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Une métaphore pour un propos

Numéro 11 Novembre 2010 par Vincent Radermecker

novembre 2010

Les méta­phores du Train du bon Dieu, de Jean Lou­vet font signe vers un point cen­tral : dans ce déraille­ment de l’His­toire que consti­tue la grève s’af­fiche une autre réa­li­té, celle du spi­ri­tuel et du rêve, qui montre qu’autre chose que la vie quo­ti­dienne et le tra­vail sont possibles.

De nom­breuses et pré­cises remé­mo­ra­tions, tan­tôt per­son­nelles (Lou­vet ayant par­ti­ci­pé aux évè­ne­ments), tan­tôt issues de lec­tures his­to­riques, tra­versent Le train du bon Dieu. La grève géné­rale de l’hiver 1960 – 1961 a duré deux longs mois d’hiver, avec vic­times et émeutes, sur­tout en Wal­lo­nie ; elle a frac­tu­ré le pays, divi­sé en nord et sud, sui­vie qu’elle fut d’une déli­mi­ta­tion de la fron­tière lin­guis­tique. Ces faits et leur imbri­ca­tion ont été ample­ment rela­tés et com­men­tés dans notre intro­duc­tion du tome 1 de l’Œuvre com­plète1. Nous n’y revien­drons pas.

Notre atten­tion se por­te­ra sur les « méta­phores filées » du Train du bon Dieu, qu’elles s’activent au sein des dia­logues ou dans les jeux scé­niques. Nous les appe­lons « filées » parce qu’outre leur varié­té, mul­ti­pli­ci­té et ampleur, elles se tressent autour d’un focus cen­tral en inves­ti­guant non seule­ment le monde des luttes sociales, mais la vie quo­ti­dienne, l’univers reli­gieux, les sou­ve­nirs d’enfance, l’érotisme…

Nous lisons aux qua­trième et quin­zième tableaux du Train du bon Dieu :

LE PERE INDUSTRIEL. – Et j’ai mal au cou. […]

LE PERE INDUSTRIEL. – Riez, riez. Dites-moi, ai-je l’air d’un homme qui mour­ra avec sa tête ? (Le fils rit de plus belle.) Ah ! Jeu­nesse ! Notre tête n’est déjà plus bien droite au milieu de nos épaules. Les livres de nos pauvres petits enfants nous enseignent que lorsque la tête com­mence à pen­cher, il se trouve tou­jours un gar­çon bou­cher pour hâter sa chute dans le panier. Et vous riez. Mon pauvre cou ! […]

LE PERE INDUSTRIEL. – Non, j’ai trop mal au cou. […]

LE PERE INDUSTRIEL. – Ils remet­tront cela dans dix, quinze, vingt ans. Alors ils auront un pro­gramme, un par­ti révo­lu­tion­naire, une avant-garde, un niveau de conscience, peu importe com­ment ils s’y pren­dront, mais ils auront tiré la leçon. Dix ans, quinze ans ? Ô décen­nies fatales ! Mon pauvre cou.2

Cette insis­tance sur le mot « cou » qui clôt l’œuvre asso­cie, bien évi­dem­ment, cette gra­cieuse et utile par­tie du corps de l’homme à un évè­ne­ment his­to­rique pré­cis, la Révo­lu­tion fran­çaise. La fin du XVIIIe en France a mar­qué l’imaginaire des peuples, plus encore peut-être que la popu­la­tion locale. On sait ce qu’en a fait un Pol Pot ; sait-on qu’il s’est marié un 14 juillet3 ?

De nom­breuses autres images scé­niques et nota­tions réfé­ren­tielles — jusque dans de petits détails4 — illus­trent la fra­gi­li­té de l’«entredeux » qui relie un corps et une tête. Ces images convergent et s’imbriquent en une véri­table polyphonie.

Que ce soit le tra­jet pour arri­ver à Bruxelles, les gosiers qui hurlent des slo­gans ou crient leurs plaintes, ou encore la colonne des tra­vailleurs qui se dirige vers le ras­sem­ble­ment ouvrier où la bonne parole les ama­doue­ra, le vide intel­lec­tuel des « têtes » est mis en paral­lèle avec une sorte de bon­heur incon­nu et inef­fable que vivent les « cous ». Plai­sir de dégus­ter un verre de whis­ky ou de fine ; joie, toute dif­fé­rente, d’articuler des mots sonores que d’autres écoutent reli­gieu­se­ment ; ivresse d’une voix qui crée, devient lyrique, mira­cu­leuse… Scé­ni­que­ment, une force dio­ny­siaque émane de la colonne des tra­vailleurs qui se rendent au meeting.

La réplique de l’employé au dixième tableau est exem­pla­tive. Entré par mégarde dans le train du bon Dieu, dans le wagon situé après la loco­mo­tive et la pre­mière classe, il s’écrie :

L’EMPLOYÉ. – Mar­tha… Mar­tha… par­donne-moi ! Je suis en retard de dix minutes, je sais. Ne me fais pas la tête. J’ai une bonne nou­velle à t’annoncer. Tout à l’heure, dans le train, tu sais ce qui m’est arri­vé ? Tu ne devines pas, hein ? On m’a par­lé. Oui. Tu sais que voi­là plus de dix ans que je prends ce train. Dix ans que je mon­tais, que je m’asseyais dans le deuxième wagon, inco­gni­to. Per­sonne ne me regar­dait. Cha­cun dans son petit cube de vide, le nez dans le jour­nal. Voi­là que tout à l’heure, je prends le train. Un train pas comme les autres. Il y avait tant de bruit, tant de mou­ve­ment, tant de joie, tant d’amour qu’aucun train du monde n’aurait pu l’égaler. C’étaient des démo­bi­li­sés, je crois. Je m’assieds. Une femme est devant moi. Et tu sais ce qu’elle a fait ? Elle m’a sou­ri. Non, pas ce que tu crois. C’était une vraie femme avec des bas comme tout le monde. Elle me sou­riait comme si j’avais eu un air vivant. Vivant, Mar­tha, tu te rends compte. Nous sommes vivants ! Sors la fine, Mar­tha ; on va arro­ser cela. (Il s’en va, revient sur ses pas.) Nous ne sommes plus seuls !

« Ne fais pas la tête », « le nez dans le jour­nal », « elle me sou­riait », tout tourne ici autour d’une « tête » méta­mor­pho­sée, l’exclamation finale — « Nous sommes vivants » — ayant une réso­nance chris­tique. La trans­fi­gu­ra­tion s’opère ici à l’intérieur du train. Ce sen­ti­ment extrê­me­ment per­son­na­li­sé s’oppose à l’image — pré­sente à d’autres endroits de l’œuvre — de la loco­mo­tive qui conduit le pro­lé­ta­riat en marche vers l’Histoire. Nous sommes au cœur de notre méta­phore. Un corps aus­si a deux faces, l’une appa­rence / l’autre subjectivité.

Que les « entre deux » (cou humain, tra­jet vers la Capi­tale, colonne de tra­vailleurs en marche…) donnent un sen­ti­ment aigu et phy­sique que quelque chose d’autre que la vie quo­ti­dienne et le tra­vail sont pos­sibles, appa­rait dès lors révé­la­teur. N’est-il pas plai­sant que les cous de Mar­tha et de l’employé s’arroseront de fine ?

Un Homme chante à un moment don­né : « Où est la tête, où est la queue […] Du cou­rant qui t’a mené ? » Et un Garde : « C’est le temps des grands mots. »

Les coups de sif­flet du garde, les bor­bo­rygmes des esclaves, les cris et les chants des gré­vistes, les mots creux qui sortent des masques des « Grosses Têtes », les sonores « Vive la fête », « Vive le train », « Vive le train des capi­tales»… sont autant d’allusions aux gri­se­ries de « cous » sur­mon­tés de « têtes vides ». Scé­ni­que­ment, les « hau­teurs » — le quai d’où l’on contemple les ouvriers au tra­vail, l’estrade ou l’échelle où l’on pérore — repré­sentent aus­si des réfé­rences à l’expression « se mon­ter le col » ou « avoir un gros cou»… De même, de la mon­tée tant atten­due vers la capi­tale, Bruxelles — ou les attentes liées à la métro­pole qu’est Char­le­roi —, des­ti­na­tion miracle.

À cette eupho­rie des « cous humains » s’oppose tou­te­fois le « cou du bon Dieu ». S’y foca­lise en finale un bon Dieu ligo­té. En effet, après des tableaux où les mots ont pris la place des actes, les ouvriers constatent le déraille­ment du train. Un ouvrier affirme que ce sont les « Grosses Têtes » qui ont déta­ché la loco­mo­tive. Thé­rèse, la femme de Slick — le couple et Max sont les seuls pro­ta­go­nistes indi­vi­dués du Train —, dit, après réflexion : « Plus de loco­mo­tive, plus de “Grosses Têtes”. On rentre. » D’où l’idée que l’un d’eux prenne la direc­tion du mou­ve­ment. À un ouvrier qui crie à Slick : « Si on monte tous sur la tri­bune, tu ne seras plus notre chef », ce der­nier, y mon­tant, ne trouve à dire que : « On est tous des chefs. » Ce à quoi Thé­rèse réplique : « En atten­dant, la loco­mo­tive, elle vogue5. Il aurait fal­lu vous déci­der plus tôt, les amis. » Ces paroles « humaines » scellent la fin de la grève mais, peu après, Thé­rèse « voit » Dieu ligo­té et s’écrie : « Il fait signe de la tête… Vous, c’est Moi qu’Il dit… Ça y est, j’ai com­pris. Vous êtes le bon Dieu. »

Le « cou » de Dieu fait signe, mais sans gri­se­rie. Via la seule femme de l’œuvre, de nou­velles res­pon­sa­bi­li­tés s’imposent.

Nous avons par­lé des « entre deux », des « cous », mais la méta­phore filée enté­rine aus­si des « têtes » qui sont exa­cer­bées. Énu­mé­rons, pour être clair, les choses, per­sonnes et enti­tés qui, dans Le Train, repré­sentent une « tête ». En ce qui concerne les objets, l’exacerbation s’affiche dans des formes-types comme les sucettes, les géra­niums, la cas­quette ou le képi, le sif­flet… ain­si que dans l’objet scé­nique majeur, le masque, et l’objet réfé­ren­tiel majeur, la loco­mo­tive. Quant aux per­sonnes, il y a ceux qui dirigent, soit réel­le­ment — les secré­taires natio­naux et régio­naux (appe­lés « Grosses Têtes » car ils sont affu­blés de masques plus ou moins grands6) —, soit fic­ti­ve­ment — le patron de l’Eden Macao Bar. Ceux qui dis­posent d’une auto­ri­té « natu­relle » via l’âge, la qua­li­té de père et l’argent, comme le père indus­triel. Et enfin, plus inat­ten­du, la figure tuté­laire du « bon Dieu ». Pour ce qui est des enti­tés, la loca­li­sa­tion cen­trale et éle­vée agit, soit qu’il s’agisse d’une estrade ou d’une échelle du haut de laquelle se faire entendre et plé­bis­ci­ter, soit qu’il s’agisse du lieu de pou­voir, la capi­tale du pays.

Autant ses varia­tions sont com­plexes, autant le liant de cette méta­phore filée est simple : comme le déraille­ment d’une loco­mo­tive entraine l’immobilisation du convoi, de même l’atermoiement, les pré­séances et la phra­séo­lo­gie des res­pon­sables syn­di­caux d’une part, la méfiance des ouvriers pour tout lea­deur­ship de l’autre, pré­ci­pitent la faillite des reven­di­ca­tions. Il aurait fal­lu frap­per vite et fort la « tête » de l’État. La loco­mo­tive n’est donc pas une simple image : c’est réel­le­ment, en pre­nant ensemble le train pour Bruxelles, que les grilles du Par­le­ment auraient tremblé.

Dans une pre­mière ver­sion la pièce débu­tait par ces mots : « L’héroïne de la pièce, c’est une loco­mo­tive. Mal­heu­reu­se­ment, la Socié­té natio­nale des che­mins de fer n’a pas vou­lu nous prê­ter une loco­mo­tive. Aus­si, vous ne ver­rez pas l’héroïne. C’est dom­mage. La loco­mo­tive repré­sente l’histoire, oui, car si l’auteur veut vous pré­sen­ter l’histoire d’un déraille­ment, il se trompe, car en réa­li­té, il raconte le déraille­ment de l’Histoire, avec un H majus­cule7. »

Pro­non­cés par un « Héraut » qui « éclai­ré par un pro­jec­teur, parle du haut d’un mur, d’une voix pom­peuse et solen­nelle », les sub­stan­tifs de cette réplique — sujet, objet ou attri­but — s’avèrent autant d’instances pre­mières. Engin méca­nique, Socié­té, per­son­nage (héroïne, auteur), notion (His­toire) ou lettre (H), les « têtes » sont exa­cer­bées, mais aus­si et sur­tout fan­to­ma­tiques : l’«héroïne » res­te­ra invi­sible ; la « Socié­té » ne prête rien ; l’«Histoire » avec majus­cule — consonne non audible en l’occurrence — décrit un « déraille­ment » qui lui-même repré­sente… Cette éva­nes­cence est ren­for­cée par une plé­thore de verbes abs­traits : « prê­ter », « pré­sen­ter », « repré­sen­ter », « raconter»… 

Ce pro­logue, non rete­nu, atteste qu’une cari­ca­ture des « têtes » est en germe dès les pre­mières ver­sions. Dans l’œuvre, ce fan­to­ma­tique sera théâ­tra­li­sé et, comme par vir­tuo­si­té, mêlé à d’autres ins­tances d’une irréa­li­té diverse. Un ouvrier joue au Patron puis devient un encor­dé gro­tesque. La loco­mo­tive demeure invi­sible, mais est audible. Les « Grosses Têtes » pérorent sous des masques. Avec le « bon Dieu », une autre réa­li­té s’affiche encore : non celle du socioé­co­no­mique ou de l’intellectuel, mais celle du spi­ri­tuel et du rêve.

En sur­gis­sant, dis­pa­rais­sant, réap­pa­rais­sant comme dans un songe, ces images entre­croi­sées de « têtes8 » pro­lon­gées de corps inexis­tants ou ineptes consti­tuent une esthé­tique de la Forme tout à fait ori­gi­nale et dont on com­prend qu’elle a séduit Marc Liebens.

Quant à la vacui­té des « corps » et à sa théâ­tra­li­sa­tion, notons des absences — l’évocation récur­rente du train déva­lo­rise jambes et pieds d’ouvriers par ailleurs débous­so­lés ; on compte cinq fois le mot « loco­mo­tive » dans l’œuvre pour un seul « wagon » — et des jeux de scène : boxeur qui boxe dans le vide, ouvriers encor­dés par la cein­ture, colonne de tra­vailleurs rési­gnés, images du bâton de la sucette et de la tige du géranium…

Lorsque les ombres des tanks appa­raissent au trei­zième tableau, un homme entre et crie : « Trêve de paroles ! Le train des capi­tales renâcle dans la plaine et la foi se retire dans nos cœurs. » Outre un manque de cœur, un autre dan­ger menace : la séduc­tion fes­tive et sen­suelle. Les chants et les cris dis­pa­rates des émeu­tiers l’illustrent comme ce qu’on dit de la Capi­tale « où les femmes sont belles, la ville aux mille tiroirs où tout se trouve pour tout comprendre ».

Le cou affirme par­fois de manière osten­ta­toire un lien solide entre tête et corps. On pense à la pos­ture de mili­taires en parade ou à des sta­tues comme le Bal­zac de Rodin. Ici, le cou illustre un point faible, sym­bo­li­que­ment presque éthé­ré. Ne retrouve-t-on pas une fra­gi­li­té de conjonc­tion dans le titre même ? Com­ment com­prendre le « du » de Le train du bon Dieu ?

  1. Jean Lou­vet, Théâtre 1. Le train du bon Dieu, L’an un, À bien­tôt, Mon­sieur Lang, Mort et résur­rec­tion du citoyen Julien T., Les clients, Le bouf­fon. Textes réunis et pré­sen­tés par Vincent Rader­me­cker avec la col­la­bo­ra­tion de Nicole Leclercq, Bruxelles, AML Édi­tions, coll. « Archives du futur », 2006. Le deuxième volume reprend, chez le même édi­teur, L’aménagement, Conver­sa­tion en Wal­lo­nie, La farce du sous-marin, L’homme qui avait le soleil dans sa poche, Un Faust. Le troi­sième tome en pré­pa­ra­tion repren­dra Le sabre de Tolède ; Jacob seul ; Le grand com­plot ; Un homme de com­pa­gnie ; Simenon.
  2. Notons la saveur de l’image, telle que pro­po­sée par Lou­vet dans la deuxième cita­tion, des têtes « pen­chées » des aris­to­crates. Elles se penchent face au roi, face à face, dans la danse, dans l’écoute…
  3. Phi­lip Short, Pol Pot. Ana­to­mie d’un cau­che­mar, édi­tions Denoël, 2007.
  4. « LE PATRON. – Plus vite, ils ont très soif. (Le bar­man s’affaire, rem­plit les verres.) LE PATRON. – Stop ! Le col ! Je t’ai déjà dit cent fois : faut res­pec­ter le col. » Dans la bouche du patron, ce « col » a sub­ti­le­ment, lui aus­si, une conno­ta­tion en rap­port avec les « cols blancs ».
  5. La loco­mo­tive « vogue ». Elle a donc per­du toute identité…
  6. Voir le dixième tableau : « Au centre du groupe : deux hommes : le repré­sen­tant syn­di­cal natio­nal et le repré­sen­tant syn­di­cal régio­nal, appe­lés aus­si secré­taires. Ils portent des masques qui leur donnent une taille plus haute que le reste de la colonne. À remar­quer que ces per­son­nages mas­qués, qui tiennent un peu de la marion­nette poli­tique, sont dif­fé­ren­ciés par l’importance quan­ti­ta­tive des masques : le secré­taire natio­nal porte un masque plus gros ; le secré­taire régio­nal un masque d’importance moyenne. »
  7. Jean Lou­vet, Théâtre 1, op. cit., p. 105.
  8. Voir aus­si d’autres allu­sions comme la réplique du « garde du bon Dieu », par­ti­cu­liè­re­ment son début : « LE GARDE. – C’est la fête. Les têtes se sont rele­vées au-des­sus des haies. […]» ou l’entrée en scène de l’ouvrier qui joue le por­tier du Macao Bar. Affu­blé d’une cas­quette qui fait office de képi, il « passe la tête par la porte de la salle d’attente, rentre la tête. […] sor­tant à nou­veau la tête ».

Vincent Radermecker


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