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Une Justice tue

Numéro 1 - 2015 - génocide Rwanda TPIR par Vincent Lurquin

janvier 2015

Avant de punir, il faut juger. L’expérience de ter­rain impose la conclu­sion que la jus­tice (et son bras armé, le droit pénal) n’est ni ven­geance ni oubli, mais mémoire et recherche d’une inten­tion cri­mi­nelle, elle-même fon­da­trice de l’espace du droit pénal. Les dif­fi­cul­tés, les erre­ments, les silences de la jus­tice inter­na­tio­nale sont dus au fait que l’on n’est pas allé au terme de la ques­tion pénale, et non à l’inadéquation du pro­jet inter­na­tio­nal pénal d’avec les figures du mal que sont géno­cides et crimes contre l’humanité.

Dossier

C’est au creux des silences de ces cen­taines de témoins ren­con­trés au Rwan­da que j’ai com­pris que ceux qui ont vécu le géno­cide ont côtoyé le visage du mal abso­lu. Dans leurs récits, cha­hu­tés par leur souf­france, les meurtres, les viols, appa­rait cet impé­ra­tif caté­go­rique du géno­ci­daire : je te tue, non pour ce que tu m’as fait, mais pour ce que tu es et j’exterminerai tes enfants, ta famille, tes semblables.

Com­ment faire com­prendre à ces vic­times que l’on a com­pris, com­ment faire taire ce cri si humain, si évident, de ven­geance ? Com­ment tarir ce cycle de vio­lences ? Ici, il n’est pas ques­tion de dia­logue, de récon­ci­lia­tion. Il faut d’abord punir pour com­men­cer ce long che­min qui fait, qu’aujourd’hui, vingt ans après, Hutu, Tut­si recom­mencent à se parler.

Mais avant de punir, il faut juger. Oui, la jus­tice et son bras armé qu’est le droit pénal, la jus­tice inter­na­tio­nale et son droit si par­ti­cu­lier, sont une des réponses néces­saires qui ne sont ni ven­geance ni oubli, mais mémoire et recherche de cette inten­tion cri­mi­nelle qui fonde l’espace du droit pénal. Les dif­fi­cul­tés, les erre­ments, les silences de la jus­tice inter­na­tio­nale ne sont-ils pas dus au fait que l’on n’est pas allé au terme de la ques­tion pénale plu­tôt qu’au fait que celle-ci ne répond pas adé­qua­te­ment à ces figures du mal que sont géno­cides et crimes contre l’humanité ?

La preuve en deux images qui ont défi­ni­ti­ve­ment mar­qué ces quinze ans de
tra­vail auprès des juri­dic­tions pénales internationales.

Goma-RDC, aout 1994. Nous par­tons au Rwan­da en mis­sion des droits de l’homme, à l’initiative de MSF. Moins d’un mois après la fin du géno­cide, nous avions cette cer­ti­tude que prio­ri­té devait être don­née à la recons­truc­tion de l’État de droit. L’aéroport de Kiga­li est encore fer­mé. C’est par Goma que nous com­men­çons notre mis­sion. Ici, c’est le temps de l’urgence huma­ni­taire. La com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, muette face au géno­cide, se réveille sou­dain face à cette course contre la montre, contre le cho­lé­ra, le typhus, la mort annon­cée de dizaines de mil­liers d’hommes, de femmes, d’enfants.

Au détour d’un camp, nous voyons une longue file d’hommes por­tant cha­cun un colis dans les bras, le dépo­sant, s’arrêtant quelques secondes et s’en allant. En appro­chant de cette longue pro­ces­sion, muette, nous voyons que ce sont leurs enfants, morts, qu’ils déposent dans une fosse com­mune, les uns à côté des autres, ran­gée par ran­gée, recou­vertes de chaux. Et devant les­quels, ils s’inclinent, quelques secondes… Ces enfants-là ne peuvent, en tout cas, pas être tenus pour res­pon­sables des crimes com­mis par leurs pères. Mais qui le dira si ce n’est la jus­tice pénale ?

Une des armes les plus ter­ribles des géno­ci­daires est de faire croire à cette culpa­bi­li­té col­lec­tive qui effa­ce­rait la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle de ces crimes, viols, assas­si­nats. Si tous sont cou­pables, per­sonne ne l’est…

Le len­de­main, nous par­tons à Nya­ma­ta, au Rwan­da. Ici, c’est le silence. Pas de jour­na­liste, pas de pont aérien, pas de course contre la mort. Ici, tout semble s’être arrê­té. Et, per­due au milieu de nulle part, une petite église, calme, trop calme… Quand nous en pas­sons la porte, des cen­taines de per­sonnes, age­nouillées, les unes à côté des autres, le cha­pe­let entre les mains, des enfants se lovant sous le ventre de leur mère dans la recherche d’une fra­gile pro­tec­tion. Assas­si­nées, toutes, depuis des semaines. Empreintes indé­lé­biles qui crient justice.

La mise en miroir de ces deux images fonde et jus­ti­fie l’action pénale : elle seule pour­ra, dans le res­pect des règles du débat judi­ciaire, débus­quer l’intention cri­mi­nelle. Elle seule pour­ra faire men­tir la sombre pré­dic­tion de ceux qui arti­culent les géno­cides : « Aucun témoin ne doit survivre. »

Une justice où les victimes se font témoins

Ce sont ces témoins, leur cou­rage, qui ont construit la jus­tice inter­na­tio­nale. Cette jus­tice qui mul­ti­plie les para­doxes. Le plus évident est que les vic­times n’y ont pas droit à la parole. Si elles veulent se faire entendre, c’est comme témoin qu’elles doivent com­pa­raitre. C’est pro­ba­ble­ment le pre­mier échec des jus­tices inter­na­tio­nales : l’incapacité à fon­der un droit pénal inter­na­tio­nal sin­gu­lier qui ne s’apparente entiè­re­ment ni à la com­mon law ni à la civil law. Car si le droit pénal se fonde sur des prin­cipes uni­ver­sels, la pro­cé­dure pénale se divise en deux blocs. Et ici, la chute du mur n’est pas pour demain !

Laquelle de ces deux pro­cé­dures choi­sir ? Pri­vi­lé­gier les juges d’instruction comme maitres des enquêtes, ces « petits juges » dont l’indépendance énerve sou­vent le poli­tique ? Ou, en pré­fé­rant la com­mon law, choi­sir le « juge arbitre », lais­sant aux avo­cats et pro­cu­reurs le soin de consti­tuer la preuve, à décharge et à charge ? Comme trop sou­vent, l’ONU déci­da… de ne pas déci­der lais­sant aux juges eux-mêmes, éton­nant para­doxe, le soin de « faire la loi » en rédi­geant, en assem­blées des juges, les sta­tuts et règle­ments des tri­bu­naux, mais rapi­de­ment, de même que l’anglais se sub­sti­tue au fran­çais comme langue offi­cielle du tri­bu­nal, la com­mon law assoit sa supré­ma­tie. Consé­quence directe en termes de pro­cé­dure pénale : il revient au seul pro­cu­reur de par­ler au nom des victimes.

Par­ler au nom des vic­times… plu­tôt que leur don­ner ce droit à la parole. C’est prendre le risque d’une parole gui­dée, bri­dée tant par le pro­cu­reur que par l’avocat. Même si le res­pect du contra­dic­toire est le maitre mot des pré­toires inter­na­tio­naux. La vic­time n’y a pas cette iden­ti­té qu’elle aurait en cas de repré­sen­ta­tion directe. Les tri­bu­naux ad hoc ne lui donnent pas ce rôle qu’elle pour­rait jouer, non seule­ment dans le cours du pro­cès, mais aus­si dans l’identification même des auteurs des crimes repris dans l’acte de l’accusation. Et pour­tant qui mieux qu’elle peut dési­gner ses bourreaux ?

Ce n’est pas le pro­cès pénal qui est ici en cause. C’est la déci­sion de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale de choi­sir « le tout au pro­cu­reur » plu­tôt que de per­mettre dès le début la pré­sence dans le pro­cès de ces par­ties civiles, de ces vic­times qui, c’est vrai, sont plus incon­trô­lables… L’absence de la voix des vic­times devant les pré­toires inter­na­tio­naux a d’énormes consé­quences. Une de ces consé­quences est que, si cer­tains auraient dû être jugés et ne le seront pas, d’autres l’ont été alors que cha­cun savait qu’ils ne par­ta­geaient pas l’idéologie génocidaire.

Ici aus­si ce n’est pas le prin­cipe pénal qui est en cause mais la dérive de son appli­ca­tion devant la jus­tice inter­na­tio­nale. En droit pénal « clas­sique », c’est la conjonc­tion des indices recueillis au cours de l’enquête qui abou­tit à la mise en accu­sa­tion. Au TPIR, c’est la fonc­tion que l’on occu­pait durant le géno­cide qui consti­tue l’indice pre­mier, et par­fois suf­fi­sant, de cet acte d’accusation. Les pro­cès se bap­tisent d’ailleurs Mili­taires I, Mili­taires II, Gou­ver­ne­ment I, Gou­ver­ne­ment II… C’est parce que l’on est chef d’état-major ou ministre que l’on est pour­sui­vi, pas néces­sai­re­ment parce que l’on est sus­pec­té de crime de géno­cide. C’est un peu le syn­drome du mari cou­pable : vous êtes arrê­té non parce que l’on vous croit cou­pable mais parce que vous êtes le mari… D’abord l’on arrête et puis l’on s’interroge sur la culpabilité.

Cela donne lieu à d’étranges déci­sions. Telle celle du chef d’état-major géné­ral de la gen­dar­me­rie que j’ai défen­du et fait acquit­ter après qua­torze ans de pro­cès. Les juges s’accordent à dire, dans le juge­ment, qu’il était de noto­rié­té qu’il fut par­ti­san des accords de paix, qu’il s’opposa au géno­cide et qu’il n’eut pas les moyens de s’y oppo­ser d’autre façon. Mais alors pour­quoi l’arrêter ? Il aurait suf­fi d’écouter, au Rwan­da, ceux qui ont vécu le géno­cide. Eux, ils savent…

Et les exemples sont nom­breux. Neuf ans de pré­ven­tive sui­vi de dix ans de « safe house » après un juge­ment d’acquittement pour le doyen des ministres. Les juges ont dû se rendre à l’évidence : jamais l’accusé n’avait été dans sa pré­fec­ture d’origine durant le géno­cide, là où étaient dénon­cés ses crimes. Par contre, constat était fait dans le juge­ment que les cinq témoins prin­ci­paux du pro­cu­reur avaient fabri­qué de toutes pièces leur accu­sa­tion. Ou encore cet autre acquit­té dont la preuve fut rap­por­tée qu’il était à l’étranger quand les assas­si­nats qu’il aurait com­mis se sont per­pé­trés. Bien sûr, la jus­tice a fait son tra­vail, et ils furent acquit­tés mais de tels scé­na­rios n’auraient pas été pos­sibles si les vic­times avaient eu leur mot à dire durant le procès.

Durant plus de quinze ans, j’ai enquê­té au Rwan­da : c’est à l’évidence là que se situe la véri­té. C’est un des carac­tères les plus atroces du géno­cide : les voi­sins tuaient leurs voi­sins. Aujourd’hui, cha­cun sait qui a tué les siens. Pour­quoi avoir alors confi­né les vic­times dans le rôle de témoins ?

La Cour pénale inter­na­tio­nale a vou­lu tirer les leçons de cet échec des tri­bu­naux ad hoc en lais­sant la place aux vic­times comme qua­trième acteur du pro­cès pénal. Mal­heu­reu­se­ment, c’est un rôle de figu­ra­tion qui leur a été don­né. Le pro­cu­reur reste le seul maitre des pour­suites, seul res­pon­sable de l’identification des accu­sés qui com­pa­rai­tront à La Haye. Avec les consé­quences que l’on connait : ne pas pour­suivre tous les prin­ci­paux res­pon­sables, en voir acquit­ter cer­tains eu égard à la fai­blesse de la preuve du pro­cu­reur, et sur­tout déce­voir toutes ces vic­times qui voyaient en cette nou­velle jus­tice inter­na­tio­nale un espoir de paix. Espoir déçu.

Le visage du mal absolu

Le droit pénal est une réponse adap­tée en rai­son éga­le­ment de son uni­ver­sa­li­té : quelle que soit la lati­tude sous laquelle il se rend, le droit a pour fonc­tion de débus­quer, de défi­nir l’intention cri­mi­nelle. Quelle que soit la façon dont les règles sont écrites, les peines appli­cables, ce que scrute le droit pénal, c’est ce qui fait que vous êtes cri­mi­nel et que rien ne peut y être objec­té, que ce soient des causes de jus­ti­fi­ca­tion, d’excuse ou la res­pon­sa­bi­li­té de quelque supé­rieur hiérarchique.

L’expérience de la jus­tice inter­na­tio­nale démontre, avec ses dif­fi­cul­tés et ses fai­blesses, qu’à l’universalité du mal abso­lu peut répondre ce carac­tère uni­ver­sel du droit pénal. Le visage du géno­cide, des crimes contre l’humanité, est, de fait, étran­ge­ment sem­blable sous toutes les latitudes.

C’est un de nos grands esprits, Maxime Stein­berg, qui, dans le cadre des pro­cès de com­pé­tence uni­ver­selle qui se dérou­lèrent devant la cour d’assises de Bruxelles, en fit l’étonnante démons­tra­tion. Il put éta­blir, des­sins et images à l’appui, ces proxi­mi­tés dans les repré­sen­ta­tions de ceux que l’on devait rendre haïs­sables. Pour abo­lir toute réfé­rence morale, pour s’autojustifier au moment où la machette tom­bait, où le fusil visait.

Com­ment, à dix-mille kilo­mètres de dis­tance, dans des civi­li­sa­tions si contras­tées, dans une igno­rance de l’histoire de cha­cun, les visages des sup­pli­ciés se res­sem­blaient-ils tel­le­ment, les appels à la haine se fai­saient-ils si proches ? Jusqu’à la lin­guis­tique qui s’y met­tait : à l’«Arbeit macht frei » d’Auschwitz répon­daient comme en écho, les appels au « tra­vail » des géno­ci­daires rwandais.

Le géno­cide ne peut se parer des ori­peaux de la folie meur­trière qui, tout à coup, conta­mi­ne­rait un peuple comme le virus d’Ebola. Si tel était le cas, la réponse pénale ne serait, à coup sûr, pas la bonne. Il fau­drait ten­ter de com­prendre sans juger. Mais le regard des res­ca­pés de la mort nous inter­dit de prendre cette voie. Ce serait celle de l’impunité. C’est bien au droit pénal qu’il appar­tient de juger. Ne pas juger sans com­prendre, mais aus­si ne pas com­prendre sans faire justice.

Une justice de vainqueurs

Mais peut-on appe­ler jus­tice des tri­bu­naux qui détour­ne­raient leurs regards des crimes contre l’humanité com­mis par cer­tains pour ne sanc­tion­ner que les crimes com­mis par d’autres… les vaincus ?

C’est pour­tant à ce constat qu’est arri­vé le tri­bu­nal pénal inter­na­tio­nal pour le Rwan­da, constat défi­ni­tif puisque ses portes sont, méca­nisme rési­duaire mis à part, défi­ni­ti­ve­ment fer­mées. Et pour­tant la com­pé­tence don­née par l’ONU leur per­met­tait de les juger tous : com­pé­tence de temps : l’ensemble de l’année 1994 ; com­pé­tence de lieu : l’ensemble du Rwan­da. Alors pour­quoi ? Dès 1999, les actes d’accusation étaient prêts, les accu­sés dési­gnés, les témoins iden­ti­fiés. Pas un ne sera poursuivi.

Parce que la ques­tion n’est pas tant de savoir si le droit pénal est une réponse idoine pour juger les crimes les plus graves contre l’humanité. La ques­tion est de savoir si le droit, tout court, si la norme, qu’elle soit natio­nale ou inter­na­tio­nale, peut prendre le pas sur le poli­tique. Autre­ment dit : une jus­tice inter­na­tio­nale peut-elle exis­ter si elle reste tri­bu­taire des inté­rêts par­ti­cu­liers de chacun ?

Le régime rwan­dais a bien sûr per­mis de juger ceux qui, dans la struc­ture de l’État, étaient accu­sés de géno­cide. Il a per­mis que des enquêtes soient menées sur son ter­ri­toire. Sans cet accord, le TPIR n’aurait pas exis­té. Mais cette auto­ri­sa­tion, il l’a fait payer au prix fort à la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. Il a impo­sé aux juges d’enlever le ban­deau de Thé­mis. La balance de la jus­tice était les­tée du poids de cette néces­saire appro­ba­tion du régime rwan­dais. Cha­cun connais­sait cette marque de frac­ture au-delà de laquelle la jus­tice ne pou­vait plus se rendre.

Deux présidents oubliés

N’est-il pas extra­or­di­naire que l’assassinat du pré­sident Habya­ri­ma­na qui a enflam­mé le Rwan­da, le 6 avril 94 à 20h25, n’a jamais été jugé, ni même ins­truit par la jus­tice pénale inter­na­tio­nale. Bien sûr, ce n’est pas cet évè­ne­ment qui a cau­sé le géno­cide, mais cha­cun sait que ce fut son élé­ment « déclen­cheur ». Quelle est cette jus­tice qui refuse de s’interroger sur l’assassinat de deux pré­si­dents, le Rwan­dais et le Burundais ?

Quelle est cette jus­tice qui, dès 1995, envoie les enquê­teurs par­tout au Rwan­da à la recherche des témoins, mais pour qui tous les témoi­gnages ne se valent pas ? Témoins du géno­cide. Témoins aus­si des crimes contre l’humanité com­mis par les sol­dats du Front patrio­tique rwan­dais (FPR). Ces der­niers témoins ont com­pris que le prix de leur vie était leur silence. J’ai enten­du les témoi­gnages de ceux qui avaient vécu l’insoutenable du géno­cide, mais qui, aus­si, avaient vécu la ven­geance du vain­queur. Une ven­geance qui fai­sait loi au Rwan­da. Peut-être que si la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale ne s’était pas tue face au régime rwan­dais, s’était mon­trée un peu plus cou­ra­geuse, des dizaines de mil­liers de per­sonnes n’auraient pas été tuées sans juge­ment, dans le Kivu voisin.

Parce que c’est aus­si une vraie ques­tion. Parce que la ques­tion du droit pénal n’est pas facul­ta­tive. Pour­quoi la jus­tice inter­na­tio­nale ne veut-elle pas voir cette guerre qui blesse, tue, viole des mil­liers de femmes, d’hommes et d’enfants ? À cent-cin­quante mètres du Rwan­da voi­sin…, il suf­fit de tra­ver­ser le petit pont de la Rusi­zi. Pour­quoi n’écoute-t-on pas le doc­teur Muk­wege, ce gyné­co­logue qui, depuis des années soigne les femmes muti­lées, preuves vivantes que le viol est une des armes de guerre les plus ter­ribles. Ne sont-elles pas ter­ribles ses paroles lorsqu’il nous dit qu’il soigne aujourd’hui des filles, vio­lées, dont il a soi­gné les mères, vio­lées, il y a vingt ans. Où est l’action de la jus­tice ? Devant ces crimes, seule la réponse pénale s’impose parce qu’il n’y a aucune volon­té de paci­fi­ca­tion, de récon­ci­lia­tion dans le chef de ces assas­sins et des régimes qui les envoient.

La subsidiarité : voie royale du politique

Le constat de cette impuis­sance de la jus­tice inter­na­tio­nale réside dans le para­doxe de créer, à la fois, une Cour pénale inter­na­tio­nale per­ma­nente et d’appliquer le prin­cipe de sub­si­dia­ri­té de sa com­pé­tence face aux auto­ri­tés nationales.

Les tri­bu­naux ad hoc (ex-You­go­sla­vie, Rwan­da, Sier­ra Leone…) avaient la pri­mau­té sur les auto­ri­tés natio­nales. Aujourd’hui, la cour pénale doit deman­der et obte­nir l’autorisation du pays où eurent lieu les crimes pour mener à bien un pro­cès contre leurs auteurs. Le fait que cette pri­mau­té de l’instance inter­na­tio­nale n’existe plus se tra­duit par l’abandon de la pri­mau­té du droit face à l’outil poli­tique que peut repré­sen­ter, pour un régime, l’intervention ou la non-inter­ven­tion de la Cour pénale inter­na­tio­nale en appui au sys­tème judi­ciaire national.

C’est pro­ba­ble­ment la cause la plus évi­dente de l’échec actuel de la CPI après douze ans d’existence. À titre d’exemple, pre­nons le pro­cès concer­nant l’Ituri : le pré­sident Kabi­la donne son accord à une inter­ven­tion de la CPI. Comme avo­cat des vic­times, j’ai lon­gue­ment par­cou­ru l’Ituri. De témoi­gnage en témoi­gnage, il deve­nait de plus en plus clair que Mbem­ba allait être mis en cause. Mbem­ba, le prin­ci­pal adver­saire de Kabi­la, qui sera arrê­té, mis à dis­po­si­tion de la CPI et aujourd’hui encore, après des années, déte­nu à La Haye.

Mais pour­quoi alors ne pas accep­ter que, dans une autre pro­vince congo­laise, où de mêmes mas­sacres, crimes contre l’humanité, actes de géno­cide se per­pé­tuent, au Kivu, la CPI ouvre des procès ?

Nous le savons tous : parce que les don­nées géo­po­li­tiques sont dif­fé­rentes. Parce que mettre en accu­sa­tion le M23 et les dif­fé­rentes milices d’agression du Congo équi­vau­drait à écrire l’acte d’accusation du Rwan­da, décla­rer la guerre à son petit, mais com­bien puis­sant voi­sin, s’aliéner une com­mu­nau­té inter­na­tio­nale qui conti­nue à sou­te­nir inoxy­da­ble­ment le régime rwan­dais. Vous avez dit « Bizarre…»? Non. Ce sont les limites de l’indépendance d’une jus­tice inter­na­tio­nale qui ne choi­sit pas son ter­rain de compétence.

Ce n’est donc pas la ques­tion de l’opportunité de la réponse pénale qui est pre­mière. Nombre de pays ont ins­tau­ré des com­mis­sions Véri­té-Récon­ci­lia­tion. Mais jus­te­ment… La volon­té des États, et l’exemple de l’Afrique du Sud n’est pas le moindre, était d’apaiser les ten­sions. Non pas tant de juger que de réap­prendre à se par­ler, à vivre ensemble. Parce que l’on savait que si l’on jugeait, les ten­sions ris­quaient de com­pro­mettre le pro­ces­sus de démo­cra­ti­sa­tion. Telle n’est évi­dem­ment pas la situa­tion au Rwanda…

La compétence universelle

La Bel­gique fut pion­nière dans ce domaine avant que la poli­tique ne s’en mêle. Qui ne se sou­vient de ce dou­lou­reux épi­sode qui fit que, d’urgence, le gou­ver­ne­ment réunit les chambres légis­la­tives pour modi­fier cette loi. Le pou­voir judi­ciaire belge avait osé bra­ver la toute-puis­sance amé­ri­caine en accueillant une plainte contre l’ancien pré­sident Bush. Il fal­lait choi­sir : main­te­nir la loi ou main­te­nir Bruxelles comme siège de l’Otan. Le chan­tage ne se cachait même pas sous un lan­gage plus diplo­ma­tique. Le choix, vous le connais­sez. Un « filtre » fut mis à cette com­pé­tence qui, du coup, se fai­sait bien moins universelle.

Cinq pro­cès se dérou­lèrent cepen­dant devant la cour d’assises de Bruxelles. Pro­cès-fleuve qui durèrent des mois et posent la ques­tion de l’adéquation, non tant du droit pénal, que celle de la civil law pour juger des per­sonnes accu­sées de géno­cide. Une réflexion doit d’urgence s’ouvrir pour adop­ter notre droit aux aspé­ri­tés de la jus­tice inter­na­tio­nale, pour réta­blir aus­si l’égalité des armes entre défense et accusation.

Exemple : l’avocat ne peut avoir un contact avec les témoins autres que de mora­li­té avant le pro­cès. Mais com­ment connaitre les témoins si l’on n’a pas été sur le lieu des crimes, com­ment savoir que dans le fin fond de la pré­fec­ture de Cyan­gu­gu, un témoin existe qui pour­rait inno­cen­ter votre client ? La com­mon law orga­nise ces recherches des témoins pour les avo­cats comme pour le pro­cu­reur. La civil law l’interdit pour les avocats.

Exemple : non seule­ment le pro­cu­reur belge assiste aux audi­tions, en l’absence de l’avocat, mais le pro­cu­reur rwan­dais y assiste aus­si. Ima­gine-t-on la liber­té de parole d’un témoin qui, peut-être, a vu non seule­ment des actes de géno­cide, mais aus­si les exac­tions com­mises par le FPR, lorsque l’on sait que le pro­cu­reur a dû faire allé­geance à un régime… aux mains du FPR ?

Exemple : l’avocat de la défense est bien dému­ni face à l’arsenal de moyens, en hommes et en maté­riel, mis à la dis­po­si­tion du juge et du pro­cu­reur. Il est néces­saire de réta­blir l’égalité entre défense et accu­sa­tion si l’on veut atteindre les garan­ties d’un pro­cès équitable.

La fer­me­ture de l’ensemble des tri­bu­naux ad hoc et les dif­fi­cul­tés de cette impo­sante machine qu’est la CPI, montrent toute l’importance de la com­pé­tence uni­ver­selle pour lut­ter contre l’impunité. La jus­tice pénale inter­na­tio­nale emprun­te­ra néces­sai­re­ment cette voie. Il fau­dra cepen­dant que le poli­tique lui en donne les moyens, qu’un véri­table dia­logue s’instaure aus­si entre les dif­fé­rentes ins­tances judi­ciaires des pays concer­nés pour ten­ter d’établir un socle légis­la­tif et une juris­pru­dence communs.

Une justice internationale : réalité ou fiction ?

En conclu­sion, le droit pénal est-il cette meilleure façon qu’a la socié­té de juger, mais aus­si de faire mémoire et qui sait, d’aider à la récon­ci­lia­tion face aux crimes les plus graves contre notre huma­ni­té ? Trois mis­sions don­nées à la jus­tice inter­na­tio­nale. Ce bref retour en arrière de quinze ans d’expériences auprès des tri­bu­naux inter­na­tio­naux n’incite guère, on l’aura com­pris, à un opti­misme exagéré.

Le juge de cette jus­tice-là semble bien désuet, bien impuis­sant, face à ces fureurs cri­mi­nelles qui, au moment où elles se pro­duisent, réduisent au silence non seule­ment les vic­times, mais aus­si la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. De témoin celle-ci s’est faite com­plice : Rwan­da, Ex-You­go­sla­vie, Cam­bodge, Sier­ra Léone… La liste est longue de ces tra­hi­sons que nous vou­lons, après que les armes se soient tues, occul­ter par une jus­tice qui trop sou­vent, est celle des vain­queurs qui jugent les vaincus.

La Cour pénale inter­na­tio­nale a sus­ci­té un espoir immense de pou­voir peser sur le cours de l’histoire, non après les évè­ne­ments, mais avant et pen­dant. Son carac­tère per­ma­nent vou­lait cas­ser ce cycle sans fin qui fai­sait qu’il fal­lait attendre le fai­re­part de mort de cen­taines de mil­liers de per­sonnes pour que la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale lance un fai­re­part de nais­sance : celui d’un tri­bu­nal inter­na­tio­nal ad hoc.

Espoir deve­nu plus fort parce qu’enfin une place était don­née pour la repré­sen­ta­tion légale des vic­times. Parce que, concrè­te­ment, celles-ci pou­vaient deman­der répa­ra­tion. En sillon­nant l’Ituri avec leur famille, j’ai vu ces écoles, ces hôpi­taux sac­ca­gés lors des mas­sacres. J’ai vu aus­si dans leurs regards cette volon­té de croire que la jus­tice inter­na­tio­nale allait recon­naitre leur souf­france, recons­truire ce que la vio­lence cri­mi­nelle leur avait enle­vé pour leur per­mettre, enfin, de revivre ensemble.

Cette même volon­té doit aujourd’hui nous ani­mer pour ren­for­cer les moyens de la CPI, mais sur­tout pour construire son indé­pen­dance. Le poli­tique se fait dis­trait lorsque l’on parle de jus­tice : elle coute cher, est peu effi­cace… comme si ce n’était pas la volon­té poli­tique et les moyens qu’on lui donne qui per­mettent à la jus­tice inter­na­tio­nale de mieux fonctionner.

Pas d’optimisme exa­gé­ré, mais pas de pes­si­misme non plus. Parce que l’évidence est que nous ne pou­vons plus fer­mer les yeux. La CPI et les tri­bu­naux ad hoc, avec tous leurs pro­blèmes, leurs erre­ments ont fait de la « ques­tion jus­tice » une ques­tion incon­tour­nable pour la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. J’ai cette cer­ti­tude que demain don­ne­ra rai­son au doc­teur Muk­wege : « Il faut que cela cesse. Nous n’allons plus nous taire. »

Vincent Lurquin


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