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Une métaphore pour un propos
Les métaphores du Train du bon Dieu, de Jean Louvet font signe vers un point central : dans ce déraillement de l’Histoire que constitue la grève s’affiche une autre réalité, celle du spirituel et du rêve, qui montre qu’autre chose que la vie quotidienne et le travail sont possibles.
De nombreuses et précises remémorations, tantôt personnelles (Louvet ayant participé aux évènements), tantôt issues de lectures historiques, traversent Le train du bon Dieu. La grève générale de l’hiver 1960 – 1961 a duré deux longs mois d’hiver, avec victimes et émeutes, surtout en Wallonie ; elle a fracturé le pays, divisé en nord et sud, suivie qu’elle fut d’une délimitation de la frontière linguistique. Ces faits et leur imbrication ont été amplement relatés et commentés dans notre introduction du tome 1 de l’Œuvre complète1. Nous n’y reviendrons pas.
Notre attention se portera sur les « métaphores filées » du Train du bon Dieu, qu’elles s’activent au sein des dialogues ou dans les jeux scéniques. Nous les appelons « filées » parce qu’outre leur variété, multiplicité et ampleur, elles se tressent autour d’un focus central en investiguant non seulement le monde des luttes sociales, mais la vie quotidienne, l’univers religieux, les souvenirs d’enfance, l’érotisme…
Nous lisons aux quatrième et quinzième tableaux du Train du bon Dieu :
LE PERE INDUSTRIEL. – Et j’ai mal au cou. […]
LE PERE INDUSTRIEL. – Riez, riez. Dites-moi, ai-je l’air d’un homme qui mourra avec sa tête ? (Le fils rit de plus belle.) Ah ! Jeunesse ! Notre tête n’est déjà plus bien droite au milieu de nos épaules. Les livres de nos pauvres petits enfants nous enseignent que lorsque la tête commence à pencher, il se trouve toujours un garçon boucher pour hâter sa chute dans le panier. Et vous riez. Mon pauvre cou ! […]
LE PERE INDUSTRIEL. – Non, j’ai trop mal au cou. […]
LE PERE INDUSTRIEL. – Ils remettront cela dans dix, quinze, vingt ans. Alors ils auront un programme, un parti révolutionnaire, une avant-garde, un niveau de conscience, peu importe comment ils s’y prendront, mais ils auront tiré la leçon. Dix ans, quinze ans ? Ô décennies fatales ! Mon pauvre cou.2
Cette insistance sur le mot « cou » qui clôt l’œuvre associe, bien évidemment, cette gracieuse et utile partie du corps de l’homme à un évènement historique précis, la Révolution française. La fin du XVIIIe en France a marqué l’imaginaire des peuples, plus encore peut-être que la population locale. On sait ce qu’en a fait un Pol Pot ; sait-on qu’il s’est marié un 14 juillet3 ?
De nombreuses autres images scéniques et notations référentielles — jusque dans de petits détails4 — illustrent la fragilité de l’«entredeux » qui relie un corps et une tête. Ces images convergent et s’imbriquent en une véritable polyphonie.
Que ce soit le trajet pour arriver à Bruxelles, les gosiers qui hurlent des slogans ou crient leurs plaintes, ou encore la colonne des travailleurs qui se dirige vers le rassemblement ouvrier où la bonne parole les amadouera, le vide intellectuel des « têtes » est mis en parallèle avec une sorte de bonheur inconnu et ineffable que vivent les « cous ». Plaisir de déguster un verre de whisky ou de fine ; joie, toute différente, d’articuler des mots sonores que d’autres écoutent religieusement ; ivresse d’une voix qui crée, devient lyrique, miraculeuse… Scéniquement, une force dionysiaque émane de la colonne des travailleurs qui se rendent au meeting.
La réplique de l’employé au dixième tableau est exemplative. Entré par mégarde dans le train du bon Dieu, dans le wagon situé après la locomotive et la première classe, il s’écrie :
L’EMPLOYÉ. – Martha… Martha… pardonne-moi ! Je suis en retard de dix minutes, je sais. Ne me fais pas la tête. J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. Tout à l’heure, dans le train, tu sais ce qui m’est arrivé ? Tu ne devines pas, hein ? On m’a parlé. Oui. Tu sais que voilà plus de dix ans que je prends ce train. Dix ans que je montais, que je m’asseyais dans le deuxième wagon, incognito. Personne ne me regardait. Chacun dans son petit cube de vide, le nez dans le journal. Voilà que tout à l’heure, je prends le train. Un train pas comme les autres. Il y avait tant de bruit, tant de mouvement, tant de joie, tant d’amour qu’aucun train du monde n’aurait pu l’égaler. C’étaient des démobilisés, je crois. Je m’assieds. Une femme est devant moi. Et tu sais ce qu’elle a fait ? Elle m’a souri. Non, pas ce que tu crois. C’était une vraie femme avec des bas comme tout le monde. Elle me souriait comme si j’avais eu un air vivant. Vivant, Martha, tu te rends compte. Nous sommes vivants ! Sors la fine, Martha ; on va arroser cela. (Il s’en va, revient sur ses pas.) Nous ne sommes plus seuls !
« Ne fais pas la tête », « le nez dans le journal », « elle me souriait », tout tourne ici autour d’une « tête » métamorphosée, l’exclamation finale — « Nous sommes vivants » — ayant une résonance christique. La transfiguration s’opère ici à l’intérieur du train. Ce sentiment extrêmement personnalisé s’oppose à l’image — présente à d’autres endroits de l’œuvre — de la locomotive qui conduit le prolétariat en marche vers l’Histoire. Nous sommes au cœur de notre métaphore. Un corps aussi a deux faces, l’une apparence / l’autre subjectivité.
Que les « entre deux » (cou humain, trajet vers la Capitale, colonne de travailleurs en marche…) donnent un sentiment aigu et physique que quelque chose d’autre que la vie quotidienne et le travail sont possibles, apparait dès lors révélateur. N’est-il pas plaisant que les cous de Martha et de l’employé s’arroseront de fine ?
Un Homme chante à un moment donné : « Où est la tête, où est la queue […] Du courant qui t’a mené ? » Et un Garde : « C’est le temps des grands mots. »
Les coups de sifflet du garde, les borborygmes des esclaves, les cris et les chants des grévistes, les mots creux qui sortent des masques des « Grosses Têtes », les sonores « Vive la fête », « Vive le train », « Vive le train des capitales»… sont autant d’allusions aux griseries de « cous » surmontés de « têtes vides ». Scéniquement, les « hauteurs » — le quai d’où l’on contemple les ouvriers au travail, l’estrade ou l’échelle où l’on pérore — représentent aussi des références à l’expression « se monter le col » ou « avoir un gros cou»… De même, de la montée tant attendue vers la capitale, Bruxelles — ou les attentes liées à la métropole qu’est Charleroi —, destination miracle.
À cette euphorie des « cous humains » s’oppose toutefois le « cou du bon Dieu ». S’y focalise en finale un bon Dieu ligoté. En effet, après des tableaux où les mots ont pris la place des actes, les ouvriers constatent le déraillement du train. Un ouvrier affirme que ce sont les « Grosses Têtes » qui ont détaché la locomotive. Thérèse, la femme de Slick — le couple et Max sont les seuls protagonistes individués du Train —, dit, après réflexion : « Plus de locomotive, plus de “Grosses Têtes”. On rentre. » D’où l’idée que l’un d’eux prenne la direction du mouvement. À un ouvrier qui crie à Slick : « Si on monte tous sur la tribune, tu ne seras plus notre chef », ce dernier, y montant, ne trouve à dire que : « On est tous des chefs. » Ce à quoi Thérèse réplique : « En attendant, la locomotive, elle vogue5. Il aurait fallu vous décider plus tôt, les amis. » Ces paroles « humaines » scellent la fin de la grève mais, peu après, Thérèse « voit » Dieu ligoté et s’écrie : « Il fait signe de la tête… Vous, c’est Moi qu’Il dit… Ça y est, j’ai compris. Vous êtes le bon Dieu. »
Le « cou » de Dieu fait signe, mais sans griserie. Via la seule femme de l’œuvre, de nouvelles responsabilités s’imposent.
Nous avons parlé des « entre deux », des « cous », mais la métaphore filée entérine aussi des « têtes » qui sont exacerbées. Énumérons, pour être clair, les choses, personnes et entités qui, dans Le Train, représentent une « tête ». En ce qui concerne les objets, l’exacerbation s’affiche dans des formes-types comme les sucettes, les géraniums, la casquette ou le képi, le sifflet… ainsi que dans l’objet scénique majeur, le masque, et l’objet référentiel majeur, la locomotive. Quant aux personnes, il y a ceux qui dirigent, soit réellement — les secrétaires nationaux et régionaux (appelés « Grosses Têtes » car ils sont affublés de masques plus ou moins grands6) —, soit fictivement — le patron de l’Eden Macao Bar. Ceux qui disposent d’une autorité « naturelle » via l’âge, la qualité de père et l’argent, comme le père industriel. Et enfin, plus inattendu, la figure tutélaire du « bon Dieu ». Pour ce qui est des entités, la localisation centrale et élevée agit, soit qu’il s’agisse d’une estrade ou d’une échelle du haut de laquelle se faire entendre et plébisciter, soit qu’il s’agisse du lieu de pouvoir, la capitale du pays.
Autant ses variations sont complexes, autant le liant de cette métaphore filée est simple : comme le déraillement d’une locomotive entraine l’immobilisation du convoi, de même l’atermoiement, les préséances et la phraséologie des responsables syndicaux d’une part, la méfiance des ouvriers pour tout leadeurship de l’autre, précipitent la faillite des revendications. Il aurait fallu frapper vite et fort la « tête » de l’État. La locomotive n’est donc pas une simple image : c’est réellement, en prenant ensemble le train pour Bruxelles, que les grilles du Parlement auraient tremblé.
Dans une première version la pièce débutait par ces mots : « L’héroïne de la pièce, c’est une locomotive. Malheureusement, la Société nationale des chemins de fer n’a pas voulu nous prêter une locomotive. Aussi, vous ne verrez pas l’héroïne. C’est dommage. La locomotive représente l’histoire, oui, car si l’auteur veut vous présenter l’histoire d’un déraillement, il se trompe, car en réalité, il raconte le déraillement de l’Histoire, avec un H majuscule7. »
Prononcés par un « Héraut » qui « éclairé par un projecteur, parle du haut d’un mur, d’une voix pompeuse et solennelle », les substantifs de cette réplique — sujet, objet ou attribut — s’avèrent autant d’instances premières. Engin mécanique, Société, personnage (héroïne, auteur), notion (Histoire) ou lettre (H), les « têtes » sont exacerbées, mais aussi et surtout fantomatiques : l’«héroïne » restera invisible ; la « Société » ne prête rien ; l’«Histoire » avec majuscule — consonne non audible en l’occurrence — décrit un « déraillement » qui lui-même représente… Cette évanescence est renforcée par une pléthore de verbes abstraits : « prêter », « présenter », « représenter », « raconter»…
Ce prologue, non retenu, atteste qu’une caricature des « têtes » est en germe dès les premières versions. Dans l’œuvre, ce fantomatique sera théâtralisé et, comme par virtuosité, mêlé à d’autres instances d’une irréalité diverse. Un ouvrier joue au Patron puis devient un encordé grotesque. La locomotive demeure invisible, mais est audible. Les « Grosses Têtes » pérorent sous des masques. Avec le « bon Dieu », une autre réalité s’affiche encore : non celle du socioéconomique ou de l’intellectuel, mais celle du spirituel et du rêve.
En surgissant, disparaissant, réapparaissant comme dans un songe, ces images entrecroisées de « têtes8 » prolongées de corps inexistants ou ineptes constituent une esthétique de la Forme tout à fait originale et dont on comprend qu’elle a séduit Marc Liebens.
Quant à la vacuité des « corps » et à sa théâtralisation, notons des absences — l’évocation récurrente du train dévalorise jambes et pieds d’ouvriers par ailleurs déboussolés ; on compte cinq fois le mot « locomotive » dans l’œuvre pour un seul « wagon » — et des jeux de scène : boxeur qui boxe dans le vide, ouvriers encordés par la ceinture, colonne de travailleurs résignés, images du bâton de la sucette et de la tige du géranium…
Lorsque les ombres des tanks apparaissent au treizième tableau, un homme entre et crie : « Trêve de paroles ! Le train des capitales renâcle dans la plaine et la foi se retire dans nos cœurs. » Outre un manque de cœur, un autre danger menace : la séduction festive et sensuelle. Les chants et les cris disparates des émeutiers l’illustrent comme ce qu’on dit de la Capitale « où les femmes sont belles, la ville aux mille tiroirs où tout se trouve pour tout comprendre ».
Le cou affirme parfois de manière ostentatoire un lien solide entre tête et corps. On pense à la posture de militaires en parade ou à des statues comme le Balzac de Rodin. Ici, le cou illustre un point faible, symboliquement presque éthéré. Ne retrouve-t-on pas une fragilité de conjonction dans le titre même ? Comment comprendre le « du » de Le train du bon Dieu ?
- Jean Louvet, Théâtre 1. Le train du bon Dieu, L’an un, À bientôt, Monsieur Lang, Mort et résurrection du citoyen Julien T., Les clients, Le bouffon. Textes réunis et présentés par Vincent Radermecker avec la collaboration de Nicole Leclercq, Bruxelles, AML Éditions, coll. « Archives du futur », 2006. Le deuxième volume reprend, chez le même éditeur, L’aménagement, Conversation en Wallonie, La farce du sous-marin, L’homme qui avait le soleil dans sa poche, Un Faust. Le troisième tome en préparation reprendra Le sabre de Tolède ; Jacob seul ; Le grand complot ; Un homme de compagnie ; Simenon.
- Notons la saveur de l’image, telle que proposée par Louvet dans la deuxième citation, des têtes « penchées » des aristocrates. Elles se penchent face au roi, face à face, dans la danse, dans l’écoute…
- Philip Short, Pol Pot. Anatomie d’un cauchemar, éditions Denoël, 2007.
- « LE PATRON. – Plus vite, ils ont très soif. (Le barman s’affaire, remplit les verres.) LE PATRON. – Stop ! Le col ! Je t’ai déjà dit cent fois : faut respecter le col. » Dans la bouche du patron, ce « col » a subtilement, lui aussi, une connotation en rapport avec les « cols blancs ».
- La locomotive « vogue ». Elle a donc perdu toute identité…
- Voir le dixième tableau : « Au centre du groupe : deux hommes : le représentant syndical national et le représentant syndical régional, appelés aussi secrétaires. Ils portent des masques qui leur donnent une taille plus haute que le reste de la colonne. À remarquer que ces personnages masqués, qui tiennent un peu de la marionnette politique, sont différenciés par l’importance quantitative des masques : le secrétaire national porte un masque plus gros ; le secrétaire régional un masque d’importance moyenne. »
- Jean Louvet, Théâtre 1, op. cit., p. 105.
- Voir aussi d’autres allusions comme la réplique du « garde du bon Dieu », particulièrement son début : « LE GARDE. – C’est la fête. Les têtes se sont relevées au-dessus des haies. […]» ou l’entrée en scène de l’ouvrier qui joue le portier du Macao Bar. Affublé d’une casquette qui fait office de képi, il « passe la tête par la porte de la salle d’attente, rentre la tête. […] sortant à nouveau la tête ».