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Une société au bord de la phobie

Numéro 3 mars 2014 par La rédaction

février 2014

Les gens ont peur : cette simple phrase ren­voie plus de 26 mil­lions de résul­tats sur le moteur de recherche Google. Les peurs consti­tuent un leit­mo­tiv des dis­cours média­tiques et poli­tiques, que ce soit pour en condam­ner l’irrationalité ou pour les légi­ti­mer : si on peut « entendre » les peurs face à la crise, il s’agit jus­te­ment de ne […]

Les gens ont peur : cette simple phrase ren­voie plus de 26 mil­lions de résul­tats sur le moteur de recherche Google. Les peurs consti­tuent un leit­mo­tiv des dis­cours média­tiques et poli­tiques, que ce soit pour en condam­ner l’irrationalité ou pour les légi­ti­mer : si on peut « entendre » les peurs face à la crise, il s’agit jus­te­ment de ne pas en avoir peur, « afin de res­tau­rer la confiance» ; il est par contre « nor­mal d’avoir peur de la mon­tée du fana­tisme » et il est évident que « nous devons être vigi­lants », car une « menace » ter­ro­riste per­ma­nente guette (comme le rap­pellent régu­liè­re­ment des organes dont l’existence même se jus­ti­fie par la peur de l’attentat). La peur est tout à la fois motif de condam­na­tion et de célé­bra­tion : il ne faut pas avoir peur « face au chan­ge­ment », les réformes étant inexo­rables, ques­tion d’adaptation aux contraintes d’un envi­ron­ne­ment en muta­tion per­pé­tuelle (qu’il s’agisse d’adapter les condi­tions de tra­vail, l’organisation des ser­vices publics, les légis­la­tions sur les douanes, d’autoriser la culture inten­sive d’OGM, etc.), mais « pru­dence étant mère de sureté », il faut rai­son gar­der et ne pas « bais­ser la garde » face aux « risques d’attentats », aux « fraudes » qui seraient de plus en plus nom­breuses, à la « délin­quance », etc.

Comme le notent Chris­tophe Mincke et Renaud Maes, les dis­cours poli­tiques et média­tiques sur la « peur » s’organisent autour de quelques figures mythiques : l’homosexuel, le délin­quant, l’étranger, le musul­man, qui per­mettent d’instituer un trai­te­ment poli­tique des peurs, mais, en même temps, contri­buent à leur don­ner un sens, à les rendre socia­le­ment accep­tables. En psy­chia­trie, la pho­bie est une peur qui se fait souf­france psy­chique : les méca­nismes d’institution poli­tique de la peur au tra­vers de la dési­gna­tion des boucs émis­saires per­mettent de leur impu­ter la res­pon­sa­bi­li­té d’une souf­france cau­sée par l’angoisse dans laquelle ils nous plongent sans prendre le temps d’une autoa­na­lyse. Mais au nom de la sau­ve­garde de « notre socié­té » face à ces enne­mis mythiques, nous sacri­fions à la recherche d’un sen­ti­ment de sécu­ri­té les liber­tés dont nous jouis­sons aujourd’hui.

Cepen­dant, la lutte contre les pho­bies elle-même contri­bue à une essen­tia­li­sa­tion des iden­ti­tés et donc à la construc­tion d’identités mythiques et cli­vées, comme le sou­ligne David Pater­notte au sujet de l’homophobie. En igno­rant le carac­tère inter­sec­tion­nel des iden­ti­tés indi­vi­duelles et les méca­nismes his­to­riques et socio­lo­giques de construc­tion des iden­ti­tés sociales se crée arti­fi­ciel­le­ment une « com­mu­nau­té » fon­dée autour d’une « abso­lu­ti­sa­tion » de l’homosexualité, com­mu­nau­té dont la pre­mière carac­té­ris­tique est d’être décrite comme sujette en per­ma­nence à une menace. Une telle lec­ture obombre alors d’autres approches des méca­nismes de rejet comme la lec­ture en termes de classes sociales et, en se foca­li­sant sur la condam­na­tion et la répres­sion des com­por­te­ments homo­phobes, empêche l’analyse — et le débat public — autour de phé­no­mènes sociaux comme la gen­tri­fi­ca­tion des quar­tiers populaires.

La ques­tion des grilles d’analyse adé­quates retient éga­le­ment l’attention de Corinne Tor­re­kens, qui rap­pelle le carac­tère pour le moins « flou » d’une notion comme l’islamophobie. Elle sug­gère que l’usage même de cette notion s’inscrit dans des méca­nismes de légitimation/déligitimation de nou­veaux « acteurs » de la scène poli­tique et média­tique. Elle montre com­ment les dis­cours sur l’islamophobie peuvent alors s’avérer des révé­la­teurs, des ana­ly­seurs de ten­sions autour de la ques­tion plus fon­da­men­tale de l’égalité des droits, telle qu’elle se pose à la suite de l’affirmation dans le débat public d’une mul­ti­tude de « nou­veaux » acteurs asso­cia­tifs et militants.

Azze­dine Haj­ji sug­gère quant à lui que l’«islamophobie » jette un voile sur une autre ques­tion fon­da­men­tale, à savoir la per­pé­tua­tion de l’ordre social, voire le ren­for­ce­ment de la domi­na­tion des classes pri­vi­lé­giées. Selon lui, on ne peut com­prendre les débats sur le voile inté­gral sans repo­ser la ques­tion du « dres­se­ment » des com­por­te­ments indi­vi­duels, de la « dis­ci­pli­na­ri­sa­tion » des indi­vi­dus dési­gnés comme « déviants », en vue de les « for­cer » à inté­grer l’ordre social. L’application d’un tel trai­te­ment « dis­ci­pli­naire » à un groupe par­ti­cu­lier est de nature à ren­for­cer les méca­nismes de stig­ma­ti­sa­tion, mais aus­si à ouvrir une brèche per­met­tant une géné­ra­li­sa­tion des tech­niques dis­ci­pli­naires (comme le sug­gé­rait d’ailleurs Michel Fou­cault dans Sur­veiller et punir). Par ailleurs, les méca­nismes de désignation/de consti­tu­tion de « groupes déviants » per­mettent éga­le­ment de jeter le trouble sur le prin­cipe d’égalité : par la désta­bi­li­sa­tion de cette pierre d’angle des outils cen­sés pro­cé­der d’une cer­taine « soli­da­ri­té » (comme le CPAS), ils per­mettent d’en jus­ti­fier le déman­tè­le­ment progressif.

Plus lar­ge­ment, et si c’était le concept même de « pho­bie » qu’il fal­lait inter­ro­ger ? En effet, l’accusation de «…pho­bie » n’est-elle pas, lorsqu’elle se trans­forme en « ver­dict infa­mant » un obs­tacle à une étude des méca­nismes sociaux de construc­tion des iden­ti­tés et des anta­go­nismes entre groupes ? Mar­ga­ri­ta San­chez-Mazas et Laurent Lica­ta inter­rogent ces dyna­miques en adop­tant une approche com­pré­hen­sive ins­pi­rée de la théo­rie de la recon­nais­sance d’Axel Hon­neth. Rap­pe­lant la dimen­sion émo­tion­nelle cen­trale dans les luttes pour la recon­nais­sance iden­ti­taire, ils montrent que peut se pro­duire un glis­se­ment entre posi­tion « acti­viste » et posi­tion « vic­ti­maire », qui leur semble nui­sible pour les mino­ri­tés concer­nées comme pour le débat géné­ral. En par­ti­cu­lier, la consti­tu­tion des mino­ri­tés en vic­times implique en miroir un glis­se­ment de la « peur » vers la « honte » (celle d’être un « bour­reau », un « oppres­seur » dès lors qu’on émet une cri­tique vis-à-vis d’une per­sonne issue d’une mino­ri­té « vic­ti­maire »). Une telle dyna­mique fonde une « peur de pen­ser » la dif­fé­rence, par crainte d’être « accu­sé » de pho­bie. Elle ren­force éga­le­ment les modes indi­rects de dis­cri­mi­na­tion, moins expli­cites (puisqu’on ne peut plus nom­mer sa pho­bie de peur de la honte qui s’en sui­vra), mais tout aus­si violents.

La condam­na­tion de la « peur » peut s’avérer pro­fon­dé­ment délé­tère pour le débat démo­cra­tique. Car la peur peut, in fine, s’avérer bonne conseillère. Ain­si, Ben­ja­min Denis offre une réflexion per­met­tant d’appréhender les poten­tia­li­tés posi­tives de la peur : alors que l’humanité se rap­proche des « limites pla­né­taires », il n’est somme toute pas si irra­tion­nel d’avoir peur des catas­trophes annon­cées. Parce que la peur peut tout à la fois per­mettre de faire vaciller la mytho­lo­gie scien­ti­fique (et notam­ment la croyance que le pro­grès tech­no­lo­gique suf­fi­ra pour évi­ter les catas­trophes) que véhi­culent nombre d’experts appe­lant à la « confiance » et de réha­bi­li­ter le rôle de l’État dans la pré­ser­va­tion du contrat social, elle s’avère un outil de réap­pro­pria­tion citoyenne des débats cru­ciaux sur l’avenir de nos socié­tés. Là où un « déni de réa­li­té » pousse à une iner­tie sui­ci­daire, la peur peut consti­tuer un moteur essen­tiel de réflexi­vi­té et d’action politique.

Notre dos­sier se clôt sur un écho au texte intro­duc­tif. Ana­thème nous pro­pose en effet de défi­nir quel pho­bique nous sommes, tant il est vrai que connaitre nos peurs ouvre sur l’espoir de ne pas se lais­ser empor­ter par elles.

Car, fina­le­ment, si la peur consti­tue un ferment des pho­bies, elle peut aus­si être un vec­teur de réflexion. Il s’agit peut-être tout sim­ple­ment d’oser nous confron­ter à nos peurs, pour évi­ter qu’elles ne se trans­forment en une souf­france psy­chique auto-entre­te­nue, favo­ri­sant le repli sur nous-mêmes. Le « monstre hideux sous le lit » peut alors s’avérer un allié de poids pour inter­ro­ger l’ordre social, les réa­li­tés vécues par d’autres, les réa­li­tés que nous per­ce­vons. Com­prendre nos peurs s’avère la meilleure façon de contrer nos phobies.

La rédaction


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