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Une société sans voitures
C’est en 2019 que la ville de Hersaing a décidé de bannir progressivement la voiture de son territoire. Un plan sur dix ans a été adopté, qui prévoyait différentes étapes, mais aucune mesure d’interdiction formelle ne fut prise, malgré l’insistance de certains écologistes. L’objectif central du plan était de réaffecter l’espace public à d’autres fonctions que la circulation et le stationnement des voitures. C’est le maintien permanent de cet objectif qui fut à la base de la réussite du projet et des effets positifs considérables, et désormais largement connus, qu’il entraina pour l’ensemble des habitants de la ville.
Là où d’autres municipalités misaient massivement sur la voiture électrique et dépensaient de grandes quantités d’argent public pour installer partout des bornes de recharge et des emplacements réservés à ces véhicules « verts », à Hersaing, il fut clair d’emblée que le remplacement du parc de véhicules thermiques par des véhicules électriques ne résoudrait que très partiellement les problèmes posés par la présence de la voiture dans la ville, tout en ayant un cout considérable. C’est aussi au nom de ce principe que l’arrivée des taxis sans chauffeurs — qui remplacèrent, comme on le sait, la voiture individuelle aux alentours des années 2030 — ne suscita pas à Hersaing le même enthousiasme que dans d’autres villes.
Il n’est pas inutile, avant de poursuivre le récit, d’expliquer la manière dont le plan fut adopté. Une telle décision aurait été en effet impensable quelques années plus tôt. Dans cette région postindustrielle, bon nombre de responsables politiques restaient convaincus que la relance économique viendrait de l’intensification des flux de transports et consacraient en conséquence une énergie considérable à accroitre l’ampleur du réseau routier. Ce faisant, la croissance des infrastructures routières alimentait l’augmentation du trafic, ce qui ne manquait pas de réjouir les « forces vives » locales, qui voyaient dans cet accroissement un signe positif et réclamaient en toute logique que l’on construisit bretelles, tunnels ou viaducs en plus grand nombre encore.
Le déclic vint de la conjonction de plusieurs éléments. Le plan fut d’abord proposé par un collectif d’habitants et de chercheurs, qui travaillait sur le sujet depuis plusieurs années et avait lentement rallié à sa cause des centaines de personnes. Il fut ensuite porté par l’association des élèves des collèges et lycées de la ville qui, incitée à mener des actions « pour l’environnement », décida de mener campagne pour l’abandon de la voiture. Ce mouvement hâta un changement de génération au sein du vieux parti travailliste de la ville, dont les cadres pro-bagnoles furent submergés, à l’occasion d’une primaire, par une nouvelle équipe qui avait pris fait et cause pour le projet. À partir de là, le nouveau paradigme s’imposa rapidement. Il devint un lieu commun de souligner à quel point la voiture, contrairement à l’intuition de bon nombre d’automobilistes, coutait beaucoup plus cher à la collectivité qu’elle ne lui rapportait. On se mit à examiner sérieusement les conséquences sur la santé de l’omniprésence de la voiture. Et l’enlisement dramatique des multiples conflits qui n’en finissaient pas de déchirer le Proche-Orient finit par être considéré comme la conséquence directe de la frénésie de pétrole du monde occidental. La conclusion s’imposa petit à petit, jusque-là inimaginable : il fallait imaginer la vie sans voitures !
Un plan ambitieux
La stratégie décrite dans le plan et mise en place par la municipalité reposa sur trois éléments principaux. Le premier d’entre eux consistait à inverser l’effet réseau, jusqu’alors si favorable à la voiture : réduire progressivement son intérêt face à d’autres façons de se déplacer, rééquilibrer les choses. Concrètement, deux tiers des voiries municipales furent, dès la première année du plan, réservées à la desserte locale — il fallait une autorisation pour y accéder avec un véhicule motorisé — et limitées à une vitesse de 20 km/h. Dès 2024, cette proportion monta à quatre cinquième. Les moyens étant limités, on se contenta d’abord de peinture blanche et de bacs de fleurs en béton, dont une partie fut même récupérée auprès de communes voisines. Une prime assez généreuse fut dans le même temps créée pour encourager les déplacements domicile-travail à vélo : son financement fut assuré dans un premier temps par une taxe sur les parkings — les économies dans l’entretien des voiries prenant ensuite le relai, à mesure que les parkings en ouvrage disparurent de la ville. Un règlement communal rendit obligatoire, dans un délai de deux ans, l’installation au rez-de-chaussée de tous les immeubles à appartements et tous les lieux d’emploi ou de formation d’un nombre places de stationnement pour les vélos équivalent à celui des habitants ou usagers.
La deuxième idée de la stratégie mise en place par le plan consistait à réduire la demande globale de mobilité, en rapprochant les fonctions complémentaires les unes des autres. La restructuration de la chaine de supermarchés « Malaise », en 2020, fut à cet égard une aubaine : plutôt que de négocier des prépensions et des primes de départ, la délégation syndicale, dont plusieurs membres faisaient partie du collectif à l’origine du plan, proposa la reprise du fonds de commerce pour l’euro symbolique et la création d’une coopérative, qui reprit l’ensemble du personnel des deux magasins du groupe et s’installa dans l’ancien marché couvert, qui était resté abandonné dans le centre-ville. Consciente que le retour de la grande distribution allait sauver le commerce du centre, très menacé peu de temps auparavant, l’association des commerçants se porta garante du nouveau projet, ce qui lui permit d’obtenir un prêt pour installer le nouveau magasin. La ville en profita pour interdire la création de nouvelles surfaces commerciales de plus 100 m2 à plus de 500 mètres d’une gare et pour créer un immense parking pour vélos dans le sous-sol du marché.
La troisième idée clé du plan visait à supprimer l’effet de seuil lié à la possession d’une voiture, dont on sait qu’il amène les propriétaires d’un véhicule à l’utiliser de manière systématique, parce qu’une fois que l’investissement initial a été consenti, le cout marginal de chaque petit déplacement en voiture est perçu comme plus faible qu’avec n’importe quel autre mode de transport. À la logique de la propriété devait succéder une logique de l’usage, ce qui se traduisit par la suppression de la taxe sur les véhicules motorisés et son remplacement par de mini-péages automatiques disséminés dans la ville, utilisant la technologie développée de longue date en Norvège. Paradoxalement, un des éléments du plan visant à supprimer la voiture a aussi consisté à mettre des voitures mutualisées à disposition des habitants, pour leur permettre d’en faire usage lorsque cela leur était nécessaire, de façon à leur éviter autant que possible d’en acheter une.
Conformément à l’ambition initiale, la plupart des emplacements de stationnement présents en voirie — et notamment ceux des rues étroites du centre-ville — furent supprimés pour laisser place aux bus et aux vélos et surtout pour créer des placettes, des petits parcs, pour élargir les trottoirs, sur lesquels il devint possible d’installer des fonctions jusque-là inimaginables : micro-espaces de jeux pour les enfants, aubettes de tris des déchets orientées vers le réemploi, petits potagers urbains… L’effet fut immédiat : la rue redevenait, en quelques mois après sa « libération », un espace de vie, surtout dans les quartiers où les jardins privés étaient rares. Les habitants, dont un bon nombre ne rêvait que de partir vers une « banlieue verte », commencèrent à retrouver l’envie de rester.
Bien sûr, de nombreuses circonstances particulières ont rendu possible cette expérience qui, personne ne l’ignore aujourd’hui, a eu par la suite un si grand retentissement. Avec ses 75.000 habitants, ce gros bourg présentait une taille idéale pour mettre en œuvre des changements importants. La présence d’un important nœud ferroviaire, jusque-là réservé en grande partie à du fret, s’est aussi avérée un atout décisif : les anciens abattoirs, immenses entrepôts couverts où l’on chargeait encore des carcasses de bétail dans des trains quinze ans plus tôt, situés juste à côté de la gare, furent transformés en une vaste agora, couverte, à la fois centre culturel, espace de détente et de sport, guichet administratif. Leur position centrale dans la ville en fit rapidement, dès leur inauguration en 2026, un carrefour très prisé des Hersésiens.
De l’usine métallurgique à la production de cycles
Le choix, posé deux ans plus tôt, de transformer l’ancienne usine métallurgique, qui avait fait les beaux jours et même la gloire de Hersaing, en une coopérative de production de cycles, avec le soutien de la municipalité, a aussi joué un rôle déterminant. Il était rapidement apparu que l’audacieux plan de mobilité allait contribuer à assurer la réussite de la reconversion de l’usine, en créant un marché local pour les multiples objets roulants que les designeurs locaux se sont mis à inventer — le triplace à assistance électrique est maintenant utilisé partout en Europe —, mais aussi en rendant une nouvelle jeunesse à la marque « Amperi », qui avait été célèbre un siècle plus tôt, jusqu’à la faillite de 1957, et qui faisait encore la fierté des plus vieux habitants. La puissance de l’esprit ouvrier dans la ville et le rôle central qu’il a été appelé à jouer dans le processus ont sans aucun doute joué un rôle décisif pour établir le consensus politique sans lequel le projet n’aurait pas pu être mené à bien.
La mesure la plus couteuse du plan consista à offrir un abonnement de transport en commun à tous les habitants vivant dans un foyer dépourvu de voiture. La leçon avait enfin été tirée de la très injuste mesure, en vigueur quelques années plus tôt, qui permettait à une famille d’échanger une plaque d’immatriculation contre des abonnements de bus pour deux ou trois ans. Cette mesure n’avait profité qu’aux classes moyennes et supérieures (qui, de surcroit, gardaient parfois une ou deux autres voitures dans leur ménage tout en bénéficiant de ces abonnements gratuits) tandis que les personnes qui n’avaient jamais eu les moyens de s’acheter une voiture continuaient à payer leurs abonnements de bus au prix plein. Surtout, cette mesure n’avait eu aucun effet visible dans la durée, en raison de la durée limitée des abonnements offerts. La nouvelle formule entra en vigueur en 2023, et fut financée par une augmentation des centimes additionnels au précompte immobilier.
Les bénéfices de l’expérience
Au bout de cinq ans à peine, la ville s’était transformée. Dans les quartiers désormais protégés du trafic, de multiples initiatives étaient nées, des entreprises étaient venues s’installer et, surtout, de nouveaux habitants avaient élu domicile, notamment pour se rapprocher de leur lieu de travail. L’ouverture de la gare et de son agora, quelques années plus tard, allait encore renforcer ce mouvement qui permit de maintenir les finances communales dans le vert malgré l’augmentation importante des dépenses. Avec la présence humaine presque permanente dans l’espace public que la nouvelle politique générait, le taux de criminalité a baissé d’année en année et il fut petit à petit possible d’affecter les policiers à des tâches jusque-là considérées comme accessoires.
C’est dès l’année 2021 que furent pour la dernière fois dépassés les seuils de pollution atmosphérique, qui étaient encore préoccupants lors du lancement du plan. C’est ce qui convainquit plusieurs municipalités voisines de se lancer à leur tour dans un processus similaire à celui d’Hersaing. Avec le recul que l’on a aujourd’hui, on sait que cette amélioration de la qualité de l’air se traduisit, dans les deux décennies suivantes, par une amélioration spectaculaire de plusieurs indicateurs de santé publique dans la ville : les pathologies respiratoires en particulier, jusqu’alors fréquentes, connurent une nette décrue.
Alors que plus de 85 % des déplacements urbains étaient faits en voiture lors du lancement du plan, en 2019, ce chiffre tomba sous les 50 % au cours de l’année 2026. Les spécialistes de la mobilité n’en revenaient pas. Après les touristes et les militants écologistes, après les journalistes, ce furent les chercheurs qui commencèrent à affluer dans la ville.
Une des conséquences importantes de cette évolution, au cours de ces années, fut la saturation du réseau de transport public, qui, malgré les nombreux sites propres qui avaient fortement réduit l’engluement des bus dans le trafic et donc réduit le cout de fonctionnement du réseau, réclamait des augmentations de capacité qui tardaient à venir de la part de la société régionale du transport. Ce problème suscita un véritable bras de fer entre les autorités municipales, qui avaient bien compris qu’elles jouaient là la crédibilité de toute leur politique, et le ministre régional, car celui-ci ne se résolvait pas à admettre que la Région ait à assumer l’augmentation des couts du transport public qui découlait directement de la politique menée par la ville de Hersaing.
Au cours de ce débat, il fut démontré que plusieurs lignes de bus de la ville, remplies du matin au soir, étaient devenues bénéficiaires — et que le système de transport dans son ensemble, très fréquenté grâce aux mesures de gratuité qui concernaient déjà plus de la moitié de la population, coutait huit fois moins cher par passager transporté que la moyenne régionale. On démontra les multiples effets positifs de l’évolution que connaissait Harsaing sur le budget de la Région, notamment depuis que celle-ci avait hérité, à l’occasion d’une énième « réforme de l’État », comme on disait à l’époque, de la gestion des soins de santé. On souligna aussi que la tarification de la société de transport était des plus défavorables aux urbains faisant de courts trajets. Au terme d’un débat houleux, qui prit une ampleur nationale et pendant lequel on vit se multiplier les prises de position tous azimuts, la Région admit finalement, en 2027 — année où la capitale régionale adopta un plan inspiré de celui de Hersaing —, que le transport public devait être financé sur la base d’une dotation par passager et non plus par habitant, de façon, à privilégier les villes dont les autorités locales menaient des politiques favorables au transport public. Sans aucun doute l’arrivée, en début d’année, des premiers réfugiés climatiques hollandais, déplacés après que le polder où ils vivaient a été submergé à la suite de l’effondrement des digues sous l’effet d’une tornade, impressionna-t-elle l’opinion et hâta-t-elle une décision dont le caractère urgent ne faisait plus de doute.
À partir de ce moment, une véritable spirale positive se mit en place dans la ville : l’amélioration très substantielle du service de transports en commun, l’extension des horaires et des fréquences, la création de nouvelles lignes desservant notamment la périphérie de la ville et les villages alentour eut un effet d’entrainement prodigieux. En 2029, on inaugura trois lignes de trolleybus, dont les rames avaient été en partie fabriquées par Amperi. Au terme de la décennie, le nombre d’usagers des transports publics avait été multiplié par sept.
En 2028, un dispositif assez original de logistique urbaine fut mis en place. Une fois encore, les anciens outils industriels, que l’on décrivait quelques années plus tôt comme des poids morts, furent un atout. L’ancienne unité d’agglomération des hauts-fourneaux fut transformée en une plateforme logistique. Là où l’on mélangeait jadis, dans de savantes proportions, le combustible enrichi et le minerai qui allait bientôt se transformer en fonte rougeoyante, arrivaient désormais des trains, camions, attelages et bateaux dont le contenu était redistribué vers les points de distribution de la ville, par de très ergonomiques charrettes, conçues par Amperi et tirées par des chevaux ardennais. Plus aucun véhicule de livraison n’entra dans la ville. La collecte des déchets, dont la quantité avait entretemps été très significativement réduite par la présence de nombreux sites de compostage dans l’espace public et par une politique de réduction drastique des emballages inutiles, fut gérée de la même manière.
L’École internationale de la ville retrouvée
En 2029, pour les dix ans du plan, en même temps que les trois lignes de trolley, on inaugura un téléphérique qui reliait le centre-ville à son hôpital, situé sur une colline difficilement accessible. À la suite de la mise en service de ces infrastructures, la part modale de la voiture passa sous la barre des 20 %.
En 2036, l’association qui avait été à l’origine du plan, créa l’École internationale de la ville retrouvée, qui devint, comme on le sait, une référence dans tout le monde francophone, dont le congrès annuel faisait battre le cœur de la ville. Ce fut aussi au cours de cette année qu’Amperi — entretemps devenue une des entreprises de référence dans le nouveau domaine des technologies de la résilience — engagea son millième travailleur.
En 2038, l’agence des Nations unies pour la fin de l’ère automobile (UNAECE), nouvellement créée, s’installa dans la ville, qui dépassa aussi, cette année-là, le cap des 100.000 habitants.
Entretemps, le mouvement s’était étendu aux zones rurales. Sous l’effet de l’augmentation importante du prix de l’énergie, les villas et autres pseudo-fermettes qui parsemaient jusqu’aux paysages les plus reculés perdirent, en moyenne, les deux tiers de leur valeur. Bon nombre d’entre elles furent tout bonnement rasées, pour rendre la terre à la fonction agricole. Des noyaux villageois se reformèrent, qui rendirent possible le regain d’une activité commerciale en milieu rural et permirent d’organiser une desserte efficace de l’ensemble du territoire par le transport public.