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Une société sans impôt

Numéro 6 - 2016 par Edoardo Traversa

octobre 2016

Au-delà de la pro­prié­té, un monde sans impôt serait-il l’ultime fron­tière de la soli­da­ri­té ? L’impôt redis­tri­bue mal les richesses et reste sou­vent per­çu comme du vol géné­ra­li­sé. Pro­prié­té et impôt sont liés, et la véri­table uto­pie fis­cale consis­te­rait à trans­for­mer le sens de la pro­prié­té en l’axant sur son uti­li­sa­tion à des objec­tifs d’intérêt géné­ral. L’impôt doit deve­nir un outil de par­ti­ci­pa­tion à des soli­da­ri­tés concrètes.

Impôt et pro­prié­té forment un binôme à la fois indis­so­luble et pro­blé­ma­tique. La fis­ca­li­té cris­tal­lise les ten­sions entre les pou­voirs de la col­lec­ti­vi­té ins­ti­tu­tion­na­li­sée (l’État) et les droits patri­mo­niaux des indi­vi­dus sur les biens (la pro­prié­té). La ques­tion de l’impôt — et de sa répar­ti­tion — véhi­cu­lée par les dif­fé­rents cou­rants poli­tiques reflète ce fai­sant les repré­sen­ta­tions pré­exis­tantes du rôle et des fonc­tions de l’État, d’une part, et de la nature et des fina­li­tés de la pro­prié­té pri­vée, de l’autre. La concep­tion de l’impôt dépend donc de la concep­tion de la pro­prié­té qui lui est assortie.

Géné­ra­le­ment, on défi­nit la pro­prié­té comme la liber­té ou le pou­voir de jouir et de dis­po­ser d’une chose, à l’exclusion de toute autre per­sonne. De nom­breux auteurs clas­siques (en par­ti­cu­lier John Locke1) et contem­po­rains (notam­ment Robert Nozick), défendent une concep­tion ori­gi­naire de la pro­prié­té, anté­rieure à l’État, et que celui-ci devrait donc « natu­rel­le­ment » res­pec­ter et faire res­pec­ter. Cette pos­ture, spé­cia­le­ment dans le chef des liber­ta­riens, s’accompagne d’une remise en ques­tion radi­cale de la légi­ti­mi­té de l’impôt car « natu­rel­le­ment » atten­ta­toire à la pro­prié­té et donc à la liber­té2.

Cette défi­ni­tion se concentre exclu­si­ve­ment sur le rap­port entre le pro­prié­taire et la chose, mais elle occulte deux aspects fon­da­men­taux. Tout d’abord, la pro­prié­té est sur­tout un droit, donc une construc­tion (« arté­fact ») juri­dique, dépen­dant d’institutions char­gées d’assurer sa mise en œuvre. Il est dif­fi­cile d’imaginer une socié­té où les droits de pro­prié­té et les autres liber­tés seraient res­pec­tés, en l’absence de struc­ture ins­ti­tu­tion­nelle, même mini­male, comme la jus­tice et la force publique. Les ins­ti­tu­tions char­gées de faire res­pec­ter le droit de pro­prié­té et les autres liber­tés fon­da­men­tales ont un cout qui exige l’instauration d’impôts3. On ne peut donc ima­gi­ner un État déve­lop­pé, char­gé de mul­tiples mis­sions de ser­vice public et de redis­tri­bu­tion qui sont néces­saires à notre liber­té, sans sys­tème de finan­ce­ment adé­quat basé sur un prin­cipe de répar­ti­tion-contri­bu­tion collective.

Si une des fina­li­tés d’un État démo­cra­tique doit être la pro­tec­tion des per­sonnes, y com­pris de leur patri­moine, le finan­ce­ment des auto­ri­tés publiques via un sys­tème de contri­bu­tions, même obli­ga­toires, consti­tue­rait alors mal­gré tout un objec­tif légi­time. Dans ce cadre, les méca­nismes d’attribution des richesses (et de droits sur celles-ci) par le mar­ché sont indis­so­ciables de l’État et du sys­tème juri­dique, qui à leur tour dépendent de l’impôt4. Il est donc erro­né d’utiliser comme point de réfé­rence pour juger du carac­tère équi­table d’un sys­tème fis­cal la dis­tri­bu­tion de patri­moines et de reve­nus avant impôt, à for­tio­ri en accor­dant à cette der­nière une valeur morale.

Un second aspect insuf­fi­sam­ment mis en lumière dans la dis­cus­sion de la légi­ti­mi­té de la pro­prié­té pri­vée est la ques­tion des fina­li­tés de l’utilisation de celle-ci. Il ne suf­fit pas de s’arrêter à la manière dont un indi­vi­du a obte­nu de jouir d’un bien ou d’une chose, il convient éga­le­ment de s’interroger sur la manière dont celui-ci uti­lise ce bien ou cette chose. Tous les usages ne se valent pas, en par­ti­cu­lier lorsque l’on dis­cute de poli­tique et d’intérêt géné­ral. Or, il appa­rait rai­son­nable de consi­dé­rer qu’au-delà d’un cer­tain seuil, que l’on pour­rait qua­li­fier de seuil de pro­prié­té de sur­vie (gite, vête­ment, cou­vert), la dis­cus­sion de la légi­ti­mi­té de l’attribution de droits de pro­prié­té à un indi­vi­du plu­tôt qu’à un autre (ou à la col­lec­ti­vi­té) doit prendre en compte la manière dont cette pro­prié­té est utilisée.

Dans ce contexte, com­ment conce­voir ce que serait une uto­pie fiscale ?

Impôt et propriété : un rappel historique

Si l’on accepte que l’utopie soit l’aboutissement sou­hai­table d’une évo­lu­tion sociale, alors il convient de cher­cher à déce­ler dans l’Histoire les muta­tions du rôle de l’impôt.

Les socié­tés pré­dé­mo­cra­tiques se carac­té­risent par une dis­tinc­tion nette entre gou­ver­nants et gou­ver­nés, et par des rap­ports de domi­na­tion, qui se concré­tisent notam­ment dans le sys­tème fis­cal. Que ce soit dans l’Antiquité (à de rares excep­tions), au Moyen-Âge ou dans l’Ancien Régime, l’impôt est un ins­tru­ment et un sym­bole d’oppression. Il opère un trans­fert for­cé de pro­prié­té du patri­moine pri­vé des sujets au patri­moine pri­vé du sou­ve­rain, et s’il est sou­vent jus­ti­fié comme le prix de la « pro­tec­tion », il tient davan­tage de la ran­çon, dont le mon­tant et la fré­quence — même si moins arbi­traire de la pure et simple confis­ca­tion ou la réqui­si­tion5 — dépendent de la volon­té du sou­ve­rain. Cette dimen­sion se retrouve dans l’étymologie du mot ita­lien ser­vant à dési­gner l’impôt (tri­bu­to) qui rap­pelle le tri­but impo­sé aux vain­cus à la suite des guerres antiques. Le mot tri­but a d’ailleurs été long­temps uti­li­sé pour dési­gner l’impôt, non sans y ajou­ter une dimen­sion puni­tive ou infa­mante, comme les tri­buts impo­sés aux Juifs dans dif­fé­rents pays et villes d’Europe au Moyen-Âge6. On retrouve des impôts équi­va­lents dans l’empire ara­bo-musul­man (VII-XIIIe siècle), appe­lés jizya et kha­raj, appli­qués aux Juifs et aux chré­tiens dans le sys­tème de la dhim­ma. Un autre exemple est l’expression « pays d’imposition », uti­li­sée sous l’Ancien Régime pour dési­gner les ter­ri­toires du royaume de France où le roi pou­vait libre­ment éta­blir l’impôt, sans avoir à tenir compte de règles par­ti­cu­lières (comme dans les Pays d’États) ou à négo­cier avec des ins­ti­tu­tions locales (comme les pays d’élection)7.

Le déve­lop­pe­ment pro­gres­sif des démo­cra­ties entraine une muta­tion fon­da­men­tale du sta­tut et du rôle socié­tal de l’impôt. Dans un pre­mier temps, la « socié­té civile », ou ses repré­sen­tants, s’affirme face au sou­ve­rain et le contraint à sol­li­ci­ter l’autorisation de lever l’impôt, en la jus­ti­fiant par des motifs spé­ci­fiques (comme la Grande Charte de 1215 en Angle­terre ou la convo­ca­tion des États géné­raux en France aux XIV et XVe siècle). Dans un second temps, l’impôt devient démo­cra­tique non seule­ment dans son ins­ti­tu­tion (no taxa­tion without repre­sen­ta­tion), mais aus­si dans la des­ti­na­tion de son pro­duit : l’affectation aux dépenses d’intérêt géné­ral devient une condi­tion d’existence de celui-ci. Depuis les révo­lu­tions fran­çaise et amé­ri­caine, et l’avènement du libé­ra­lisme poli­tique, l’impôt est davan­tage un sym­bole non plus d’oppression, mais d’État de droit et de pro­tec­tion contre l’arbitraire. L’intégration de l’État-providence ren­force la vision de l’impôt comme moyen de garan­tir éga­le­ment les droits humains éco­no­miques et sociaux de la seconde génération.

Quelle pour­rait être la troi­sième étape, l’utopie fis­cale du XXIe siècle ?

Vers une société sans impôt

L’impôt dans le cadre ins­ti­tu­tion­nel actuel manque deux objec­tifs qu’on lui assigne pour­tant régu­liè­re­ment dans le dis­cours poli­tique. Tout d’abord, le sys­tème fis­cal n’assure qu’imparfaitement la redis­tri­bu­tion des reve­nus et des richesses, comme le montrent les études sur l’accroissement des inéga­li­tés en Europe et aux États-Unis durant les der­nières décen­nies8. Ensuite, l’impôt reste davan­tage per­çu comme un vol léga­li­sé (« lega­li­zed rob­be­ry ») que comme une forme les plus effec­tives de par­ti­ci­pa­tion citoyenne à la réa­li­sa­tion d’objectifs col­lec­tifs au tra­vers d’institutions com­munes. Les uto­pies à défendre devront néces­sai­re­ment répondre à ces deux lacunes.

Il existe en matière fis­cale des « uto­pies réa­listes » à pro­mou­voir, telles que le rééqui­li­brage entre taxa­tion des reve­nus du tra­vail et reve­nu du patri­moine, la lutte contre les para­dis fis­caux et l’évasion fis­cale inter­na­tio­nale au tra­vers de méca­nismes d’échanges de ren­sei­gne­ments, voire la conver­gence ou l’harmonisation des sys­tèmes fis­caux à un niveau supra­na­tio­nal. Par ailleurs, des mesures visant à aug­men­ter la trans­pa­rence dans l’utilisation des res­sources publiques et l’évaluation sys­té­ma­tique des poli­tiques de dépenses sont éga­le­ment de nature à ren­for­cer tant la légi­ti­mi­té du rôle de l’État que son rôle cor­rec­teur en matière d’inégalités.

Mais la véri­table uto­pie fis­cale, tout en res­tant réa­liste, doit por­ter non seule­ment sur la forme et la struc­ture de l’impôt, mais éga­le­ment sur le sens et l’étendue de la pro­prié­té. Elle consiste à dépas­ser la concep­tion tra­di­tion­nelle de l’impôt comme atteinte ou excep­tion contrai­gnante à la pro­prié­té et — para­doxa­le­ment — retour­ner aux ori­gines du terme. Dans la Rome antique, le ius tri­bu­ti était, à l’instar d’autres droits, tels que le ius suf­fra­gium — droit de vote, le ius hono­rum — droit de recou­vrir des charges publiques — et le ius mili­tiae — droit de ser­vir dans l’armée, un attri­but essen­tiel de la citoyen­ne­té. Je pense que l’impôt doit, aujourd’hui plus que jamais, être consi­dé­ré comme un élé­ment de par­ti­ci­pa­tion active à la col­lec­ti­vi­té politique.

Pour cela, il est néces­saire de repen­ser pro­fon­dé­ment le rôle et les fina­li­tés assi­gnés à la pro­prié­té pri­vée. D’exclusive et indé­pen­dante de son uti­li­sa­tion par les indi­vi­dus, elle doit évo­luer. Non pas vers une sorte de pro­prié­té publique au sens de pro­prié­té éta­tique — sus­cep­tible d’entrainer une déres­pon­sa­bi­li­sa­tion et une sous-uti­li­sa­tion des res­sources col­lec­tives, outre des conflits de légi­ti­mi­té por­tant sur la spo­lia­tion des pro­prié­taires anté­rieurs —, mais vers un modèle où comp­te­rait davan­tage l’utilisation qui est faite de la pro­prié­té que le lien juri­dique qui la rat­ta­che­rait à un ou plu­sieurs individus.

Deux constats. Pre­miè­re­ment, tous les usages de la pro­prié­té n’ont pas la même valeur au regard de la réa­li­sa­tion d’objectifs d’intérêt géné­ral. Un exemple évident est de com­pa­rer l’achat d’un véhi­cule de luxe (par ailleurs pol­luant) avec la dona­tion d’un somme équi­va­lente à un orga­nisme char­gé de venir en aide à des familles en dif­fi­cul­té du fait de la mala­die ou de l’absence d’un ou des deux parents. S’il s’agit éco­no­mi­que­ment dans les deux cas de « consom­ma­tion » de patri­moine, la plus-value en termes d’«investissement socié­tal » — pour res­ter dans le jar­gon — n’est pas la même.

Deuxiè­me­ment, il convient de dif­fé­ren­cier la jus­ti­fi­ca­tion de la pro­prié­té pri­vée en tant que telle (à savoir le lien juri­dique entre indi­vi­du et chose) et la jus­ti­fi­ca­tion de l’usage ou de la des­ti­na­tion de cette pro­prié­té. On retrouve déjà cette dif­fé­ren­cia­tion dans dif­fé­rents cadres. Par exemple, dans le cadre fami­lial — ou dans une moindre mesure dans le cadre d’une coha­bi­ta­tion —, il est accep­té qu’un bien ache­té ou appor­té par l’un des membres de la com­mu­nau­té de vie, comme un télé­vi­seur ou une machine à laver, soit uti­li­sé par l’ensemble de la com­mu­nau­té, dans l’intérêt col­lec­tif de celle-ci. Le pro­prié­taire for­mel n’en est pas l’usager exclusif.

Un autre exemple — tiré du droit civil — est celui des ser­vi­tudes, à savoir des res­tric­tions impo­sées au pro­prié­taire d’un bien (immeuble) au pro­fit d’autres pro­prié­taires ou dans l’intérêt géné­ral, qui limitent l’usage qu’il peut en faire. Il peut s’agir de lais­ser le pas­sage libre vers une route ou d’autres immeubles, de res­pec­ter l’écoulement des eaux, de lais­ser pas­ser une ligne à haute ten­sion. En matière d’urbanisme, les res­tric­tions peuvent aller jusqu’à inter­dire de construire sur un ter­rain ou inter­dire l’affectation de cer­tains immeubles à un but déter­mi­né (loge­ment, com­merce…), dans un objec­tif d’intérêt général.

Enfin, une illus­tra­tion plus récente et plus radi­cale de la scis­sion entre carac­tère indi­vi­duel de la pro­prié­té (ici, intel­lec­tuelle) et uti­li­sa­tion col­lec­tive de celle-ci est les logi­ciels libres, où le concep­teur — juri­di­que­ment pro­prié­taire — accepte l’usage libre (sous cer­taines limites) du logi­ciel par la com­mu­nau­té. Une telle approche débouche assez natu­rel­le­ment sur le modèle des com­muns (com­mons) déve­lop­pée en par­ti­cu­lier par Eli­nor Olstrom9. Ce modèle a joué un rôle majeur dans la mise en place à tous niveaux de méca­nismes de ges­tion de biens col­lec­tifs, de la copro­prié­té d’immeubles à la pro­tec­tion des res­sources natu­relles glo­bales, en met­tant en avant les valeurs inter­per­son­nelles de coopé­ra­tion, de res­pon­sa­bi­li­té et de solidarité.

Même sans remettre en ques­tion la pro­prié­té comme pro­lon­ge­ment de la liber­té indi­vi­duelle ou sans plai­der pour la trans­for­ma­tion de tout bien en bien com­mun, il convient de consa­crer davan­tage la res­pon­sa­bi­li­té qu’elle entraine. La pro­prié­té n’est en effet pas neutre vis-à-vis de la col­lec­ti­vi­té. Plus on pos­sède, plus on porte la res­pon­sa­bi­li­té de valo­ri­ser ses propres biens au pro­fit de la col­lec­ti­vi­té. Dans cette concep­tion, l’impôt peut être vu, au-delà d’une pri­va­tion de liber­té débri­dée de jouir d’une pro­prié­té de manière égoïste, comme l’expression concrète de la par­ti­ci­pa­tion à l’intérêt géné­ral, mani­fes­ta­tion de la res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive qu’entraine la possession.

Une telle concep­tion de la pro­prié­té-res­pon­sa­bi­li­té rejoint sous cer­tains aspects la notion de « des­ti­na­tion uni­ver­selle des biens » que l’on retrouve dans la doc­trine sociale de l’Église catho­lique10. Elle est aus­si — quoiqu’imparfaitement — illus­trée par la tra­di­tion anglo-saxonne des cha­ri­ties11, selon laquelle une per­sonne ayant fait for­tune (ou héri­té de celle-ci) est dans l’obligation morale d’en consa­crer une par­tie (variable selon sa conscience) à des mis­sions d’intérêt géné­ral. Si la démarche est louable, elle peut prê­ter le flanc à cer­taines cri­tiques, dans la mesure où l’outil ne peut être uti­li­sé que par des per­sonnes pos­sé­dant une for­tune consi­dé­rable, les objec­tifs et le fonc­tion­ne­ment sont prin­ci­pa­le­ment déter­mi­nés par le ou les fon­da­teurs (sur la base de leur concep­tion per­son­nelle du bien com­mun) et, dans cer­tains cas, leur ins­ti­tu­tion peut être moti­vée par des consi­dé­ra­tions suc­ces­so­rales, voire d’évitement de l’impôt, étran­gères à toute concep­tion même élar­gie d’intérêt général.

Consi­dé­rer que toute pro­prié­té indi­vi­duelle crée une res­pon­sa­bi­li­té vis-à-vis de la col­lec­ti­vi­té, qui ne s’épuise pas dans le trans­fert for­cé d’une somme d’argent à l’État, signi­fie certes limi­ter les uti­li­sa­tions abu­sives des richesses par cer­tains, mais sur­tout ouvrir à l’infini les pos­si­bi­li­tés pour cha­cun de trou­ver une forme d’usage des biens qui puisse contri­buer à l’intérêt géné­ral. Au lieu d’une oppo­si­tion radi­cale, les termes pro­prié­té et impôt convergent pour opé­rer une meilleure affec­ta­tion des richesses à des objec­tifs col­lec­tifs. Idéa­le­ment, l’impôt clas­sique n’aurait plus lieu d’être, sauf dans les cas où l’individu se serait sous­trait à ses res­pon­sa­bi­li­tés socié­tales en uti­li­sant son patri­moine à des objec­tifs qui ne tra­duisent pas une par­ti­ci­pa­tion à la dimen­sion col­lec­tive (thé­sau­ri­sa­tion exces­sive, consom­ma­tion non res­pon­sable, inves­tis­se­ments spéculatifs…). 

Mettre en œuvre l’utopie

L’utopie doit donc trans­for­mer l’impôt en outil de par­ti­ci­pa­tion à des soli­da­ri­tés concrètes, tra­duc­tion du sen­ti­ment de res­pon­sa­bi­li­té qu’entraine la pro­prié­té. Com­ment com­men­cer à mettre en œuvre une telle utopie ?

On pour­rait s’inspirer de la pos­si­bi­li­té — offerte dans de nom­breux pays — de déduire fis­ca­le­ment les dons en faveur d’organismes réa­li­sant des mis­sions consi­dé­rées d’intérêt géné­ral. Ce méca­nisme, qui repose sur une intui­tion inté­res­sante qui fait le lien entre pro­prié­té, impôt et soli­da­ri­té, est dans son état actuel cri­ti­quable12. Il pour­rait cepen­dant être perfectionné.

De manière plus ambi­tieuse, je sug­gère de consti­tuer des pro­grammes de soli­da­ri­té col­lec­tifs, finan­cés par des contri­bu­tions volon­taires irré­vo­cables. Ces contri­bu­tions ne seraient pas sou­mises à l’impôt sur le reve­nu, le patri­moine ou sur les suc­ces­sions. Les contri­bu­teurs res­te­raient juri­di­que­ment pro­prié­taires de droits de par­ti­ci­pa­tion conte­nus en échange de leur contri­bu­tion au pro­gramme (à l’instar d’actions d’une socié­té obte­nues en l’échange des apports), jusqu’à sa fin. Ces droits ne seraient pas trans­mis­sibles (éven­tuel­le­ment une seule fois aux héri­tiers directs), ni res­ti­tuables ou échan­geables, sauf contre des droits de par­ti­ci­pa­tion sem­blables dans un autre pro­gramme de soli­da­ri­té. Il ne don­ne­rait pas lieu à une rému­né­ra­tion du capi­tal pro­pre­ment dit, telle des divi­dendes. En revanche, des droits sup­plé­men­taires pour­raient être accor­dés en cas de suc­cès du pro­gramme, selon des objec­tifs déter­mi­nés à l’avance.

Par ailleurs, ils ouvri­raient le droit à une pro­tec­tion sociale ren­for­cée (qui per­met­trait de com­pen­ser la perte de l’épargne consé­cu­tive au trans­fert), qui pour­rait dans cer­tains cas prendre la forme d’une allo­ca­tion de sub­sis­tance en fonc­tion de l’état de besoin ou une inter­ven­tion majo­rée dans les soins de san­té. D’autres inci­tants « citoyens » pour­raient être mis en place pour géné­ra­li­ser la par­ti­ci­pa­tion à ces pro­grammes, notam­ment en valo­ri­sant les contri­bu­tions non moné­taires (volon­ta­riat…). La pos­si­bi­li­té serait don­née aux citoyens les plus pauvres de par­ti­ci­per au sys­tème via la consti­tu­tion de coopé­ra­tives participantes.

La ges­tion et l’affectation des fonds de ces pro­grammes seraient libre­ment déter­mi­nées par les organes de ges­tion, sous réserve que soit res­pec­té un objec­tif de soli­da­ri­té et d’aide aux per­sonnes, dans un cadre fixé par le légis­la­teur (notam­ment pour s’assurer que leurs membres n’en retirent aucun avan­tage patri­mo­nial). Ces organes com­po­sés de manière pari­taire par les contri­bu­teurs ou leurs repré­sen­tants et par les auto­ri­tés publiques, et/ou par des citoyens tirés au sort. Un tel méca­nisme per­met­trait d’éviter les cri­tiques que l’on adresse géné­ra­le­ment au sys­tème des cha­ri­ties anglo-saxonnes, c’est-à-dire son carac­tère anti­dé­mo­cra­tique, car il concentre le pou­voir de déci­sion en matière de bien com­mun aux mains des plus fortunés.

Un tel sys­tème coexis­te­rait, du moins dans un pre­mier temps, avec le méca­nisme actuel de l’impôt et son affec­ta­tion au bud­get géné­ral de l’État. En effet, le fait que l’impôt sert à créer une rela­tion déper­son­na­li­sée entre la contri­bu­tion de cha­cun et l’usage qui est fait de leur argent pré­sente cer­tains avan­tages, en par­ti­cu­lier celui de per­mettre l’affectation de res­sources à des mis­sions d’intérêt géné­ral que les indi­vi­dus rechi­gne­raient à finan­cer direc­te­ment (pri­sons, aide aux indi­vi­dus consi­dé­rés comme dan­ge­reux ou mar­gi­naux par la majo­ri­té de la popu­la­tion…). Cette situa­tion pour­rait évo­luer en fonc­tion du degré d’éducation citoyenne des indi­vi­dus. Tou­te­fois, même appli­qué com­plé­men­tai­re­ment au sys­tème actuel de finan­ce­ment de l’État, il ren­for­ce­rait la par­ti­ci­pa­tion directe des indi­vi­dus à la réa­li­sa­tion de pro­grammes d’intérêt géné­ral, tout en valo­ri­sant la res­pon­sa­bi­li­té liée à la pro­prié­té et en légi­ti­mant une plus grande redis­tri­bu­tion des richesses. En renou­ve­lant radi­ca­le­ment les notions d’impôt et de pro­prié­té, il per­met­trait de sor­tir de l’opposition clas­sique entre ces deux notions et ain­si d’inventer de nou­velles formes de soli­da­ri­té, plus libres et plus responsables.

  1. Locke, Deuxième Trai­té du gou­ver­ne­ment civil, 1690.
  2. |Voir à ce sujet la cri­tique de John Rawls par Robert Nozick sur la légi­ti­mi­té de taxer Wilt Cham­ber­lain, une star du bas­ket­ball amé­ri­cain, sur les reve­nus qu’il per­ce­vrait des spec­ta­teurs qui vien­draient volon­tai­re­ment le voir jouer (Nozick R., Anar­chie, État et Uto­pie, 1974).
  3. Voir notam­ment Prou­dhon, De la pro­prié­té, 1840, § 1er ; Phi­lippe Van Pari­js, Real free­dom for all, 1995, p. 26.
  4. Mur­phy and Nagel, The Myth of Owner­ship, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 2002.
  5. Voir G. Ardant, His­toire finan­cière de l’Antiquité à nos jours, Gal­li­mard, 1976, p. 24.
  6. Voir G. B. Dep­ping, Les Juifs dans le Moyen-Âge, Didier, 1845 (libre­ment dis­po­nible sur Google Books)
  7. Par­mi les pays d’imposition, on peut citer la Corse, l’Alsace ou la Lorraine.
  8. Voir en par­ti­cu­lier Th. Piket­ty, Le capi­tal au XXIe siècle, Seuil, 2013 et A. Atkin­son, Inequa­li­ty ; What can be done ?, Har­vard Uni­ver­si­ty Press, 2015.
  9. Eli­nor Olstrom, Gover­ning the com­mons : The evo­lu­tion of ins­ti­tu­tions for col­lec­tive action, Cam­bridge Uni­ver­si­ty press, 1990.
  10. Com­pen­dium de la doc­trine sociale de l’Église, 2005, n° 171 et sui­vants, édi­tions du Cerf.
  11. À titre d’exemple, on peut citer la fon­da­tion Bill et Melin­da Gates, la Rock­fel­ler Foundation…
  12. Pour une cri­tique démo­cra­tique d’un tel pro­cé­dé, voir Ben­sha­lom I., « The Dual Sub­si­dy theo­ry of cha­ri­table deduc­tions », India­na Law Jour­nal, vol. 84, 2009, n° 4, art. 1, p. 1048 – 1097.

Edoardo Traversa


Auteur

professeur de droit fiscal à l’UCL