la com­pé­tence de la haute fonc­tion publique est pour l’es­sen­tiel gagnée, celle de son impar­tia­li­té dans l’exé­cu­tion des mis­sions qui lui sont assi­gnées est loin de l’être.

Ques­tion­ner les « éti­quettes » est sur ce plan utile pour com­prendre les réels pro­grès accom­plis, si à tout le moins les cri­tères d’at­tri­bu­tion de ces éti­quettes sont trans­pa­rents et légi­times (des fonc­tions dans un cabi­net, la pré­sence sur une liste élec­to­rale, etc.). Le Ger­fa (Groupe d’é­tude et de réforme de la fonc­tion admi­nis­tra­tive) dont le tra­vail est pré­cieux aurait avan­tage à mieux com­mu­ni­quer sur cette ques­tion plu­tôt que de mêler à sa réflexion des appar­te­nances à des syn­di­cats, des mutuelles, des Églises ou des loges. En dehors des heures de ser­vice, les opi­nions et mili­tances des fonc­tion­naires ne regardent qu’eux ; leur appar­te­nance à un par­ti est tout aus­si légi­time, mais au vu des rap­ports entre par­tis, cabi­nets et minis­tères, elle peut, par contre, fonc­tion­nel­le­ment faire pro­blème. Autre chose serait de ten­ter de désta­bi­li­ser le Ger­fa sur la base de la dis­si­mu­la­tion sup­po­sée de la com­po­si­tion de ses ins­tances (publiée sur son site) ou de son mode de fonc­tion­ne­ment (expli­qué au même endroit). Que cela vienne du pré­sident de la Chambre ne laisse pas d’étonner…

Si on veut ame­ner du sang neuf et ouvrir le recru­te­ment de la fonc­tion publique pour en garan­tir l’im­par­tia­li­té, il ne suf­fit pas de rendre les pro­cé­dures plus « objec­tives », il faut réfor­mer la méca­nique et, par exemple, per­mettre à des gens qui ne sont pas du sérail d’a­voir le temps et la pos­si­bi­li­té d’ac­qué­rir la connais­sance requise. À ce titre la créa­tion d’une École d’ad­mi­nis­tra­tion publique wal­lonne et fran­co­phone par laquelle il devien­dra obli­ga­toire d’être pas­sé pour pos­tu­ler consti­tue une réforme qui pour­rait contri­buer signi­fi­ca­ti­ve­ment à amé­lio­rer la situa­tion : elle per­met­tra de créer un autre « vivier » que celui des cabi­nets des ministres et même un autre milieu de socia­li­sa­tion à une cer­taine gran­deur de la fonc­tion publique dans nos démocraties.

Mais pour­quoi en res­ter là ? Pour­quoi ne pas s’as­su­rer par diverses méthodes que la haute fonc­tion publique ne soit plus occu­pée essen­tiel­le­ment par des hommes ? Il serait en effet plus qu’u­tile de mon­trer que la lutte contre les inéga­li­tés de genre y a été inté­grée pour s’as­so­cier les talents de trop nom­breuses femmes qui ne ren­contrent pas seule­ment le « pla­fond de verre » de la particratie.

  1. Ken­neth Bowie, Alain Dye, « De quelques para­doxes et illu­sions en matière de trans­pa­rence des nomi­na­tions », dans La Revue Nou­velle, octobre 2008.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.