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Une littérature en arabe à Bruxelles ?

Numéro 1 Janvier 2011 - Art et culture par Xavier Luffin

janvier 2011

La pré­sence dans notre pays d’une com­mu­nau­té immi­grée d’o­ri­gine arabe — venue en grande par­tie du Maroc, mais aus­si d’autres pays du Magh­reb et plus récem­ment du Moyen-Orient — est main­te­nant un fait ancien, enta­mé depuis envi­ron un demi-siècle. Cette com­mu­nau­té a don­né à la Bel­gique — tant fran­co­phone que néer­lan­do­phone — quelques nou­veaux écri­vains : Rachi­da Lam­ra­bet, Nadia Dala ou Naie­ma Bediou­ni dans le nord du pays, Lei­la Houa­ri, Issa Aït Belize, Saber Assal et d’autres à Bruxelles et en Wal­lo­nie. Cette contri­bu­tion d’é­cri­vains d’o­ri­gine étran­gère, qu’ils soient de pre­mière, deuxième ou troi­sième géné­ra­tion, n’a en soi rien d’i­nat­ten­du et se retrouve par ailleurs sur la scène lit­té­raire euro­péenne en géné­ral, en France, en Grande-Bre­tagne, en Ita­lie ou aux Pays-Bas notam­ment. Mais depuis quelques années, un nou­veau phé­no­mène appa­rait en Bel­gique : l’é­mer­gence d’au­teurs, eux aus­si ori­gi­naires du Maroc, ayant choi­si (ou conser­vé) l’a­rabe comme langue de plume.

Ce n’est pas en soi la pré­sence d’écrivains arabes dans notre pays qui est remar­quable, mais plu­tôt le fait que la Bel­gique leur serve de source d’inspiration, deve­nant le décor de cer­tains de leurs récits.

Ain­si, Allal Bour­qiyya a publié en 2009 un livre inti­tu­lé Aba­diyya khâ­li­sa ( « Pure éter­ni­té »)1, qui consti­tue à notre connais­sance le pre­mier roman écrit en arabe se dérou­lant en Bel­gique, en l’occurrence à Bruxelles. Les per­son­nages du livre — Samir Al-Hafra­wi, le nar­ra­teur, mais aus­si Wahi­da, Mag­gy… — déam­bulent dans les rues de Bruxelles, décri­vant des endroits fami­liers à tous les habi­tants de la capi­tale belge, tels que la rue Hôtel des Mon­naies, la tour Rogier, la sta­tion de métro Simo­nis, la cho­co­la­te­rie Léo­ni­das… Certes, d’autres œuvres de fic­tion arabes contem­po­raines se déroulent dans des villes euro­péennes — citons par exemple le roman Londres mon amour, de la Liba­naise Hanan El-Cheikh2, encore Un Ira­kien à Paris3, le roman de l’Irakien Samuel Shi­mon. Mais le roman d’Allal Bour­qiyya s’en dif­fé­ren­cie à plu­sieurs égards. Tout d’abord, même si l’on com­prend rapi­de­ment que le nar­ra­teur est un immi­gré d’origine maro­caine, qui se sou­vient notam­ment d’évènements de son enfance liés à son pays d’origine, plus par­ti­cu­liè­re­ment à la ville de Tan­ger, le livre ne retrace pas pour autant le récit clas­sique de l’itinéraire d’un immi­gré dans une ville européenne.

Au contraire, le roman se passe de manière presque natu­relle à Bruxelles, qui sert de décor à l’étrange récit du nar­ra­teur, oscil­lant entre rêve et réa­li­té, à la ren­contre de divers per­son­nages, hommes et femmes, amis, amantes et proches, ayant mar­qué sa vie ancien­ne­ment ou plus récem­ment, au Maroc ou en Bel­gique. Le court extrait sui­vant, dans lequel le nar­ra­teur se sou­vient de Wahi­da, l’une de ses anciennes amours, illustre bien l’ancrage du roman dans le pay­sage bruxel­lois, omni­pré­sent : « Dans le wagon, les sta­tions se suc­cé­daient devant mes yeux sans que je puisse sai­sir le but de ma pré­sence en cet endroit, la rai­son pour laquelle j’avais pris le métro. Dans un moment d’étourdissement total, je me suis sou­ve­nu de Wahi­da, qui habi­tait juste en face de l’entrée de la sta­tion de métro Simo­nis. Sou­dain je rêvai d’elle et me pré­pa­rai à plon­ger dans de nou­velles hal­lu­ci­na­tions, peut-être par­vien­drais-je ain­si à faire reve­nir l’époque où nous étions encore ensemble […]. Les portes s’ouvrirent pour faire sor­tir les pas­sa­gers et en accueillir d’autres, quant à moi je res­tais cap­ti­vé par la vision de Wahi­da. Je l’avais ren­con­trée pour la pre­mière fois dans l’ascenseur de la tour Rogier, à l’époque elle était à la recherche de son petit ami qui avait été expul­sé du pays parce qu’il n’avait pas de papiers en règle. Elle m’avait ren­con­tré au bon moment, j’étais l’homme qui conve­nait pour com­bler l’état de manque et de pri­va­tion qui l’accablaient 4. »

Men­tion­nons aus­si la pré­sence dans notre pays de Moham­med Ber­ra­da5, un écri­vain maro­cain au talent recon­nu depuis long­temps, dans le monde arabe comme ailleurs, et dont plu­sieurs romans et nou­velles ont été tra­duits en français.

Les chats de Bruxelles

À côté du roman, il existe aus­si quelques ini­tia­tives inté­res­santes dans le domaine de la nou­velle. Moham­med Zel­ma­ti, auteur de deux recueils de nou­velles publiés au Maroc — Shu­bu­hât sag­hî­ra ( « Petites incer­ti­tudes », 2001) et Zaman fâ’id min al-hâja ( « Un temps sur­abon­dant », 2009) — s’inspire par­fois de son expé­rience bruxel­loise dans ses écrits. C’est notam­ment le cas dans l’une de ses nou­velles récentes, Qitat Brûk­sîl —  « Les chats de Bruxelles » — publiée en mai 2010 dans le jour­nal maro­cain ara­bo­phone Al-Itti­had al-ish­ti­ra­ki ( « L’union socia­liste »). Outre le fait que cette nou­velle se déroule dans la capi­tale belge, les allu­sions à l’atmosphère de la ville ou à son his­toire, notam­ment lit­té­raire, sont nom­breuses, comme le montre le pas­sage sui­vant : « Bruxelles est une ville de prose par excel­lence — la ville entre­tient de mau­vaises rela­tions avec la poé­sie depuis le jour où Ver­laine a ouvert le feu sur Rim­baud dans l’un de ses hôtels, au plus chaud de la rela­tion sus­pecte et embar­ras­sante qui les unis­sait. » Un peu plus loin, on retrouve quelques points de repères plus pré­cis de cette ville qui nous est fami­lière, comme dans le roman d’Allal Bour­qiyya : « Hier, tan­dis qu’ils par­laient à la télé­vi­sion du froid qui s’était abat­tu sur la ville, j’ai vu James, ce clo­chard têtu que j’ai sou­vent croi­sé tan­tôt près de la place de Saint-Gilles, tan­tôt près de la gare du Midi… James passe ses jour­nées comme ses nuits dans les rues, il n’aime pas habi­ter dans un lieu fixe. Il res­semble, à la fois par sa sil­houette et par son com­por­te­ment, à l’Américain Bukows­ki, n’était sa barbe qui, elle, res­semble éton­nam­ment à celle d’Hemingway. »

Abdel­mou­nem Chen­touf est un autre écri­vain d’origine maro­caine ins­tal­lé en Bel­gique depuis quelques années. On lui doit notam­ment un recueil de nou­velles, inti­tu­lé Al-khu­rûj min al-sulâ­la ( « Sor­tir de la famille »), publié au Maroc en 2009. Quelques-unes des nou­velles se déroulent au sud de la Médi­ter­ra­née, évo­quant avec ten­dresse les sou­ve­nirs d’enfance de l’auteur, qui aborde au pas­sage avec beau­coup d’adresse des thèmes tels que l’évolution des rap­ports entre juifs et musul­mans en terre arabe. La nou­velle épo­nyme traite du désir d’émigration vers l’Europe d’une cer­taine jeu­nesse maro­caine, à tra­vers les yeux d’un homme se retrou­vant sur l’une de ces embar­ca­tions de for­tune cen­sées l’emmener sur l’autre rive de la Médi­ter­ra­née. Quelques autres textes, notam­ment la nou­velle qui vous est pro­po­sée ici en tra­duc­tion, se déroulent inté­gra­le­ment à Bruxelles (p. 108).

Notons qu’Abdelmounem Chen­touf ne fait pas connaitre la Bel­gique au public arabe à tra­vers ses nou­velles uni­que­ment, puisqu’il exerce aus­si une acti­vi­té de jour­na­liste et de tra­duc­teur. En tant que jour­na­liste, il écrit régu­liè­re­ment des articles pour le quo­ti­dien Al-Quds Al-Ara­bi basé à Londres, mais aus­si pour les revues lit­té­raires Jehat et Doroob, afin de tenir les lec­teurs arabes au cou­rant des acti­vi­tés cultu­relles et des publi­ca­tions ayant trait à la pré­sence cultu­relle magh­ré­bine ou proche-orien­tale en Europe en géné­ral et en Bel­gique en par­ti­cu­lier. En tant que tra­duc­teur, nous lui sommes rede­vables d’avoir fait connaitre au public arabe une pièce de théâtre du célèbre écri­vain belge Mau­rice Mae­ter­linck, Le miracle de Saint-Antoine, parue en jan­vier 2010 dans la pres­ti­gieuse revue lit­té­raire Niz­wa (dis­po­nible en ver­sion papier et en ver­sion élec­tro­nique : ), ain­si que divers pas­sages de Bulles bleues, sou­ve­nirs heu­reux du même auteur, parus dans le quo­ti­dien Al-Quds al-ara­bi, cité plus haut.

Les Maroxellois

Dans le domaine de la poé­sie, plu­sieurs auteurs ins­tal­lés en Bel­gique méritent éga­le­ment d’être men­tion­nés, comme Ghu­ba­ri Al Houa­ri, Said Ounous et Taha Adnan. Ce der­nier, qui jouit d’une réelle recon­nais­sance au Maroc et dans le monde arabe en géné­ral — il a par exemple reçu en 2002 le Prix de la créa­ti­vi­té arabe à Shar­jah, aux Émi­rats arabes unis — a publié plu­sieurs recueils de poèmes en arabe, dont l’un a été tra­duit en fran­çais par l’écrivaine maro­caine Siham Bouh­lal et publié en Bel­gique en 2006, tan­dis qu’un autre est paru en ver­sion bilingue (encore une fois avec la par­ti­ci­pa­tion de Siham Bouh­lal) au Maroc en 2010 6. Par­mi les divers thèmes abor­dés par Taha Adnan, son expé­rience bruxel­loise — et celle des immi­grés de manière géné­rale — figure en bonne place, notam­ment dans le poème inti­tu­lé « La Maroxel­loise7 ».

Taha Adnan a par­ti­ci­pé à plu­sieurs ren­contres à Bruxelles réunis­sant des poètes, nou­vel­listes, roman­ciers arabes, il en a aus­si orga­ni­sé quelques-unes. Et ceci consti­tue une autre nou­veau­té : l’émergence de salons lit­té­raires se tenant en arabe à Bruxelles, à Liège ou à Anvers, et réunis­sant un public tou­jours plus nom­breux, ara­bo­phone, mais aus­si fran­co­phone ou néer­lan­do­phone, cer­tains ama­teurs de lit­té­ra­ture étant curieux d’entendre des textes lus par leurs auteurs dans leur langue de rédaction.

Gageons que cette émer­gence d’une nou­velle facette de la vie lit­té­raire belge conti­nue­ra à se déve­lop­per dans le futur et sur­tout se fera connaitre à la fois du public ara­bo­phone — au Maroc, mais aus­si ailleurs dans le monde arabe — et fran­co­phone, via les salons lit­té­raires et la tra­duc­tion en fran­çais et en néerlandais.

  1. Allal Bour­qiyya, Aba­diyya khâ­li­sa, Le Caire, Dar al-‘Ayn, 2009.
  2. H. El-Cheikh, Londres mon amour, Paris, Actes Sud, 2002., cer­taines des nou­velles du Sou­da­nais Ahmad al-Malik mises en scène à Amsterdam[[Ahmad Al-Malik, Nûra dhât al-dafâ’ir ( « Nou­ra la fille aux che­veux tres­sés »), Khar­toum, 2007 (non tra­duit en français).
  3. S. Shi­mon, Un Ira­kien à Paris, Actes Sud, 2005.
  4. Allal Bour­qiyya, Aba­diyya khâ­li­sa, Le Caire, Dar al-‘Ayn, 2009, p. 19.
  5. Trois de ses romans ont été publiés en fran­çais par Actes Sud : Le jeu de l’oubli (1993), Lumière fuyante) (1998) et Comme un été qui ne revien­dra pas (2001).
  6. Taha Adnan, Trans­pa­rences, L’arbre à Paroles, 2006 ; Je hais l’amour, Casa­blan­ca, Le Fen­nec, 2010.
  7. Taha Adnan, Je hais l’amour, p. 98.

Xavier Luffin


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