Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Une loi pénitentiaire en Belgique, pour quoi faire ?

Numéro 6 - 2015 par Christophe Mincke

septembre 2015

En 2005, pour la pre­mière fois dans son his­toire, la Bel­gique se dotait d’une loi péni­ten­tiaire. Por­teuse en appa­rence de prin­cipes géné­reux, elle consa­crait un ambi­tieux pro­jet : faire entrer le droit en pri­son. Dix ans plus tard, on peut s’interroger tant sur les contours du pro­jet lui-même que sur la pos­si­bi­li­té de son appli­ca­tion. Et si l’objectif annon­cé de nor­ma­li­sa­tion de la pri­son cachait une chaussetrappe ?

Dossier

Comme dans tout État moderne, la pri­son est chez nous au centre de l’arsenal des peines. Elle y est depuis les ori­gines de notre État, lequel reprit alors le Code pénal fran­çais, puis conçut le sien propre en 1867 autour de la tri­lo­gie « peine capi­tale-enfer­me­ment-amende ». Encore, chez nous, la peine de mort fut-elle appli­quée avec fort peu d’enthousiasme, nos ministres de la Jus­tice ayant tôt pris l’habitude de la com­muer en empri­son­ne­ment à vie. C’est dire l’importance de la pri­son, non seule­ment dans les pra­tiques, mais éga­le­ment dans les ima­gi­naires répressifs.

Pour­tant, la Bel­gique n’adopta jamais de loi péni­ten­tiaire et régla le fonc­tion­ne­ment de la pri­son au tra­vers d’un fouillis de direc­tives et cir­cu­laires admi­nis­tra­tives, d’arrêtés royaux et de déci­sions dis­cré­tion­naires — voire arbi­traires — de l’administration péni­ten­tiaire1.

Le récent regain d’intérêt pour les ques­tions pénales et, sans doute, le nombre de condam­na­tions de la Bel­gique par des ins­tances inter­na­tio­nales pour l’ensemble de son œuvre car­cé­rale, l’incitèrent cepen­dant à cor­ri­ger cette aber­ra­tion. Une com­mis­sion « loi de prin­cipes concer­nant l’administration péni­ten­tiaire et le sta­tut juri­dique des déte­nus » fut créée. Com­po­sée de spé­cia­listes des ques­tions car­cé­rales pla­cés sous la hou­lette du pro­fes­seur Lie­ven Dupont (KUL), elle accou­cha d’un volu­mi­neux rap­port pro­po­sant à la fois une réflexion sur la pri­son du XXIe siècle et un texte législatif.

Le résul­tat de ce tra­vail fut ava­li­sé par le légis­la­teur qui s’empara du dos­sier, fit de l’avant-projet une pro­po­si­tion de loi qu’il dis­cu­ta, amen­da et adop­ta. Un ambi­tieux pro­jet arri­vait ain­si à bon port et le règne de la loi allait pou­voir s’étendre sur la pri­son. C’était mal­heu­reu­se­ment pécher par opti­misme que de pen­ser cela.

Matières concernées

La loi du 12 jan­vier 2005 dite de prin­cipes concer­nant l’administration péni­ten­tiaire ain­si que le sta­tut juri­dique des déte­nus (ci-des­sous « loi de prin­cipes » ou « loi péni­ten­tiaire ») règle l’ensemble de la ges­tion interne de la pri­son. Elle traite d’un nombre consi­dé­rable de ques­tions allant des droits fon­da­men­taux des déte­nus aux pro­cé­dures dis­ci­pli­naires, en pas­sant par le régime de vie, les visites, les com­mu­ni­ca­tions avec l’extérieur, le tra­vail et sa rému­né­ra­tion, le plan de déten­tion, les for­ma­tions et loi­sirs, l’aide sociale, le contrôle des éta­blis­se­ments, etc.

Au-delà du pres­crit légal, le rap­port de la com­mis­sion, ver­sé au dos­sier légis­la­tif et fai­sant à ce titre par­tie des tra­vaux pré­pa­ra­toires, regorge de consi­dé­ra­tions sur ce qu’est la pri­son et, sur­tout, sur ce qu’elle devrait être demain. Des prin­cipes direc­teurs sont déga­gés qui per­mettent de tra­cer les contours d’une pri­son idéale pour notre temps. Car, alors que cette ins­ti­tu­tion vieille de deux siècles — l’emprisonnement comme peine nais­sant avec la moder­ni­té poli­tique — craque de toutes parts, alors que le constat de son échec a été dres­sé dès la fin du XIXe siècle, alors que le rêve de la rem­pla­cer par des inter­ven­tions cura­tives scien­ti­fi­que­ment cali­brées2 a été déçu depuis long­temps, la pri­son semble demeu­rer suf­fi­sam­ment indis­pen­sable pour qu’on se sou­cie de lui for­ger un nou­veau visage et une nou­velle légi­ti­mi­té. C’est la par­tie des tra­vaux pré­pa­ra­toires consa­crée à cette réflexion fon­da­men­tale qui va nous inté­res­ser tout par­ti­cu­liè­re­ment ici.

On note­ra que les par­le­men­taires se sont expli­ci­te­ment appro­prié les conclu­sions de la com­mis­sion. De ce fait, nous ne dis­tin­gue­rons pas les posi­tions des uns et de l’autre. Nous nous atta­che­rons du reste aux inten­tions décla­rées dans les docu­ments pré­pa­ra­toires et n’essayerons pas d’en éva­luer le carac­tère réa­liste. L’on sait qu’il y a sou­vent plus qu’une nuance entre ce que le poli­tique met en avant pour jus­ti­fier ses pro­jets et les buts qu’il pour­suit réel­le­ment, mais il n’est pas pos­sible d’entrer ici dans une ques­tion aus­si complexe.

Une prison normale

L’objectif cen­tral de la loi, pro­cla­mé maintes fois au cours des tra­vaux pré­pa­ra­toires, est la limi­ta­tion des effets néfastes de l’incarcération. Au fon­de­ment de cet objec­tif néga­tif — en forme de « ne pas » —, on trouve l’idée selon laquelle il serait illu­soire d’attendre quoi que ce soit de posi­tif d’une incar­cé­ra­tion si l’on ne met pas tout en œuvre pour en limi­ter les effets néga­tifs « sup­plé­men­taires ». Ce sup­plé­ment est celui qui s’ajoute aux effets de la seule pri­va­tion de liberté.

La prin­ci­pale manière d’obtenir cette réduc­tion des effets néfastes est la nor­ma­li­sa­tion de la pri­son, laquelle vise à ce que les situa­tions vécues en pri­son cor­res­pondent au mieux à celles qui ont cours hors de ses murs ; du moins pour les posi­tives, la nor­ma­li­sa­tion ne parais­sant pas impli­quer la repro­duc­tion des situa­tions de vio­lence, de sans-abrisme, de consom­ma­tion de stu­pé­fiants ou de misère extrême que vivent sou­vent les délin­quants avant d’être écroués.

Dans la pri­son « nor­male » que le légis­la­teur appelle de ses vœux, les prin­cipes de res­pect et de res­pon­sa­bi­li­sa­tion seraient abso­lu­ment cen­traux. Lar­ge­ment asso­ciés au point qu’ils semblent sou­vent pro­cé­der l’un de l’autre, ils semblent impli­quer, plus qu’un res­pect des droits fon­da­men­taux, un main­tien d’une cer­taine auto­no­mie et, donc, de la capa­ci­té à conti­nuer de jouer cer­tains rôles sociaux vis-à-vis de soi (for­ma­tion, capa­ci­té à faire des pro­jets, pro­jec­tion dans l’avenir) ou d’autrui (famille, vic­time, acteurs exté­rieurs de sou­tien à la réin­ser­tion, etc.).

Un der­nier point essen­tiel est mis en exergue par le pro­fes­seur Dupont : le prin­cipe de par­ti­ci­pa­tion, selon lequel le déte­nu doit se voir offrir la pos­si­bi­li­té de par­ti­ci­per acti­ve­ment à la vie et à l’organisation de la pri­son — en ce com­pris à l’exécution de la peine — notam­ment via la prise d’initiatives à l’égard de la vic­time ou la mise en place d’un plan de déten­tion éta­blis­sant un pro­jet à réa­li­ser au cours du temps pas­sé der­rière les barreaux.

Ouvrez la cage aux oiseaux

Ces options fon­da­men­tales du légis­la­teur ont d’importantes consé­quences quant au pro­jet car­cé­ral. C’est ain­si que la nor­ma­li­sa­tion com­mande que la pri­son soit un espace le plus ouvert pos­sible. Or, tra­di­tion­nel­le­ment, la pri­son est non seule­ment retran­chée du monde der­rière ses murs, mais éga­le­ment inté­rieu­re­ment cloi­son­née par un plan « cel­lu­laire » visant, théo­ri­que­ment, l’isolement de chaque déte­nu au sein d’un espace de confi­ne­ment per­son­nel. Il est bien enten­du que l’impératif de sécu­ri­té est abon­dam­ment mobi­li­sé pour jus­ti­fier ces fermetures.

Ain­si, visites faci­li­tées des proches (en ce com­pris des visites dans l’intimité), pos­si­bi­li­té de rece­voir des cour­riers, dis­po­ni­bi­li­té en pri­son des ser­vices dis­pen­sés à l’extérieur (sou­tien psy­cho­so­cial, for­ma­tion, soins médi­caux, etc.) sont quelques-uns des points qui indiquent que l’on entend désen­cla­ver la pri­son. Il s’agit d’ouvrir non seule­ment l’espace phy­sique — en per­met­tant des entrées et des sor­ties —, mais éga­le­ment l’espace social — en encou­ra­geant notam­ment le main­tien des rela­tions sociales et affec­tives avec l’extérieur. Du pro­jet de cou­per le déte­nu de son milieu — néces­sai­re­ment cri­mi­no­gène —, on est pas­sé à la volon­té de main­te­nir des rela­tions indis­pen­sables à la réin­ser­tion après la libé­ra­tion. De l’idée de sécu­ri­ser par le retrait du délin­quant du corps social, on en est venu à celle de la pro­tec­tion par la pré­ser­va­tion des capa­ci­tés d’action et d’interaction du condamné.

Pour ce qui est du cloi­son­ne­ment interne, la loi péni­ten­tiaire passe offi­ciel­le­ment d’un régime d’isolement à un régime com­mu­nau­taire. Certes, il sera pos­sible pour un déte­nu de s’isoler dans un espace de vie per­son­nel, mais la règle est désor­mais la vie en com­mu­nau­té. On voit que l’on passe d’un sys­tème dans lequel il était avant tout ques­tion d’éviter la conta­gion cri­mi­nelle en iso­lant les indi­vi­dus à une vision où la pri­son doit être un espace social.

Au-delà de ces ouver­tures, les idées de par­ti­ci­pa­tion et de res­pon­sa­bi­li­sa­tion vont se concré­ti­ser dans un dis­po­si­tif par­ti­cu­lier : celui du plan de déten­tion. Il est pré­vu que chaque déte­nu entrant en pri­son soit sou­mis — sauf excep­tions — à une enquête por­tant sur sa per­sonne et sa situa­tion, ce afin d’individualiser la lutte contre les effets pré­ju­di­ciables et les objec­tifs de la pri­va­tion de liber­té. Cette enquête doit ser­vir de base à la consti­tu­tion d’un plan de déten­tion individuel.

Il s’agit d’inviter le déte­nu à par­ti­ci­per à l’exécution de sa peine en défi­nis­sant un pro­jet. Il n’est plus ques­tion pour lui d’attendre que le temps passe, mais bien de mettre à pro­fit son temps der­rière les bar­reaux pour atteindre des objec­tifs en matière d’indemnisation de la vic­time, de moda­li­tés d’exécution de la peine, de for­ma­tion, de tra­vail, d’encadrement psy­cho­so­cial ou de trai­te­ments médi­caux, etc.

Le déte­nu peut refu­ser de se plier à l’exercice, mais il est encou­ra­gé à se res­pon­sa­bi­li­ser et à par­ti­ci­per à l’exécution de sa peine. On voit ici une évo­lu­tion fon­da­men­tale par rap­port à un sys­tème anté­rieur dans lequel l’emprise sur le condam­né jus­ti­fiait que l’on contraigne son com­por­te­ment. Il n’était pas ques­tion de lui deman­der son avis, à lui qui était un pur objet de la peine qui lui était infli­gée. Le bon déte­nu, aujourd’hui, est celui qui prend son des­tin en main.

Cet exemple est le plus mar­quant, mais il n’est qu’une des décli­nai­sons des prin­cipes de par­ti­ci­pa­tion et de res­pon­sa­bi­li­sa­tion. Ain­si les tra­vaux pré­pa­ra­toires invitent-ils à consi­dé­rer l’ensemble des acteurs de la pri­son comme les par­te­naires d’un pro­jet col­lec­tif : une pri­son par­ti­ci­pa­tive. Même lorsqu’il est ques­tion de la can­tine — maga­sin de la pri­son où les déte­nus peuvent se pro­cu­rer des pro­duits venant de l’extérieur —, c’est la par­ti­ci­pa­tion qui est évo­quée pour garan­tir que la dis­po­ni­bi­li­té et les prix des mar­chan­dises soient rai­son­nables par rap­port à la situa­tion de la socié­té libre.

Il est bien évident que cette façon de pro­cé­der est sus­cep­tible d’aboutir à l’identification du déte­nu comme source de l’incapacité de la pri­son à le réfor­mer. N’étant plus un objet aux mains d’une ins­ti­tu­tion totale, il est res­pon­sa­bi­li­sé… et devra donc rendre compte d’éventuels échecs et dérives liés à sa pri­va­tion de liberté.

Une peine ? Non, un projet !

On note­ra que, lorsqu’il sol­li­ci­te­ra sa libé­ra­tion condi­tion­nelle, le déte­nu se ver­ra deman­der un plan de réin­ser­tion. La logique de pro­jet est donc omni­pré­sente, elle qui se fonde sur l’appel à se fixer des objec­tifs, à se mettre en mou­ve­ment et à pour­suivre, quelles que soient les cir­cons­tances, une action visant à amé­lio­rer son sort. On retrouve ici une logique déjà à l’œuvre dans les rap­ports aux allo­ca­taires sociaux, appe­lés à se res­pon­sa­bi­li­ser et à adop­ter une atti­tude active vis-à-vis de leur situation.

Cette vision prend place dans un contexte très par­ti­cu­lier pour ce qui est de la déter­mi­na­tion des objec­tifs de l’incarcération. La pre­mière rai­son d’être de la pri­son, tra­di­tion­nel­le­ment, est bien enten­du la puni­tion. On parle de « peine pri­va­tive de liber­té » car l’objectif du trai­te­ment infli­gé est de faire souf­frir le condam­né en rétor­sion de l’infraction qu’il a com­mise. Or, cette dimen­sion afflic­tive est très lar­ge­ment absente des consi­dé­ra­tions sur l’incarcération et, lorsqu’elle émerge au cours des débats, c’est pour être très net­te­ment rejetée.

Ain­si, alors que Bart Lae­re­mans, dépu­té Vlaams Belang, évoque cet objec­tif, Hugo Cove­liers (Open-VLD) affirme que : « La théo­rie du carac­tère puni­tif et dis­sua­sif de l’emprisonnement est erro­née et dépas­sée. La per­sonne qui veut enfreindre la loi, le fera quelle que soit la sanction. »

La dimen­sion puni­tive, même si elle nous semble res­ter essen­tielle dans les repré­sen­ta­tions pro­fanes de la pri­son et dans le désir d’incarcération qui hante notre socié­té, est donc lar­ge­ment pas­sée sous silence, voire niée dans les tra­vaux pré­pa­ra­toires. Pour­tant, elle est recon­nue dans la loi elle-même, plus pré­ci­sé­ment dans son article 9, ain­si libellé :

§ 1er. Le carac­tère puni­tif de la peine pri­va­tive de liber­té se tra­duit exclu­si­ve­ment par la perte totale ou par­tielle de la liber­té de mou­ve­ment et les res­tric­tions à la liber­té qui y sont liées de manière indissociable.

§ 2. L’exécution de la peine pri­va­tive de liber­té est axée sur la répa­ra­tion du tort cau­sé aux vic­times par l’infraction, sur la réha­bi­li­ta­tion du condam­né et sur la pré­pa­ra­tion, de manière per­son­na­li­sée, de sa réin­ser­tion dans la socié­té libre.

§ 3. Le condam­né se voit offrir la pos­si­bi­li­té de col­la­bo­rer de façon construc­tive à la réa­li­sa­tion du plan de déten­tion indi­vi­duel visé au titre IV, cha­pitre II, lequel est éta­bli dans la pers­pec­tive d’une exé­cu­tion de la peine pri­va­tive de liber­té qui limite les effets pré­ju­di­ciables, est axée sur la répa­ra­tion et la réin­ser­tion, et se déroule en sécurité.

On le voit, le para­graphe 2 de l’article 9 indique des objec­tifs de répa­ra­tion du dom­mage subi par la vic­time, de réha­bi­li­ta­tion et de pré­pa­ra­tion de la libé­ra­tion. Cela dit, l’exposé des motifs de la loi pré­cise qu’il ne s’agit que de buts pour­sui­vis à l’occasion de l’incarcération, le but direct de celle-ci n’étant autre que la simple exé­cu­tion d’une condam­na­tion pénale (1076/001, 64). Cette concep­tion fait de la peine de pri­son un vec­teur, une cir­cons­tance qui per­met de pro­fi­ter du fait qu’un indi­vi­du passe par la case pri­son pour se sou­cier d’atteindre cer­tains objec­tifs. La pri­son, en elle-même, de manière géné­rale, ne semble pas se jus­ti­fier autre­ment que par elle-même. Expli­ci­te­ment, l’établissement péni­ten­tiaire y est qua­li­fié de « lieu de dépôt ». Les objec­tifs pré­ci­sés à l’article 9, §2, ne sont donc que des buts pour­sui­vis à l’occasion de la détention.

On peut dès lors s’interroger sur le sens col­lec­ti­ve­ment, poli­ti­que­ment, don­né à la peine pri­va­tive de liber­té. Inter­ro­gé à ce pro­pos, le pro­fes­seur Dupont répond que, pour lui, le §3 de l’article 9 « dis­pose que le condam­né est res­pon­sable du sens à don­ner à la déten­tion car, après tout, il s’agit de “sa” peine. Le condam­né obtient voix au cha­pitre en ce qui concerne le conte­nu de la peine3 ».

Voi­là donc la res­pon­sa­bi­li­sa­tion et la par­ti­ci­pa­tion pous­sées au paroxysme, jusqu’à char­ger le déte­nu de la tâche de trou­ver un sens à sa peine et à en déchar­ger cor­ré­la­ti­ve­ment la col­lec­ti­vi­té qui la lui impose. La pri­son appa­rait alors comme une page blanche sur laquelle les per­sonnes sont enjointes de tra­cer les contours de leurs pro­jets. Qu’avez-vous l’intention de faire de ce temps que l’on vous confisque et auquel il fau­dra bien que vous don­niez un sens, un sens posi­tif, qui plus est ?

Dans ce cadre, logi­que­ment, les tra­vaux pré­pa­ra­toires ne pré­sentent plus l’aide au déte­nu comme une prise en charge, mais comme une offre de ser­vice, le condam­né étant de fac­to res­pon­sable du recours qu’il y fera (ou pas) et des résul­tats qui en seront issus. De son côté, l’administration n’est pas tenue de lui offrir de ser­vice particulier.

Gérer la population

Nous pour­rions pour­suivre long­temps le tour du pro­prié­taire tant la loi règle de domaines, ce n’est mal­heu­reu­se­ment pas pos­sible. Il en est cepen­dant encore un qui ne peut être pas­sé sous silence : celui de la limi­ta­tion stricte de la popu­la­tion car­cé­rale. Face à cet obs­tacle récur­rent à toute poli­tique péniten­tiaire digne de ce nom, la com­mis­sion Dupont avait inté­gré un article 15 à son avant-pro­jet, lequel dis­po­sait que « Le roi déter­mine la capa­ci­té d’occupation maxi­male de chaque pri­son ou de chaque sec­tion de pri­son » et que « La capa­ci­té maxi­male d’un éta­blis­se­ment péni­ten­tiaire ou d’une sec­tion […] ne peut être dépassée ».

Il s’agissait donc de rendre impos­sible la sur­po­pu­la­tion car­cé­rale afin « d’assurer la trans­pa­rence autour de l’existence d’un pro­blème qui doit pou­voir être réso­lu si cha­cun assume ses res­pon­sa­bi­li­tés, ce qui doit per­mettre d’éviter que la pro­blé­ma­tique de la sur­po­pu­la­tion ne fasse peser une hypo­thèque si lourde sur les prin­cipes de base conte­nus dans le pro­jet de loi que la mise en œuvre de la loi devienne impos­sible4 ». De l’aveu de la com­mis­sion elle-même, c’était donc l’ensemble de l’applicabilité de la loi de prin­cipes qui était en jeu.

De manière sur­pre­nante ou non, le gou­ver­ne­ment a intro­duit un amen­de­ment, voté par la majo­ri­té, qui a abou­ti à la sup­pres­sion de cet article 15. La sur­po­pu­la­tion car­cé­rale reste donc endé­mique et rien ne semble pou­voir en venir à bout, et cer­tai­ne­ment pas la déter­mi­na­tion des auto­ri­tés à agir sur elle de manière directe et vigoureuse.

Concrètement, l’entrée en vigueur de la loi

Dans un tel contexte, on peut s’interroger sur le sta­tut de la loi de prin­cipes. Au-delà d’une entre­prise d’énonciation d’un pro­jet de pri­son légi­time pour les temps actuels, y a‑t-il la moindre chance qu’elle débouche sur une réelle modi­fi­ca­tion de la manière dont la peine pri­va­tive de liber­té est appli­quée dans notre pays ?

Cette ques­tion est d’autant plus cru­ciale que la loi, alors qu’elle fête ses dix ans, n’est tou­jours pas entiè­re­ment entrée en vigueur, notam­ment du fait de l’opposition farouche de cer­taines caté­go­ries de tra­vailleurs car­cé­raux — au pre­mier rang des­quels les sur­veillants — à cer­taines de ses dis­po­si­tions, notam­ment celles qui donnent aux pri­son­niers les moyens de faire res­pec­ter leurs droits.

C’est ain­si que les dis­po­si­tions com­pre­nant des prin­cipes géné­raux sont entrées en vigueur, ain­si que celles rela­tives aux condi­tions de vie maté­rielles, aux contacts avec l’extérieur, à la pra­tique reli­gieuse ou à l’accès à l’aide sociale. De même, les règles répres­sives por­tant sur la « mise au secret » durant la déten­tion pré­ven­tive, sur le pla­ce­ment en régime de sécu­ri­té, sur les mesures de contrôle ou sur les sanc­tions dis­ci­pli­naires sont désor­mais applicables.

De manière peu sur­pre­nante sont res­tées dans les limbes, notam­ment, les normes rela­tives au plan indi­vi­duel de déten­tion, à la sur­veillance des pri­sons, aux soins de san­té ou aux plaintes et récla­ma­tions des déte­nus5.

Si, donc, des prin­cipes très géné­raux favo­rables sont bien d’application, c’est aus­si le cas de l’ensemble des dis­po­si­tions per­met­tant à l’administration péni­ten­tiaire de peser sur les déte­nus. Les droits concrets de ces der­niers et les garde-fous ima­gi­nés par le légis­la­teur, eux, conti­nuent de ren­con­trer une forte oppo­si­tion… et de faire l’objet de peu d’intérêt de la part des ministres de la Jus­tice qui se sont suc­cé­dé depuis 2005.

La dilution de la prison ?

Dans l’état actuel des choses, la loi de prin­cipes, pre­mière loi péni­ten­tiaire belge, ne semble pas vouée à chan­ger radi­ca­le­ment la ges­tion des pri­sons ni à don­ner corps à l’ambition de faire entrer le droit en pri­son au béné­fice des détenus.

Elle consti­tue cepen­dant bien une ten­ta­tive de pro­duire un dis­cours jus­ti­fi­ca­tif, tra­çant les contours d’une pri­son relé­gi­ti­mée à l’aune des valeurs du XXIe siècle. Elle prend alors, dans les dis­cours pro­duits à l’occasion de l’adoption de la loi, l’apparence d’une pri­son nor­ma­li­sée et ouverte, dans laquelle les déte­nus, non seule­ment béné­fi­cie­raient de droits, mais seraient éga­le­ment res­pec­tés, res­pon­sa­bi­li­sés et mobi­li­sés. En charge de la ges­tion de leur temps de pri­va­tion de liber­té, invi­tés à éla­bo­rer des pro­jets, conviés à par­ti­ci­per au fonc­tion­ne­ment de la pri­son, ils seraient des consom­ma­teurs de ser­vices devant faire un usage opti­mal des res­sources à leur dis­po­si­tion pour amé­lio­rer leur situation.

On ne peut cepen­dant s’empêcher de pen­ser que ce pro­jet fut éla­bo­ré, adop­té et par­tiel­le­ment appli­qué paral­lè­le­ment à d’autres, comme le Mas­ter­plan, vaste entre­prise de construc­tion de pri­sons et d’accroissement du nombre de places dis­po­nibles, la bana­li­sa­tion du recours à la sur­veillance élec­tro­nique (comme moda­li­té de libé­ra­tion condi­tion­nelle, mais aus­si comme alter­na­tive à la déten­tion pré­ven­tive et comme peine auto­nome), le déve­lop­pe­ment spec­ta­cu­laire de la peine de tra­vail (sans effet sur la popu­la­tion péni­ten­tiaire), etc.

C’est dans ce contexte qu’on peut être ame­né à s’interroger sur le pro­jet de nor­ma­li­sa­tion de la pri­son. S’il semble de prime abord indis­cu­ta­ble­ment posi­tif de vou­loir faire de la pri­son un espace aus­si « nor­mal » que pos­sible dans le but de sup­pri­mer ses effets délé­tères, on ne peut s’empêcher de son­ger que cela abou­tit à une alter­na­tive. La pre­mière pos­si­bi­li­té est que la pri­son soit sup­pri­mée en tant que telle et, se diluant dans la socié­té, elle devienne nor­male en dis­pa­rais­sant. Une pri­son ne peut en effet être réel­le­ment nor­male, tant est exor­bi­tant le pou­voir de s’emparer du corps d’autrui pour l’enfermer. Cepen­dant, les théo­ries abo­li­tion­nistes sont pas­sées de mode — c’est le moins qu’on puisse dire — et il y a peu de chances que la nor­ma­li­sa­tion mène à la pro­gres­sive dis­pa­ri­tion de la prison.

L’autre terme de l’alternative est, bien enten­du, de faire en sorte que la pri­son soit nor­male en fai­sant régner hors d’elle bon nombre des normes qui la consti­tuent. La car­cé­ra­li­sa­tion du monde libre via des entre­prises de limi­ta­tion de la liber­té comme la sur­veillance élec­tro­nique6, la géné­ra­li­sa­tion du tra­çage des indi­vi­dus, la res­tric­tion du droit à la vie pri­vée, l’usage mas­sif de la pri­va­tion de liber­té hors pri­son à des­ti­na­tion des « illé­gaux », la géné­ra­li­sa­tion d’un contrôle for­te­ment inva­sif vis-à-vis de caté­go­ries de popu­la­tion per­çues comme pro­blé­ma­tiques (comme les allo­ca­taires sociaux) et la sou­mis­sion d’un nombre crois­sant de per­sonnes à des impé­ra­tifs de res­pon­sa­bi­li­té, de pla­ni­fi­ca­tion et d’inclusion dans des pro­jets contrai­gnants sont autant d’indices qui donnent à craindre que la pri­son ne devienne nor­male tant les règles qui y règnent pour­raient nous paraitre comme banales.

La ques­tion est dès lors de savoir si nous sou­hai­tons cette nor­ma­li­sa­tion carcérale.

  1. La situa­tion était lar­ge­ment iden­tique pour ce qui était de la régu­la­tion de l’exécution de la peine de pri­son elle-même. Voyez à ce sujet la contri­bu­tion de Marie-Aude Beer­naert dans ce dossier.
  2. Ce mou­ve­ment dit, en Bel­gique, de défense sociale a abou­ti à la loi du même nom, laquelle régit l’internement des délin­quants malades men­taux. Des mêmes concep­tions est éga­le­ment issu le trai­te­ment spé­ci­fique réser­vé aux mineurs délin­quants et aux mineurs en dan­ger, concer­nés par des mesures édu­ca­tives plu­tôt que par des peines, ain­si que l’incarcération pour vaga­bon­dage (aujourd’hui abrogée).
  3. Pro­po­si­tion de réso­lu­tion rela­tive au rap­port final de la com­mis­sion « loi de prin­cipes concer­nant l’administration péni­ten­tiaire et le sta­tut juri­dique des déte­nus », rap­port fait au nom de la com­mis­sion par M. Tony Van Pari­js, Doc. Parl., Chambre, 2003, 2317/002, 49.
  4. Rap­port final de la com­mis­sion « loi de prin­cipes concer­nant l’administration péni­ten­tiaire et le sta­tut juri­dique des déte­nus ». Rap­port fait au nom de la com­mis­sion de la Jus­tice par Vincent Decro­ly et Tony Van Parys, Doc. Parl., Chambre, 2001, 1076/001, 127.
  5. À pro­pos de l’entrée en vigueur de la loi, voyez Tom Daems et al., « De basis­wet van 12 janua­ri 2005 betref­fende het gevan­ge­nis­we­zen en de rechts­po­si­tie van de gede­ti­neer­den : een sta­tus quaes­tio­nis », Tijd­schrift voor Stra­frecht. Juris­pru­den­tie, nieuwe wet­ge­ving en doc­trine voor de prak­tijk, n°1 (2014), p. 2‑46.
  6. À ce sujet, nous ren­voyons à un billet que nous avons récem­ment publié dans la revue. Chr. Mincke, « Cel­lule fami­liale ».

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.