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« Une sorcière comme les autres », disent-elles

Numéro 5 - 2017 par Clo Lienard

juillet 2017

Pour leur dif­fé­rence à l’indétrônable réfé­rence mas­cu­line, les femmes sont ren­voyées à la mons­truo­si­té. La per­sé­cu­tion des sor­cières est l’aboutissement de ce pro­ces­sus. Parce qu’il inter­roge en pro­fon­deur le car­can nor­ma­tif, le mou­ve­ment fémi­niste s’est très tôt réap­pro­prié la figure de la sor­cière. Aujourd’hui encore, la sor­cière nous amène à pen­ser et à agir pour le dépas­se­ment de la socié­té capitaliste.

Dossier

Nous sommes toutes monstrueuses

« Marthe sort avec sa mère du Salon de pein­ture, très grave. Depuis quelque temps, elle se pose une ques­tion indis­crète et tâche en vain d’y répondre. Cette pro­me­nade au milieu de tableaux ajoute encore à son trouble. Elle a vu les plus belles femmes qui soient, sans voile, et si net­te­ment des­si­nées qu’elle aurait pu suivre, du bout des doigts, les veines bleues sous les peaux claires, comp­ter les dents, les boucles de che­veux et même des ombres sur des lèvres. Mais quelque chose man­quait à toutes. Et pour­tant, elle a vu les plus belles femmes qui soient ! Marthe dit à sa mère un bon­soir triste, rentre dans sa chambre et se dévêt, plein de crainte. La glace lumi­neuse et froide rend les images en les pre­nant. Marthe, inquiète, lève ses bras purs. Telle une branche, d’un lent effort, se déplace et montre un nid. Marthe, can­dide, ose à peine regar­der son ventre nu, pareil à l’allée d’un jar­din où nait déjà l’herbe fine. Et Marthe se dit : “Est-ce que, seule entre toutes les femmes, je vais deve­nir un monstre?”»1 La jeune fille évo­quée dans ce texte doute de son propre corps. Son sexe, autour duquel les poils de la puber­té s’annoncent, lui parait sou­dain étrange et Marthe, au lieu de véri­fier auprès d’autres femmes, ne peut mettre en doute la norme que lui sug­gèrent ces pein­tures d’hommes dans une repré­sen­ta­tion des femmes fabri­quée, mais non contes­table. C’est donc son corps qui dys­fonc­tionne, la jetant hors la norme.

Cet extrait d’une nou­velle de Jules Renard de 1893 illustre la manière intime dont les femmes peuvent côtoyer la mons­truo­si­té. C’est qu’elles en sont fami­lières depuis la nuit des temps : êtres humaines tou­jours dif­fé­rentes du mâle, cette réfé­rence indé­trô­nable qui norme la socié­té des vivants, éter­nelles secondes en pour­suite infi­nie d’un idéal — de beau­té, de ver­tu, de com­por­te­ment… — sans cesse refa­çon­né en fonc­tion de ce que l’homme attend d’elles : sou­mis­sion, acces­si­bi­li­té, ren­de­ment… Créa­tures stig­ma­ti­sées comme déviantes, ou inci­tant à la déviance, par les reli­gions et les mytho­lo­gies, les femmes ont sus­ci­té par­fois par leur étran­ge­té, leur audace, leur entê­te­ment, de l’horreur et des per­sé­cu­tions tel­le­ment sys­té­ma­tiques qu’on a pu les qua­li­fier de « fémi­ni­cides ». Fran­çoise d’Eaubonne, éco­fé­mi­niste fran­çaise, reven­di­qua même le terme de « sexo­cide »2 pour la traque et le meurtre public des mil­liers de femmes bru­lées pour crime de sor­cel­le­rie. Sou­te­nue par plu­sieurs fémi­nistes, elle trans­mit, en vain, une requête au Vati­can en 1998 pour obte­nir son auto­cri­tique et une amende hono­rable en guise de répa­ra­tion aux excès de l’Inquisition.

La force d’âme ne brule pas

La sor­cière est un per­son­nage à la fois his­to­rique, mythique, fémi­niste qui mobi­lise des sen­ti­ments d’injustice sociale, des émo­tions d’horreur et de fas­ci­na­tion, des atti­rances trans­gres­sives. Elle incarne à mer­veille les délices et les tour­ments des périodes comme la nôtre, en proie aux affres de la muta­tion. Ne vivons-nous pas en effet un momen­tum his­to­rique com­pa­rable aux pré­mices des avè­ne­ments de la Renais­sance ou de la période moderne dite « indus­trielle » ? Ce n’est donc pas un hasard des calen­driers qui fait figu­rer la sor­cière dans une expo­si­tion d’archives à Paris3, dans la résur­gence d’une revue fémi­niste4 à Bruxelles ou graf­fée sur les murs de Lis­bonne par des grands-mères fémi­nistes5. Nous sommes dans le cocon de la chry­sa­lide, là où tout se mélange et se recom­pose. L’aspiration à une néces­saire méta­mor­phose se fait sen­tir. Fatigué‑e par des orga­ni­sa­tions humaines à bout d’innovations, chacun‑e tente de se pro­je­ter dans un ave­nir plus ouvert ou s’attache à la sau­ve­garde d’acquis esti­més dignes de péren­ni­sa­tion. Mais nul ne sait ce qui va sor­tir de ces bouillon­ne­ments, papillon de nuit ou de lumière. Dif­fi­cile de s’orienter dans les pos­sibles qui s’ébauchent. Que sou­te­nir ? Que pros­crire ? Quel élé­ment nou­veau encou­ra­ger ? Fami­lière des plantes et de la nuit, répu­tée apte à chan­ger d’apparence, reliée à des savoirs antiques et clan­des­tins, la sor­cière offre un fil conduc­teur et des pra­tiques peut-être bien à même de conduire sans trop de dom­mage les humain-e‑s angois­sée-e‑s sur l’autre rive de la trans­for­ma­tion. Voi­là ce qui pour­rait expli­quer un engoue­ment renou­ve­lé décli­né de bien des façons. Le visage gri­ma­çant des sor­cières figure ain­si en bonne place dans les cor­tèges d’Halloween, par­ti­ci­pant à la célé­bra­tion antique et autom­nale de Samain, ce pas­sage vers les temps sombres de l’hiver et de la mort. On retrouve le per­son­nage dans de nom­breux films où se mêle l’horreur du sacri­lège du sab­bat6, ce céré­mo­nial noc­turne au cours duquel le diable était véné­ré, avec celle sus­ci­tée par des femmes dia­bo­liques7. La sor­cière est uti­li­sée aus­si régu­liè­re­ment dans des actions mili­tantes8 où sa sym­bo­lique ren­force les reven­di­ca­tions des mou­ve­ments de femmes.

Les femmes qua­li­fiées de sor­cières étaient le plus sou­vent des pay­sannes illet­trées que la pau­vre­té et l’isolement contrai­gnaient à se tour­ner vers les res­sources immé­diates des prai­ries et des bois pour se débrouiller face à la disette, à la mala­die ou à la bles­sure, à tous les sou­cis de la gros­sesse et de l’accouchement. Elles uti­li­saient ce que leurs mères et grands-mères leur avaient dit et mon­tré. Elles expé­ri­men­taient aus­si et leur savoir, s’accumulant par la trans­mis­sion et s’approfondissant par l’expérience, ame­nait vers elles moult per­sonnes souf­frantes ou en détresse. Leur savoir-faire, leur pra­tique d’une écoute des pro­blèmes les plus intimes fai­saient peur. La popu­la­tion leur attri­buait des pou­voirs exa­gé­rés et repor­tait sur elles la cause de mal­heurs incom­pris : ravage des champs par la tem­pête, mort sus­pecte du bétail, etc.: «…en l’an 1453, il y eut une grande mor­ta­li­té et épi­dé­mie en la ville de Mar­mande9, et tel­le­ment que plu­sieurs per­sonnes y mou­raient de l’épidémie ; à laquelle occa­sion se meut un grand mur­mure entre le peuple de ladite ville, disant que ladite mor­ta­li­té venait à cause de femmes sor­cières, et que, en la ville, il y en avait plu­sieurs qui usaient du dia­bo­lique art de sor­cel­le­rie, et fai­saient mou­rir ledit peuple10. » La per­sé­cu­tion se déploie et per­dure. L’auteure belge Marie Gevers dresse l’histoire sai­sis­sante d’Emerance11, fer­mière pros­père grâce à des stra­ta­gèmes dia­bo­liques que lui prête tout un vil­lage en lutte quo­ti­dienne pour sa sub­sis­tance dans la rude cam­pagne fla­mande de la fin du XIXe siècle. Début 2016, l’exposition De hek­sen van Brue­gel évoque à Bruges leur cal­vaire mons­trueux et l’étendue des mas­sacres : « Sur une carte, défile le résu­mé des exé­cu­tions : 7.000 bru­lées en Pologne, 5.000 dans le Pays de Vaud, etc. Sur un mur, on a écrit la longue liste des femmes bru­lées à Bruges avec, à côté, les por­traits de leurs bour­reaux, comme Anche­mant et De Meu­le­naere, qui par­ti­ci­pèrent acti­ve­ment aux tor­tures.12 » Pour ces femmes, le soin de soi ou des autres consti­tuait une aven­ture périlleuse et tou­jours sous haute sur­veillance sociale. Pour­quoi tant de sus­pi­cion ? Pour­quoi la ter­rible cruau­té d’une per­sé­cu­tion orga­ni­sée à si grande échelle par les pou­voirs reli­gieux et temporels ?

Les féministes sont toujours sorcières

« Pour le dire bru­ta­le­ment, la norme patriar­cale donne tous les pou­voirs aux hommes pour contre­ba­lan­cer celui à la fois natu­rel et magique de la repro­duc­tion fémi­nine. Le pre­mier enjeu est donc la pos­ses­sion et la mai­trise du corps de la femme, dont on craint tant le pou­voir éro­tique et la puis­sance sexuelle.13 » Le constat posé par Eli­sa­beth Badin­ter en intro­duc­tion à la remar­quable expo­si­tion Pré­su­mées cou­pables des Archives natio­nales de France rejoint celui de l’historienne Marie-Syl­vie Dupont-Bou­chat. Etu­diant l’histoire de la sexua­li­té en Occi­dent du Moyen Âge à nos jours, cette fine ana­lyste de la jus­tice a mon­tré dans ses écrits com­ment se sont construites les normes qui cadrent les rap­ports entre femmes et hommes via notam­ment la répres­sion des com­por­te­ments jugés déviants. Les minutes des pro­cès inten­tés aux sor­cières et aux pros­ti­tuées illus­trent l’élaboration, en contre­point, d’une juris­pru­dence qui, peu à peu, ins­crit dans les lois et le Code pénal les « devoirs de fidé­li­té, de rete­nue et de pudeur impo­sés à la femme mariée »14 tout en stig­ma­ti­sant les pros­ti­tuées « aus­si inévi­tables dans une agglo­mé­ra­tion d’hommes que les égouts, les voi­ries et les dépôts d’immondices »15. La sor­cière est ain­si dési­gnée comme la mau­vaise femme, la femme dangereuse.

Reliée aux arché­types des grandes magi­ciennes — Lilith, Médée, Cir­cé pour l’Antiquité, Mélu­sine ou la bre­tonne Mor­gane pour la tra­di­tion celte —, inex­tri­ca­ble­ment mêlée aux affaires de cœur, de corps et de sexe qui forment la trame des usages et des lois, la sor­cière conforte bien mal­gré elle les règles de la socié­té patriar­cale, ali­mente les fan­tasmes et ins­pire les artistes. Des écri­vain-e‑s célèbres mettent en livres ses his­toires, de Georges Sand qui l’évoque au cœur de sa cam­pagne ber­ri­chonne à Jes­si­ca Row­ling qui campe son Her­mione dans la saga Har­ry Pot­ter. Le cha­peau conique, sem­blable à celui des héré­tiques, le bâton, le chat… deviennent les attri­buts qui la carac­té­risent. Le plus sou­vent figu­rée comme une femme vieille et laide, elle per­son­ni­fie dans les contes tels que Blanche Neige le malé­fique pou­voir des femmes iso­lées et hai­neuses. Le sté­réo­type se fige comme modèle-repous­soir et il faut bien les paro­dies gro­tesques des fes­ti­vi­tés estam­pillées « Hal­lo­ween » pour contre­car­rer la crainte et l’horreur qu’il sus­cite et ins­crit dans l’imaginaire col­lec­tif. Pro­je­té sur les femmes âgées seules ou ori­gi­nales, sur les femmes aux com­por­te­ments trans­gres­sifs, il sus­cite tou­jours des atteintes allant de la moque­rie au meurtre.

Elles jettent des sorts

Le mou­ve­ment fémi­niste sera vite confron­té, dans son aspi­ra­tion au ren­ver­se­ment du patriar­cat, à ces images men­tales de réfé­rence qui confinent les femmes à l’infériorité et à la sou­mis­sion aux règles mas­cu­lines. Il obtien­dra ain­si que la lutte contre les sté­réo­types sexistes soit ins­crite au cœur de tous les dis­po­si­tifs décré­tés et déployés à tous les niveaux offi­ciels de gou­ver­nance depuis la fameuse confé­rence mon­diale dite « de Pékin » qui mon­tre­ra au monde en 199516 l’absolue néces­si­té d’améliorer la situa­tion des femmes. Sur un plan plus mili­tant, les asso­cia­tions et les col­lec­tifs retour­ne­ront le stig­mate de la sor­cière de mul­tiples façons pour trans­for­mer posi­ti­ve­ment le sym­bole. Le dis­cours réso­lu­ment fémi­niste pro­non­cé par Emma Wat­son, cette actrice qui incar­na la sor­cière Her­mione mon­dia­le­ment célèbre, au siège des Nations Unies, à New York, le 20 sep­tembre 2014 en est une illus­tra­tion. Les femmes, fai­sant flèche de tous bois (de bucher), ne man­que­ront en effet ni d’audace ni de créa­ti­vi­té pour démon­ter l’enfermement et l’opprobre que leur impose la domi­na­tion mas­cu­line et faire ain­si sau­ter les car­cans sym­bo­liques et réels qui les assignent au mariage, à la mater­ni­té, à la maison.

Des actions col­lec­tives fémi­nistes ont inté­gré le per­son­nage de la sor­cière dans leur dis­po­si­tif, cer­taines ins­pi­rées par la chan­son d’Anne Syl­vestre « une sor­cière comme les autres »17, deve­nue emblé­ma­tique du mou­ve­ment des femmes dans la France (et la Bel­gique fran­co­phone) des années 1970. Au cœur de la biblio­thèque fémi­niste Léo­nie La Fon­taine18 les res­sources docu­men­taires sur les sor­cières com­portent des exem­plaires de la revue Sor­cières, une aven­ture édi­to­riale peu banale. Il s’agissait, de 1975 à 1982, de per­mettre à des femmes de s’exprimer sur un sujet par­ti­cu­lier qui les concerne. Fon­dée par la phi­lo­sophe fran­çaise Xavière Gau­thier, la publi­ca­tion a ras­sem­blé tri­mes­triel­le­ment les apports de nom­breuses femmes, artistes, per­son­na­li­tés (Hélène Cixous, Chan­tal Cha­waf, Mar­gue­rite Duras, Annie Leclerc…) ou des femmes de tout bord sur des thèmes tels que la nour­ri­ture, la voix, l’accouchement, l’écriture, le sang… La cocréa­tion était dif­fi­cile, les débats vifs, mais la volon­té com­mune de s’affranchir des influences mas­cu­lines pour écrire les ras­sem­blait toutes. Si la revue a été cata­lo­guée comme « dif­fé­ren­tia­liste » — en prô­nant la fémi­ni­tude plu­tôt que l’égalité des sexes —, sa lec­ture vous plonge toute vive dans les aspi­ra­tions de cette « décen­nie des femmes »19 déci­sive pour l’acquisition de leurs droits à la mai­trise de leur corps et de leur fécondité.

Dans la conti­nui­té d’un tra­vail de recherche sur la mobi­li­té des femmes et de for­ma­tions à l’éducation non sexiste, l’Uni­ver­si­té des Femmes20 m’a per­mis, dans les années 2010, de mettre sur pied un dis­po­si­tif d’animation col­lec­tive autour du thème de la sor­cière. Il s’agissait de par­ta­ger avec un public popu­laire la décons­truc­tion des sté­réo­types sexistes, mais aus­si d’exprimer la frus­tra­tion des femmes écar­tées de diverses manières (sym­bo­lique, nor­ma­tive, orga­ni­sa­tion­nelle…) de l’espace public la nuit et leur volon­té de bri­ser cet inter­dit impli­cite. Il sem­blait inté­res­sant de tra­vailler à par­tir d’un per­son­nage de femme, la sor­cière, qui trans­gres­sait à la fois l’assignation des femmes à res­ter au sein du foyer et l’interdit de la nuit, de la forêt, du fait de voler. Le pro­gramme com­por­tait deux volets. Le pre­mier concer­nait le public pris dans son ensemble et pro­po­sait des contes, des jeux, des livres, des don­nées expo­sées pour une appro­pria­tion de la réa­li­té his­to­rique et sym­bo­lique des sorcières.

Le deuxième divi­sait le public selon le sexe pour per­mettre au groupe fémi­nin d’expérimenter l’espace public urbain la nuit — par­cours, visites de lieux inté­res­sants pour les femmes (plan­ning fami­lial, asso­cia­tions de femmes, mai­sons d’accueil etc.) — et de ren­con­trer des femmes « de pou­voir » (éche­vine, ins­pec­trice de police, res­pon­sable asso­cia­tive, etc.). Quant au groupe mas­cu­lin, il était invi­té à gou­ter le plai­sir des acti­vi­tés domes­tiques en res­tant à l’intérieur (contes, films, ren­contre d’hommes de métiers aty­piques, ate­liers de col­lage, de lec­ture, etc.). Un temps d’échanges des expé­riences des deux groupes clô­tu­rait la soi­rée où filles et gar­çons se racon­taient leurs aven­tures et pré­sen­taient leurs nou­veaux pou­voirs. L’activité a ouvert aux par­ti­ci­pantes une expé­ri­men­ta­tion col­lec­tive d’espaces publics urbains effec­tuée la nuit tom­bée. Elle a per­mis d’exprimer et de par­ta­ger des expé­riences de dépla­ce­ments noc­turnes, de s’indiquer des repères sécu­ri­sants (com­merces ouverts, ser­vices publics, comme l’hôpital, signa­li­sa­tions, trans­ports en com­mun, etc.), de s’approprier des pas­sages et des lieux. Elle a mon­tré que les femmes éprouvent le besoin d’apprentissages et de ser­vices acces­sibles pour uti­li­ser l’espace com­mun ou public de manière aus­si com­plète que les hommes.

D’autres ren­contres de sor­cières fémi­nistes ont confir­mé cette volon­té de dépas­ser le stig­mate pour retrou­ver l’originalité d’une démarche mili­tante sou­cieuse de main­te­nir et de par­ta­ger les savoirs construits au fil des âges et des cultures. Isa­belle Sten­gers21 a tra­duit et dif­fu­sé sur le net les actions et les écrits des sor­cières païennes de Sta­rhawk22, ces mili­tantes des luttes amé­ri­caines anti­nu­cléaires recon­ver­ties à la magie blanche et à la per­ma­cul­ture. Leurs réflexions et leurs méthodes ont per­mis à de nom­breuses femmes d’imposer paci­fi­que­ment leur pré­sence dans de grandes mani­fes­ta­tions alter­mon­dia­listes, de se retrou­ver pour gran­dir en éner­gie col­lec­tive et en affir­ma­tion fémi­niste. Sur le plan de la san­té, des femmes ont repris les tra­di­tions des sage­femmes pour retrou­ver les savoirs déni­grés par la méde­cine tra­di­tion­nelle, celle-là même dont l’avènement à la Renais­sance serait l’une des causes de la per­sé­cu­tion des sor­cières, ces femmes soi­gnantes (les pre­mières études de méde­cine étaient d’ailleurs inter­dites aux femmes). La fémi­niste suisse Rina Nis­sim a été l’initiatrice à tra­vers le monde d’ateliers de « self-help » dans les­quels les femmes apprennent ensemble à connaitre leur corps et à se soi­gner avec des méthodes à base de plantes et de res­sources natu­relles. Son der­nier livre, paru en 2014, s’intitule Le self-help et le mou­ve­ment femmes et san­té. Une sor­cière des temps modernes. Elle est la che­ville ouvrière des ren­contres inter­na­tio­nales Femmes et San­té qui ras­semblent chaque année des cen­taines de femmes23. Ce type d’atelier conti­nue à être orga­ni­sé en Bel­gique par Le Cefa asbl (Centre d’éducation à la famille et à l’amour) dans le cadre de ses acti­vi­tés d’éducation per­ma­nente. Par ces actions alter­na­tives, les fémi­nistes conti­nuent à inter­ro­ger et à contes­ter les normes sociales mas­cu­lines à l’œuvre notam­ment dans les hôpi­taux où règnent encore bien des « patrons ».

À nos balais !

La sor­cière a tou­jours un balai sous la main pour entrai­ner les femmes vers des cieux plus pro­pices. Aux États-Unis, les mou­ve­ments et les actions qui se sont déve­lop­pés et diver­si­fiés autour de la Wic­ca, figure de la sor­cière blanche des orga­ni­sa­tions néo­païennes des années 1970, s’inscrivent dans la mou­vance dite « new age » et connaissent une popu­la­ri­té gran­dis­sante. Ils répondent à la fois aux aspi­ra­tions fémi­nistes et aux sou­haits éco­lo­gistes d’un monde moins mena­cé dans ses res­sources vives. Il bou­le­verse les repères offi­ciels en (re)mettant à l’honneur un culte de la déesse qui serait anté­rieur aux grandes reli­gions et dont les traces, mul­tiples et uni­ver­selles, auraient été igno­rées par les intel­li­gent­sias scien­ti­fiques mas­cu­lines. Cela fait écho en Occi­dent. La jeune phi­lo­sophe fran­çaise Emi­lie Hache remet l’écoféminisme en lumière et pro­pose, dans une syn­thèse construc­tive des aspi­ra­tions éco­lo­gistes, fémi­nistes et sor­cières, de récon­ci­lier empi­risme et approche scien­ti­fique24. Le 9 mai 2017, un groupe de rédac­trices ras­sem­blées autour de Chris­tine Aven­tin pré­sente au Musée des Beaux-Arts de Bruxelles, le numé­ro 25 de la revue Sor­cières res­sus­ci­tée pour l’occasion. Réa­li­sé col­lec­ti­ve­ment, impres­sion com­prise, le numé­ro se veut artis­tique, poli­tique, non mixte et inter­sec­tion­nel, c’est-à-dire qu’il aborde dif­fé­rentes dis­cri­mi­na­tions croi­sées. Il ras­semble des textes, des poèmes et des des­sins créés à par­tir de sen­ti­ments de rup­ture dans une volon­té de « sor­tir de la sor­cière facile » et de « retrou­ver le côté mons­trueux » par exemple de l’ogresse. Son titre : la monstre.

La sor­cière incarne ain­si un che­mi­ne­ment d’empo­werment des femmes en marge des pro­ces­sus offi­ciels, car, dans le che­min ini­tia­tique sor­cier, la fina­li­té est que la sor­cière doit s’approprier les pou­voirs pour ensuite pou­voir les dépas­ser puis s’en pas­ser. Sor­cière ici, gué­ris­seuse là, cha­mane ailleurs, les femmes unissent leurs forces à par­tir de sa sym­bo­lique et conti­nuent à la réha­bi­li­ter comme figure ini­tia­tique et soli­daire pour les femmes, jeunes ou vieilles, blanches ou noires, urbaines ou rurales. Elle pose aus­si ques­tion aux fémi­nistes plus radi­ca­le­ment ins­crites dans les mou­ve­ments à visée éga­li­taire qui craignent, par l’exaltation ain­si main­te­nue des savoirs dits fémi­nins, un enfer­me­ment des femmes dans les tra­di­tion­nelles assi­gna­tions sociales gen­rées : le soin, l’alimentation, la culture des plantes, mais aus­si la mater­ni­té et la tenue de (et dans) l’espace pri­vé. Le lien avec la nature, ses forces, ses élé­ments, ses repré­sen­ta­tions, ne risque-t-il pas éga­le­ment de cau­tion­ner le concept de la com­plé­men­ta­ri­té au détri­ment des com­bats éga­li­taires por­tés davan­tage sur les champs poli­tiques et institutionnels ?

Sans doute, pour dépas­ser ces diver­gences, la lec­ture de l’ouvrage fon­da­men­tal de Sil­via Fédé­ri­ci Cali­ban et la sor­cière25 consti­tue un outil pré­cieux de mise à dis­tance his­to­rique et poli­tique. L’auteure y ins­crit la per­sé­cu­tion des sor­cières comme une étape néces­saire à l’abolition des com­muns et à l’avènement de la socié­té capi­ta­liste moderne. Cette socié­té-là même que les mili­tantes qui se réclament du per­son­nage et de la force mythique de la sor­cière — cette monstre incon­tour­nable — veulent dépas­ser, ensemble, paci­fi­que­ment, joyeu­se­ment et sans oublier les femmes qui sont encore, à cer­tains endroits du monde, bru­lées ou per­sé­cu­tées comme sor­cières pour leur mar­gi­na­li­té, leur sexe, leur âge.

  1. Renard, La monstre, La lan­terne sourde, 1893.
  2. Fr. d’Eaubonne, Le sexo­cide des sor­cières, Paris, L’Esprit frap­peur, 1999.
  3. L’exposition Pré­su­mées cou­pables orga­ni­sée début 2017 à Paris par les Archives natio­nales de France per­met­tait de consul­ter les minutes de pro­cès de femmes accu­sées de sorcellerie.
  4. La revue Sor­cières, édi­tée de 1975 à 1982 par un col­lec­tif fémi­niste fran­çais, a pré­sen­té un nou­veau numé­ro en mai 2017 à Bruxelles.
  5. L’association por­tu­gaise Lata65 orga­nise des ate­liers de street art pour per­sonnes âgées. Un pochoir de sor­cière est une de leurs signatures.
  6. Les Sor­cières de Salem, film fran­co-alle­mand de Ray­mond Rou­leau sor­ti en 1957.
  7. Les Ensor­ce­leuses, film amé­ri­cain réa­li­sé en 1998 par Grif­fin Dunne et basé sur une nou­velle d’Alice Hoff­man parue en 1995.
  8. Dans le cor­tège fémi­niste du 6 mars 2015 orga­ni­sé par la Coor­di­na­tion belge de la Marche mon­diale des femmes dans le centre de Bruxelles, des mili­tantes de la CSC avaient orné leurs cha­peaux de sor­cières de slo­gans syndicaux.
  9. Mar­mande : ville fran­çaise de la région du Lot.
  10. Lettre de rémis­sion de 1457 pour l’exécution faite à Mar­mande de plu­sieurs femmes accu­sées de sor­cel­le­rie (1453). Trans­crip­tion adap­tée de celle don­née dans Biblio­thèque de l’Ecole des chartes, 1849, tome 10, p. 372 – 376.
  11. M. Gevers, La ligne de vie, Bruxelles, Édi­tions Plon, 1937.
  12. G. Duplat, « L’horrible sort des sor­cières en Europe », La Libre Bel­gique, 3 mars 2016.
  13. E. Badin­ter, « Enjeux de pou­voir », pré­face de Cl. Gau­vard (dir) Pré­su­mées cou­pables. Les grands pro­cès faits aux femmes, Paris, L’Iconoclaste – Archives natio­nales, 2016
  14. M.-S. Dupont-Bou­chat, Construc­tions des rap­ports hommes-femmes à tra­vers l’histoire de la sexua­li­té en Occi­dent, expo­sé don­né à la Ve jour­née scien­ti­fique orga­ni­sée par Cefa – Ins­ti­tut de for­ma­tion à Bruxelles le 18 novembre 1995.
  15. M.-S. Dupont-Bou­chat, « La pros­ti­tu­tion urbaine ou la mar­gi­na­li­té inté­grée », dans Eliane Gubin, Jean-Pierre Nan­drin (dir) La ville et les femmes en Bel­gique. His­toire et socio­lo­gie, Bruxelles, publi­ca­tions des Facul­tés Saint-Louis, 1993, p. 97 – 129.
  16. La confé­rence mon­diale sur les femmes de Bei­jing de 1995 fut pré­cé­dée par celle orga­ni­sée au Mexique en 1975, à Copen­hague en 1980 et à Nai­ro­bi en 1985.
  17. Une sor­cière comme les autres, titre d’un album de chan­sons d’Anne Syl­vestre paru en 1975.
  18. La biblio­thèque Léo­nie La Fon­taine est la seule biblio­thèque fémi­niste en Bel­gique fran­co­phone. Elle fait par­tie des outils d’éducation per­ma­nente de l’Université des Femmes et pro­pose ses mil­liers d’ouvrages et de revues au 10, rue du Méri­dien à 1210 Bruxelles.
  19. C. Gold­blum, Sor­cières, 1976 – 1981. Étude d’une revue fémi­niste, Mas­ter 1, uni­ver­si­té de Lille III (dir. Flo­rence Tamagne), 2009.
  20. Asso­cia­tion fémi­niste belge fran­co­phone recon­nue comme asso­cia­tion d’éducation per­ma­nente pour adultes et basée à Bruxelles.
  21. Coau­teure avec Ph. Pignarre de La sor­cel­le­rie capi­ta­liste, ouvrage paru en 2005 aux édi­tions La Décou­verte et dans lequel elle montre la force irra­tion­nelle de la marchandisation.
  22. Sta­rhawk, Femmes, magie & poli­tique, Paris, Les Empê­cheurs de pen­ser en rond, 2003.
  23. Les 11e ren­contres inter­na­tio­nales Femmes et San­té ont ain­si été orga­ni­sées à Bruxelles en 2011.
  24. E. Hache, Ce à quoi nous tenons. Pro­po­si­tions pour une éco­lo­gie prag­ma­tique, Les Empê­cheurs de pen­ser en rond, 2011 et Reclaim, recueil de textes éco­fé­mi­nistes, Édi­tions Cam­bou­ra­kis, 2016.
  25. S. Fede­ri­ci, Cali­ban et la sor­cière. Femmes et accu­mu­la­tion pri­mi­tive, Genève, Entre­monde, 2017.

Clo Lienard


Auteur

membre et ex-coordinatrice de projets (Université des Femmes), a mené des recherches et des expérimentations collectives sur les thèmes de la mobilité et de l’accès à l’espace public à partir de travaux et d’engagements féministes notamment dans le cadre de la Marche mondiale des femmes