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Une société sans prison
La disparition de la prison a profondément remodelé tout le système judiciaire, qui est passé d’une logique punitive à une logique reconstructive. Le procès a été aboli et remplacé par la concertation et la médiation. Certes, les conflits n’ont pas disparu, mais ce qui prime est la reconstruction perpétuelle du lien social et la justice réparatrice, même si parfois de vieux refrains sécuritaires tentent de faire à nouveau surface.
« Dans la soirée du 3 mai 2035, un conflit a éclaté entre deux personnes, dans le cadre d’une fête privée. Une personne a été gravement blessée et emmenée à l’hôpital. En réponse à cette situation, une conciliation de groupe a été proposée entre plusieurs protagonistes impliqués dans cette rixe. Une solution au conflit fut rapidement dégagée grâce à cette conciliation » (F. G, La Libre Wallonie, 5 mai 2035).
Si cet extrait ne fait qu’évoquer un fait de société, la suite de l’article paru le 5 mai dernier dans La Libre Wallonie a provoqué un esclandre auprès des lecteurs. En accusant la faiblesse de la réponse du système de justice et en réclamant « des peines plus sévères pour ces individus violents et dangereux », le journaliste met en scène une forme de manichéisme, exhumant des limbes la vieille distinction entre victime et criminel. En effet, jugé à la fois moralisateur et subjectif, l’article de presse paraît réduire le conflit à une question de responsabilité individuelle, sans prise en compte du contexte. Publicrate en vue de la Toile, Marcel Soule dénonce cette dérive en des termes forts : « Ils cherchent le sensationnalisme. Cet article fait honte à l’information moderne ! » Et de fait, la dépêche de La Libre Wallonie a de quoi poser question : que cherche ce journal de référence en réintroduisant de vieilles idées ? Pourquoi remettre en question notre système de justice ? Et pourquoi parler d’individus « dangereux » ?
Cet incident médiatique fâcheux vient s’ajouter à plusieurs évènements du même acabit qui renvoient à une montée générale d’un extrémisme nourricier d’un climat de peur. Les vieux critères de dangerosité et de contrôle des risques réapparaissent alors, permettant de favoriser le retour à des formes de condamnation pénale. Parmi les outils législatifs évoqués pour lutter contre l’insécurité, le bracelet électronique, mais aussi la prison sont évoqués. Jusque-là, ces sursauts de rébellion sécuritaire ne semblent pas inquiéter les autorités. Disqualifiant les ambassadeurs de cette idéologie du contrôle, le Premier ministre déclarait au début de l’année : « La peine privative de liberté est une pratique archaïque, abolie depuis des années et à l’encontre de toute éthique. Il est inenvisageable de songer à la réinstaurer. »
Une nouvelle pénologie
Mais qu’est-ce qui motive ces révoltés à soutenir le retour de l’enfermement ? En reprenant les éléments historiques qui ont participé à l’instauration de la prison, on observe qu’il fut un temps où l’enfermement carcéral était socialement accepté et même soutenu par la société. À la suite de l’abolition de la peine de mort, la peine de prison fut perçue comme une peine humaniste. Dès la fin du XIXe siècle, elle s’imposa comme une évidence. La peine par excellence ! Toutefois, c’est au début de notre siècle que la prison allait vivre son âge d’or. Les années 2000 à 2020 restèrent tristement célèbres pour leur répression soutenue et leur idéologie dite « sécuritaire ». Les établissements pénitentiaires fleurissaient, et l’afflux de prisonniers faisait déborder les nombreuses prisons du pays : on parlait d’ailleurs de surpopulation et d’incarcération de masse. En 2014, la Belgique comptait en moyenne 11.578 détenus pour 9.931 places1. Le taux d’incarcération était alors de plus de 104 détenus par 100.000 habitants et ne faisait qu’augmenter. Pour répondre à cette surcharge, le gouvernement ne choisissait rien d’autre que d’étendre la capacité du « parc carcéral » en construisant de nouvelles prisons, toujours plus grandes. On se souvient du projet inscrit dans le fameux « Masterplan » concernant le village pénitentiaire de Haren (qui proposait presque 1.200 nouvelles places!). Fort heureusement, ce projet aberrant ne fut jamais concrétisé…
Nous étions entrés dans l’ère de la « nouvelle pénologie » où le contrôle était permanent et où les logiques pénales dépassaient largement le système d’administration de la peine. Les migrants, les personnes sans emploi, les jeunes…, tous étaient insérés dans ce système de contrôle. Il était question d’activation, de normalisation, et toute personne non intégrée dans le système dicté par la logique économique de l’époque était de facto considérée comme marginale.
Mais quels étaient les fondements de cette logique pénale ? Celle-ci reposait sur le principe simple de la « responsabilité individuelle ». Tout procès pénal préconisait l’institution d’une victime et d’un bourreau, alors appelé « auteur », « inculpé » ou « justiciable ». Ces deux parties ne dialoguaient pas jusqu’à l’issue du procès qui permettait, selon l’expression, de « rendre justice ». Cette justice s’inscrivait alors dans la rétribution, en prononçant une punition, une souffrance, appelée d’ailleurs une « peine ». Ce n’était qu’au terme de l’exécution de cette peine qu’on pouvait considérer qu’il y avait eu réparation des actes commis. La prison était l’étalon selon lequel était estimée la gravité d’un acte. Les conflits jugés étaient des « infractions », il s’agissait alors d’un « délit » ou d’un « crime » en fonction de la punition qui serait infligée. Le crime était une construction émanant de l’«incrimination » prévue dans le Code pénal, et aidait essentiellement « à maintenir les relations de pouvoir politique et à légitimer l’expansion de l’appareil de contrôle de la criminalité, de même que l’intensification de la surveillance. Elle justifie l’inégalité et la privation relative » (Hess, 1986).
Les missions de la prison
Omniprésente et pourtant invisible de l’espace public, la prison permettait de mettre de côté la partie de la population la plus gênante en la frappant d’incapacité pour une durée variable (plusieurs mois ou plusieurs années) en fonction de la dangerosité « calculée » et inscrite dans le comportement des personnes incriminées. L’exclusion concourait à faire croire à la population libre qu’elle ne courait plus aucun risque.
Protéger la société était la première mission de la prison. S’ensuivaient la mission punitive, l’amendement et la réinsertion. Parmi les objectifs, la prévention devait également être présente. Inculquant la peur d’être incarcéré, la prison devait servir d’outil dissuasif et contribuer à une prévention générale. Rapidement, il est apparu que, mis à part la mission punitive, aucune des missions attribuées à la prison ne pouvait être remplie. Justice de classe, école du crime, dichotomie judéo-chrétienne entre le bien et le mal, symbolisme pervers… Sans plus aucune finalité humaniste, la prison reproduisait les violences structurelles de l’État et créait de la délinquance, tout en renforçant les inégalités sociales.
En 2016, une succession de grèves soutenues des agents pénitentiaires a permis l’émergence des premières manifestations d’ampleur contre le « désastre carcéral » et en faveur d’une réforme du système pénal. On parlait depuis des années de la « crise de l’idéal réhabilitatif », et l’incapacité de l’État à gérer la déviance du système devenait incontestable. Sans plus donner aucune chance à la population carcérale d’intégrer correctement la société, l’État dut faire face à ses propres contradictions. Il était évident que le système de justice pénale n’était plus une solution, mais faisait partie du problème.
Un système alternatif
Face à l’élan de rationalisation proposé par le ministre de la Justice de l’époque, deux visions étaient réalistement envisageables pour « régler le problème carcéral » : soit réinstaurer la peine de mort — en admettant que les prisonniers n’étaient de toute façon plus considérés comme faisant partie de la société, mais ceci contrevenait évidemment aux obligations internationales de la Belgique (convention internationale des droits de l’homme); soit œuvrer à l’implantation d’un système alternatif durable et plus égalitaire, en commençant par vider les prisons au lieu d’en créer de nouvelles. En proposant alors des résolutions de conflit éthiques et solidaires et en travaillant activement en amont sur les inégalités sociales, l’État belge a petit à petit abandonné ses pratiques nécrosantes liées à l’enfermement.
S’il existait plusieurs outils, l’utilisation massive du bracelet électronique comme peine véritablement autonome2 était une première avancée. Encore considéré comme une forme d’incarcération « à domicile », le bracelet avait cependant l’avantage de laisser la personne inscrite dans un réseau social libre. Ensuite, les médiations, concertations restauratrices en groupe et autres modes de résolution de conflit participatifs contribuèrent à sortir peu à peu de la logique punitive vers une logique reconstructive.
Une autre justice pénale
Il a encore longtemps été question d’«alternatives à l’enfermement » car il a fallu des années pour que la prison, malgré son abolition, ne soit plus une référence dans l’esprit des citoyens. Ce réflexe était lié à l’impossibilité de penser les situations et leurs résolutions en dehors du système pénal. En effet, si tout le monde s’accordait sur l’inutilité sociale et même le danger de la prison, l’idée qu’il était nécessaire de la remplacer par « autre chose » de punitif a prédominé pendant longtemps. Si les prisons disparaissent, par quoi devait-on les remplacer ? La sortie des résolutions de conflit du système de justice pénale a permis de dépasser ce blocage. Cela s’est, par exemple, concrétisé à travers une refonte terminologique : il n’est plus question aujourd’hui de « crime », mais de « situation problème » ou éventuellement de « conflit ». Ce changement a permis de sortir de la logique individualisante, liée à l’imputabilité de la responsabilité à un seul individu — le délinquant.
Aujourd’hui, c’est la responsabilité de l’État qui est inquiétée au premier chef. Chaque situation est reprise dans son contexte et analysée comme un nœud d’interactions complexes et systémiques. Le procès a été aboli et remplacé par la concertation et la médiation. La confrontation des avis des personnes directement concernées par la situation est préférée au jugement extérieur sur une personne ou sur un acte. Les sanctions sont interactives, populaires et directement intégrées dans la communauté.
À la suite des réformes politiques, sociales et économiques ayant participé à la sortie du capitalisme, à l’ouverture des frontières et à une réforme globale de l’enseignement, toute une série de comportements déviants ont diminué, voire disparu. Par exemple, les infractions discriminatoires n’existent plus car n’étant plus sous l’égide de l’autoritarisme occidental, toute personne est bienvenue sur le territoire belge, ce qui contribue à la disparition de comportements problématiques découlant de l’illégalité de séjour et de travail. Ensuite, les différentes politiques de lutte contre la violence structurelle (avant appelées « programmes de prévention ») ont également servi à l’amélioration du niveau de vie moyen et à la diminution de contrevenants liés à la propriété. D’ailleurs, même si le réflexe de la plainte tend généralement à diminuer, elle reste un bon indicateur de changement et son analyse indique que le taux de dépôt de plainte pour vol a diminué de plus de 60%, dès les premières années de réforme. Autre exemple : le vol généralisé des multinationales et des free-riders a grandement diminué depuis la politique de rationalisation de distribution des richesses, en invoquant la réparation du litige par retour simple de la liquidité volée à la caisse d’entraide de l’État (fonds bloqué et réservé à l’aide sociale). Enfin, depuis deux ans, le corps policier n’a plus recensé de comportement violent à son égard, et une baisse générale du sentiment d’insécurité s’est fait ressentir.
Finalement, la déstigmatisation de plusieurs actes a également offert de nouvelles perspectives. Bien sûr, les conflits sont inévitables dans tout groupe humain et ne pourraient disparaitre totalement. Mais face à ce constat, le plus important devient la (re)construction perpétuelle du lien social. Ainsi, les comportements agressifs, violents et empiétant sur l’intégrité d’autrui sont de plus en plus reconnus comme l’expression d’une détresse. Loin d’exclure les personnes générant de la violence ou en révolte contre la loi, le système de justice réparatrice et le droit civil accompagnent ces personnes et mettent en place des programmes d’insertion dès la première manifestation de violence. L’escalade de celle-ci et sa reproduction par les institutions sont enrayées rapidement. Pour les situations plus rares et plus complexes comme l’acte de tuer autrui, les réponses sont multiples et négociées. Les perpétrateurs3 désireux d’un écartement thérapeutique peuvent en faire la demande et toute solution novatrice peut également être entendue et réfléchie collectivement.
Aujourd’hui, alors qu’une réponse constructive est proposée par notre système de justice actuel, les partisans du sécuritaire à l’excès scandent le retour à l’enfermement. Reprenant les arguments qui soutenaient jadis l’existence de la prison (protéger la société, rendre justice, être plus ferme, dissuader…), ces obscurantistes veulent réinstaurer un climat d’insécurité. Ne soyons pas dupes, car à travers leurs opinions, ce sont leurs propres peurs qui s’expriment. La prison a été abolie, et depuis lors notre société fait preuve de toujours plus de créativité pour répondre le plus justement possible aux actes malheureux qui peuvent survenir. Alors, refusons de vivre dans la peur et continuons à prendre position en faveur d’un maintien du système de justice réparatrice et contre le retour à une justice pénale rétributive et sécuritaire. Il est primordial de poursuivre et de pérenniser la transition en cours pour ne plus jamais permettre à l’injustice de gangréner notre système sous cette forme immonde et archaïque que fut la prison !
- Rapport annuel de la Direction générale des établissements pénitentiaires, 2014.
- Les alternatives à l’enfermement ont longtemps eu de la difficulté à s’implanter car, loin d’être véritablement des mesures remplaçant la peine d’incarcération, elles venaient « étendre le filet pénal » en s’additionnant à une peine d’incarcération ou en incriminant des faits qui jusque-là n’auraient nécessité aucune mesure.
- Ceux qui ont perpétré l’acte de tuer.