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Une technologie sans frontières

Numéro 11 Novembre 2011 par Bernadette Bensaude-Vincent

octobre 2011

Plus d’une tren­taine de pays indus­tria­li­sés ont lan­cé des pro­grammes de recherche avec de lourds inves­tis­se­ments à la clé, à la suite de la Natio­nal NanoI­ni­ti­tia­tive des États-Unis en 2001. En effet, l’ap­proche nano, à l’é­chelle des atomes et molé­cules, est sus­cep­tible de trans­for­mer toutes les tech­no­lo­gies exis­tantes et entraine un nou­veau régime de poli­tique et d’or­ga­ni­sa­tion de la recherche. Si étroite est l’as­so­cia­tion entre les nano­tech­no­lo­gies et les valeurs éthiques ou sociales que, dès l’a­mont, les pro­grammes de recherche ont asso­cié des spé­cia­listes issus aus­si bien de la toxi­co­lo­gie que des sciences humaines et sociales, dans une pers­pec­tive plu­tôt mana­gé­riale de faire accep­ter ces inno­va­tions alors qu’une réflexion sur les bases mêmes de la culture occi­den­tale, sur les fron­tières entre nature et culture devrait être menée pour être à la hau­teur des enjeux.

Les nanos, un pré­fixe évo­quant le tout-petit qui a la ver­tu d’attirer des mil­liers de cher­cheurs et des mil­liards d’euros et de dol­lars ! Cette bou­tade célèbre décrit bien le phé­no­mène qui s’est pro­duit au début des années 20001. Une sorte d’engouement extra­or­di­naire a gagné les milieux de la recherche, comme les milieux de la finance et de l’industrie, sus­ci­té par des pro­messes aus­si vagues que sédui­santes : des ordi­na­teurs plus puis­sants, des éner­gies durables, des usines moins pol­luantes, des médi­ca­ments vec­to­ri­sés, une méde­cine per­son­na­li­sée… et même l’immortalité ! Ne pas s’engager dans la course, ce serait se condam­ner à res­ter en arrière, renon­cer à toute puis­sance indus­trielle ou éco­no­mique, bref jouer per­dant. L’économie des pro­messes se double de pro­phé­ties d’avenir radieux ou de catas­trophes pla­né­taires, tant la science-fic­tion se mêle de pro­pos tra­di­tion­nel­le­ment plus sobres et mesu­rés des scientifiques.

Une nouvelle manière de « faire science »

Le déchai­ne­ment de l’imaginaire est en par­tie jus­ti­fié par le carac­tère géné­rique des nano­tech­no­lo­gies. La bro­chure de lan­ce­ment de la Natio­nal NanoI­ni­tia­tive, inti­tu­lée Sha­ping the World atom by atom, lais­sait entre­voir un grand trem­ble­ment, une sorte de tsu­na­mi dont les effets dépas­saient l’imagination : « Les domaines nais­sants de nanos­cience et nanoin­gé­nié­rie conduisent à une com­pré­hen­sion et à un contrôle sans pré­cé­dent des briques élé­men­taires de toute chose phy­sique. Ils sont sus­cep­tibles de chan­ger la manière dont presque tout — des vac­cins aux ordi­na­teurs, des pneus d’automobiles à des objets non encore ima­gi­nés — est conçu et fabri­qué2. »

D’où pro­vient ce nou­veau pou­voir de « com­pré­hen­sion et de contrôle » ? De quelques ins­tru­ments sophis­ti­qués, tels que le micro­scope à effet tun­nel ou le micro­scope à force ato­mique, qui donnent accès aux atomes et molé­cules indi­vi­duels alors qu’on ne pou­vait voir et mani­pu­ler que des popu­la­tions de mil­liards d’atomes ! Mais l’approche nano pré­sup­pose aus­si un nou­veau regard sur les briques élé­men­taires de la matière comme du vivant. Les atomes ne sont plus consi­dé­rés comme consti­tuants uni­ver­sels de la matière, mais comme des machines molé­cu­laires. Les com­po­sants de la cel­lule — gènes, pro­téines, ribo­somes, etc. — se trouvent redé­fi­nis comme dis­po­si­tifs ou moteurs molé­cu­laires. L’approche nano a éga­le­ment conquis les sciences cog­ni­tives et les sciences du com­por­te­ment qui érigent les neu­rones en briques élé­men­taires. Ain­si les neu­ros­ciences ont don­né nais­sance à la neu­ro­cog­ni­tion comme à la neu­ro­tech­no­lo­gie et même à la neuroéconomie.

L’approche mise en œuvre dans les nano­tech­no­lo­gies se pro­page comme une vague pro­vo­quant le décloi­son­ne­ment des dis­ci­plines tra­di­tion­nelles. Toutes les bar­rières sec­to­ri­sant le champ du savoir doivent sau­ter. La rai­son invo­quée est qu’à l’échelle nano, il est dif­fi­cile, voire impos­sible de dis­tin­guer le vivant de l’inerte, le natu­rel de l’artificiel, le men­tal du phy­sique. Toutes les fron­tières s’effacent et paraissent rele­ver de croyances idéo­lo­giques dépassées.

Aux slo­gans déjà bien rôdés de mul­ti­dis­ci­pli­na­ri­té ou de trans­dis­ci­pli­na­ri­té, les nano­tech­no­lo­gies ont ain­si sub­sti­tué un nou­veau mot d’ordre : conver­gence. La US Natio­nal NanoI­ni­tia­tive (NNI) a été sui­vie de près en 2002 par une autre bro­chure de la Natio­nal Science Foun­da­tion encore plus ambi­tieuse : Conver­ging tech­no­lo­gies for impro­ving human per­for­mances3. La conver­gence entre nano­tech­no­lo­gies, bio­tech­no­lo­gies, tech­no­lo­gies de l’information et sciences cog­ni­tives (acro­nyme NBIC) est pré­sen­tée à la fois comme une réa­li­té engen­drée par le renou­vè­le­ment des outils de recherche et comme un pro­gramme à accom­plir, une piste à suivre pour aller de l’avant. L’évangile de la conver­gence se pare de nobles motifs comme la pro­messe d’une « nou­velle renais­sance » fon­dée sur une vision holiste de la nature.

Un nouveau régime de recherche

Pre­miè­re­ment, la recherche n’est plus conçue comme une acti­vi­té aca­dé­mique libre, mue par les pro­blé­ma­tiques internes à chaque dis­ci­pline : elle est pilo­tée par des pro­grammes, assor­tis de feuilles de route. La feuille de route deman­dée dans chaque pro­jet de recherche cor­res­pond moins à un calen­drier bien pré­cis qu’à un nou­veau mode de ges­tion de la recherche cal­qué sur celui des entre­prises indus­trielles ou com­mer­ciales. Non seule­ment elle pré­sup­pose une éli­mi­na­tion de la part de hasard ou de séren­di­pi­té dans la recherche scien­ti­fique et tech­no­lo­gique, mais elle impose une direc­tion pré­dé­ter­mi­née, une route tra­cée d’avance, qui s’impose comme toute natu­relle et qui n’appelle aucun doute, ni questionnement.

Deuxiè­me­ment, ces pro­grammes orientent la recherche vers des cibles défi­nies à l’avance. La recherche est désor­mais un moyen en vue d’une fin exté­rieure à la connais­sance pro­pre­ment dite : que ce soit le lea­deur­ship mon­dial (objec­tif expli­cite de la poli­tique des États-Unis en nano­tech­no­lo­gies) ou l’invocation d’une « demande sociale » pour des ordi­na­teurs plus puis­sants, une plus grande lon­gé­vi­té, la pro­tec­tion de l’environnement…, dans tous les cas l’effort de recherche est jus­ti­fié par une fina­li­té. Ain­si, le pro­gramme NBIC de 2002 était-il subor­don­né à l’objectif d’améliorer ou aug­men­ter (enhan­cing) les per­for­mances humaines. Même si le but assi­gné par Roco et Bain­bridge reprend l’idée d’augmentation propre au modèle baco­nien des sciences comme pro­ces­sus d’accumulation de don­nées, ce pro­ces­sus sans fin n’a plus sa fin en lui-même. Et cet objec­tif est posé comme allant de soi, comme un enjeu infi­ni­ment dési­rable et indiscutable.

La réponse euro­péenne à ce rap­port conteste l’objectif d’augmentation des per­for­mances humaines. Le rap­port Conver­ging Tech­no­lo­gies – Sha­ping the Future of Euro­pean Socie­ties, publié en 2004, sub­sti­tue au concept abs­trait et ingé­nu­ment uni­ver­sel de « per­for­mance humaine » une réa­li­té his­to­rique et cultu­relle (les socié­tés euro­péennes). Mais l’alternative euro­péenne au pro­jet amé­ri­cain ne remet en cause ni le pro­jet de conver­gence ni la subor­di­na­tion de la recherche à un but. Tout comme dans le pro­jet NBIC, la recherche est pilo­tée vers des buts assi­gnés à l’avance, même si on diver­si­fie les cibles. Au sché­ma de confluence, qui sug­gé­rait un pro­ces­sus ten­du vers une fin indis­cu­table, on pré­fère une simple « vec­to­ri­sa­tion » de la recherche vers des cibles mul­tiples et chan­geantes car tou­jours sus­cep­tibles d’être rené­go­ciées dans un pro­ces­sus per­pé­tuel d’ajustement entre la socié­té et la recherche. Mais cela ne change rien au carac­tère téléo­lo­gique de la pro­duc­tion des connais­sances, subor­don­née à des enjeux sociaux, poli­tiques, éco­no­miques. On est tou­jours dans une logique de mobi­li­sa­tion et de vec­to­ri­sa­tion, la même logique mili­taire qui pré­side aux frappes de mis­siles ou à l’administration de médi­ca­ments sur le site à traiter.

Troi­siè­me­ment, les fins assi­gnées à la recherche impliquent un renon­ce­ment à l’idée de neu­tra­li­té de la science comme de la tech­nique. D’une part, la recherche n’est plus pen­sée comme auto­nome, puisqu’elle est subor­don­née à des fins autres qu’elle-même qui désor­mais imposent aus­si leurs normes. D’autre part, elle est char­gée de valeurs mul­tiples. Aux valeurs épis­té­miques tra­di­tion­nelles que sont la véri­té, l’objectivité, la sim­pli­ci­té, s’ajoutent des valeurs morales et sociales. Non seule­ment la recherche scien­ti­fique se doit de res­pec­ter cer­taines valeurs (d’où l’interdiction de cer­taines pra­tiques de recherche), mais elle est aus­si offi­ciel­le­ment mise au ser­vice de cer­taines valeurs. Dans le pro­gramme euro­péen de tech­no­lo­gies conver­gentes, par exemple, on trouve une cri­tique expli­cite des valeurs de com­pé­ti­tion et de per­for­mance qui sous-ten­daient le pro­gramme amé­ri­cain NBIC. Et l’enjeu du pro­gramme euro­péen est clai­re­ment de défendre et pro­mou­voir des valeurs par­ta­gées par les divers pays de l’Union euro­péenne. Comme le sou­ligne l’un des rap­por­teurs du groupe d’experts qui for­mu­la le pro­jet, il s’agit autant d’équiper l’Europe en tech­no­lo­gies der­nier cri pour assoir sa posi­tion dans la com­pé­ti­tion inter­na­tio­nale que de co-construire la socié­té euro­péenne après l’échec des ten­ta­tives pour ins­tau­rer une Europe poli­tique4.

Innovation responsable ?

Nombre d’initiatives natio­nales, à la suite de la us Natio­nal NanoI­ni­tia­tive, ont inté­gré une com­po­sante toxi­co­lo­gie (EHS pour Envi­ron­men­tal, Health and Secu­ri­ty)5 ain­si que des cher­cheurs en sciences humaines pour l’étude des impacts éthiques, juri­diques, et sociaux (dénom­mée ELSI pour Ethi­cal Legal and Socie­tal Impacts)6. Bien que ces deux com­po­santes soient dis­tinctes et mobi­lisent des com­mu­nau­tés scien­ti­fiques dif­fé­rentes, elles sont inti­me­ment mêlées dans l’esprit des cher­cheurs, des indus­triels, comme dans le public, à la faveur d’une volon­té affir­mée d’innovation res­pon­sable. Il ne s’agit plus sim­ple­ment de confier à des comi­tés d’éthique le soin de por­ter un avis sur les recherches en cours pour véri­fier leur adé­qua­tion aux valeurs éta­blies. Il s’agit véri­ta­ble­ment de se pro­je­ter dans le futur pour parer aux risques comme aux consé­quences pos­sibles de l’introduction de ces nou­velles tech­no­lo­gies sur le mar­ché du tra­vail, sur l’économie, sur la vie quo­ti­dienne, les régimes de san­té, la géo­po­li­tique. Sous la ban­nière « inno­va­tion res­pon­sable » se déve­loppe en fait une démarche d’anticipation, de style très managérial.

Le sou­ci de res­pon­sa­bi­li­té se tra­duit éga­le­ment par une poli­tique volon­ta­riste d’engagement du public ins­tau­rant une forme de « gou­ver­nance » des sciences et des tech­niques en rup­ture avec le sché­ma tra­di­tion­nel de la vul­ga­ri­sa­tion, ou dif­fu­sion top-down, à sens unique de la source du savoir vers la socié­té, qui a domi­né au XXe siècle. La volon­té d’agir dès le stade de la recherche et déve­lop­pe­ment plu­tôt qu’en aval, au moment de la mise sur le mar­ché, se tra­duit en effet par des efforts mul­ti­pliés pour impli­quer la socié­té dans son ensemble. Il s’agit, en effet, de ras­sem­bler en amont non seule­ment les scien­ti­fiques de diverses spé­cia­li­tés y com­pris les sciences humaines et sociales et les indus­triels, mais aus­si des finan­ciers, des com­pa­gnies d’assurance, des asso­cia­tions mili­tantes, des orga­ni­sa­tions non gou­ver­ne­men­tales, etc. En se ras­sem­blant, ces dif­fé­rents groupes deviennent acteurs de l’innovation et se trouvent redé­fi­nis comme « par­ties pre­nantes7 ». Tous s’engagent au titre de por­teurs d’intérêts, sur la base de moti­va­tions bien dif­fé­rentes. Pour les indus­triels et les com­pa­gnies d’assurance, il s’agit de limi­ter les risques. Pour les pro­mo­teurs des nano­tech­no­lo­gies, il s’agit essen­tiel­le­ment de « pré­pa­rer » la socié­té à « rece­voir » les appli­ca­tions, afin d’éviter les déboires éprou­vés avec les OGM en Europe, qui se sont vu reje­ter par la socié­té et par cer­tains poli­tiques. Bref, l’enjeu est l’acceptabilité sociale. Pour les scien­ti­fiques, il s’agit d’assoir la confiance et la cré­di­bi­li­té de la recherche en nano­tech­no­lo­gies pour la pro­mou­voir et la pro­té­ger des « fau­cheurs » et des cri­tiques. Pour les cher­cheurs en sciences humaines, il s’agit d’exploiter des condi­tions d’accès au ter­rain pri­vi­lé­giées, en béné­fi­ciant de finan­ce­ments consé­quents. En effet les pro­grammes ELSI offrent la pos­si­bi­li­té aux cher­cheurs du cou­rant Sciences Tech­niques Socié­té qui ont patiem­ment ana­ly­sé la construc­tion sociale des sciences, de pas­ser à l’action, de co-construire concrè­te­ment les sciences et la socié­té, de faire en quelque sorte une expé­ri­men­ta­tion sociale.

En fait, les dix années de recherche inten­sive dans le domaine ELSI n’ont pas vrai­ment débou­ché sur des inno­va­tions sociales mar­quantes. Au contraire, l’attention exclu­sive por­tée aux appli­ca­tions des nano­tech­no­lo­gies et la pré­di­lec­tion par­ti­cu­lière pour des appli­ca­tions futu­ristes comme la créa­tion de trans­hu­mains, ou d’une huma­ni­té aug­men­tée… conduisent d’une cer­taine façon à déréa­li­ser les pro­blèmes, à les éloi­gner de l’actualité et du concret de nos condi­tions de vie quo­ti­dienne. Les études ELSI ont même pro­duit un effet per­vers, sou­li­gné par cer­tains de ses acteurs : elles confèrent un carac­tère presque réel et iné­luc­table aux pro­messes de pure rhé­to­rique faites par les pro­pa­gan­distes des nano­tech­no­lo­gies. Des hypo­thèses assez spé­cu­la­tives sont ain­si per­çues comme des réa­li­tés proches et iné­luc­tables et, ce fai­sant, elles abo­lissent toute pos­si­bi­li­té d’y déro­ger ou de bifur­quer vers d’autres voies8.

Quelle marge de manœuvre ?

Si la démarche d’anticipation, de pros­pec­tive ou de pré­ven­tion est plus mana­gé­riale que morale, si elle se réduit bien sou­vent à une éva­lua­tion des risques et béné­fices, si elle pro­duit de sur­croit des effets per­vers, les sciences humaines doivent-elles pour autant refu­ser de s’embarquer de manière à gar­der une dis­tance cri­tique ? Plus géné­ra­le­ment, si toutes les ini­tia­tives d’engagement du public au nom de la res­pon­sa­bi­li­té ne sont que des façades pour for­cer l’acceptation sociale des nano­tech­no­lo­gies, les diverses « par­ties pre­nantes » doivent-elles se déprendre ?

De fait, la pos­ture d’extériorité, d’observateur atten­tif d’une expé­rience sociale qui se dérou­le­rait sous nos yeux est impra­ti­cable. Comme le sou­ligne Ulrike Felt, nous sommes tous des cobayes : « Si main­te­nant la socié­té devient un labo­ra­toire d’expériences sans murs, et par voie de consé­quence les sujets sociaux deviennent les sujets d’expérience (les cobayes) d’expériences tech­no-scien­ti­fique-envi­ron­ne­men­tales sans fin, il est néces­saire de com­men­cer à dis­cu­ter des impli­ca­tions pour la gou­ver­nance, la science, les publics et la tech­no­lo­gie. Que signi­fie « expé­rience » dans ce cas ? Et si cha­cun est en prin­cipe un cobaye, alors qui par­ti­cipe à la concep­tion de l’expérience, à son inter­pré­ta­tion et qui a un droit de véto9 ? » Les nano­tech­no­lo­gies débordent en effet du péri­mètre des labo­ra­toires et des cabi­nets minis­té­riels. Elles tra­duisent — et ren­forcent en même temps — des choix de socié­té et des sys­tèmes de valeurs. Elles expriment et servent en même temps les prio­ri­tés de notre époque : la per­for­mance, la san­té, la sécu­ri­té. Elles consti­tuent un phé­no­mène social, éco­no­mique, poli­tique et moral glo­bal, dans lequel nous sommes tous volens-nolens, embar­qués.

Une fois aper­çue la glo­ba­li­té du phé­no­mène, c’est peut-être en renon­çant à la posi­tion illu­soire d’observateur dis­tan­cié, en péné­trant au cœur de la recherche, dans les labo­ra­toires où se des­sinent les machines molé­cu­laires, dans les com­mis­sions char­gées de défi­nir les orien­ta­tions de recherche, dans les débats publics, que l’on peut espé­rer mieux com­prendre les enjeux et ména­ger un petit espace de manœuvre.

En consi­dé­rant le pré­sent plu­tôt qu’en spé­cu­lant sur des futurs poten­tiels, en accep­tant de par­ler du sens de ces inno­va­tions et de leur fina­li­té au lieu de se conten­ter de peser les avan­tages et incon­vé­nients, on peut espé­rer mieux com­prendre les logiques à l’œuvre dans l’émergence et le suc­cès d’une telle vague de technologies.

C’est en dia­lo­guant avec les cher­cheurs sur leurs acti­vi­tés de concep­tion et de desi­gn, avec les déci­deurs sur le sens de leurs choix et des orien­ta­tions qu’ils donnent, avec les citoyens sur leurs choix de vie et leurs com­por­te­ments de consom­ma­teurs, que l’on peut espé­rer déga­ger les valeurs tacites des dif­fé­rents acteurs et confron­ter leurs visions res­pec­tives de la vie, comme de la société.

Sommes-nous prêts à accep­ter une acti­vi­té d’exploration tous azi­muts et d’exploitation effré­née des poten­tia­li­tés offertes par la matière et le vivant ? Sommes-nous prêts à repen­ser la nature comme une sorte de boite à outils, mise à dis­po­si­tion de nos pro­jets tech­niques ou sociaux ? Sommes-nous prêts à effa­cer toutes les fron­tières entre inerte et vivant, entre nature et arti­fice ? Sommes-nous prêts à tolé­rer que le vivant et la nature en géné­ral deviennent des dis­po­si­tifs bre­ve­tables, pro­prié­tés de quelques firmes ou de quelques pays ? On le voit, les nano­tech­no­lo­gies imposent une réflexion col­lec­tive sur le bien­fon­dé et le pou­voir nor­ma­tif des fron­tières — entre nature et arti­fice (ou tech­nique), entre nature et culture, entre tech­nique et socié­té, sur les bases mêmes de la culture occidentale.

  1. À ma connais­sance, cette bou­tade a été intro­duite par le groupe ETC dans un rap­port inti­tu­lé Nano­Geo­po­li­tics, en 2005.
  2. Natio­nal Science and Tech­no­lo­gy Coun­cil, Sha­ping the World Atom by Atom, décembre 1999, www.wtec.org/loyola/nano/iwgn.Public.Brochure consul­té mars 2008.
  3. Mihaïl Roco, William Bain­bridge, dir., Conver­ging Tech­no­lo­gies for Impro­ving Human Per­for­mance : Nano­tech­no­lo­gy, Bio­tech­no­lo­gy, Infor­ma­tion Tech­no­lo­gy, and Cog­ni­tive Science, NSF/­DOC-spon­so­red report, Arling­ton, 2002, www.wtec.org/ConvergingTechnologies/.
  4. Alfred Nord­mann, « The Euro­pean Expe­ri­ments », dans Carol E. Har­ri­son, Ann John­son (dir.), Natio­nal Iden­ti­ty. The Role of Science and Tech­no­lo­gy, Osi­ris, n° 24, 2009, p. 278 – 302.
  5. Par exemple, l’Union euro­péenne a lan­cé des études dans le domaine de la nano­mé­de­cine, au sein du réseau euro­péen d’excellence Nano2Life puis de NanoBioRAISE.
  6. Ce pro­gramme repré­sen­tait 10% du bud­get de la US Natio­nal NanoI­ni­ti­ta­tive en 2000. L’intensité des acti­vi­tés de recherche dans ce domaine a jus­ti­fié la créa­tion d’un jour­nal inter­na­tio­nal, NanoE­thics, qui paraît trois fois par an depuis 2007.
  7. Le terme sta­ke­hol­ders, uti­li­sé en anglais et ana­logue à celui de sha­re­hol­ders (action­naires), signale la source d’inspiration de ces initiatives.
  8. Alfred Nord­mann, « If and then : a cri­tique of spe­cu­la­tive nanoe­thics », Nanoe­thics, 1, (2007), p. 31 – 46. Alfred Nord­mann, Arie Rip « Mind the Gap revi­si­ted », Nature Nano­tech­no­lo­gy, mai 2009, p. 273 – 74.
  9. Euro­pean Com­mis­sion, Groupe d’experts sur science et gou­ver­nance (Ulrike Felt rap­por­teur). Taking Euro­pean Know­ledge Socie­ty Serious­ly Brus­sels, 2007, p. 68, nous traduisons.

Bernadette Bensaude-Vincent


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