Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Une Justice tue
Avant de punir, il faut juger. L’expérience de terrain impose la conclusion que la justice (et son bras armé, le droit pénal) n’est ni vengeance ni oubli, mais mémoire et recherche d’une intention criminelle, elle-même fondatrice de l’espace du droit pénal. Les difficultés, les errements, les silences de la justice internationale sont dus au fait que l’on n’est pas allé au terme de la question pénale, et non à l’inadéquation du projet international pénal d’avec les figures du mal que sont génocides et crimes contre l’humanité.
C’est au creux des silences de ces centaines de témoins rencontrés au Rwanda que j’ai compris que ceux qui ont vécu le génocide ont côtoyé le visage du mal absolu. Dans leurs récits, chahutés par leur souffrance, les meurtres, les viols, apparait cet impératif catégorique du génocidaire : je te tue, non pour ce que tu m’as fait, mais pour ce que tu es et j’exterminerai tes enfants, ta famille, tes semblables.
Comment faire comprendre à ces victimes que l’on a compris, comment faire taire ce cri si humain, si évident, de vengeance ? Comment tarir ce cycle de violences ? Ici, il n’est pas question de dialogue, de réconciliation. Il faut d’abord punir pour commencer ce long chemin qui fait, qu’aujourd’hui, vingt ans après, Hutu, Tutsi recommencent à se parler.
Mais avant de punir, il faut juger. Oui, la justice et son bras armé qu’est le droit pénal, la justice internationale et son droit si particulier, sont une des réponses nécessaires qui ne sont ni vengeance ni oubli, mais mémoire et recherche de cette intention criminelle qui fonde l’espace du droit pénal. Les difficultés, les errements, les silences de la justice internationale ne sont-ils pas dus au fait que l’on n’est pas allé au terme de la question pénale plutôt qu’au fait que celle-ci ne répond pas adéquatement à ces figures du mal que sont génocides et crimes contre l’humanité ?
La preuve en deux images qui ont définitivement marqué ces quinze ans de
travail auprès des juridictions pénales internationales.
Goma-RDC, aout 1994. Nous partons au Rwanda en mission des droits de l’homme, à l’initiative de MSF. Moins d’un mois après la fin du génocide, nous avions cette certitude que priorité devait être donnée à la reconstruction de l’État de droit. L’aéroport de Kigali est encore fermé. C’est par Goma que nous commençons notre mission. Ici, c’est le temps de l’urgence humanitaire. La communauté internationale, muette face au génocide, se réveille soudain face à cette course contre la montre, contre le choléra, le typhus, la mort annoncée de dizaines de milliers d’hommes, de femmes, d’enfants.
Au détour d’un camp, nous voyons une longue file d’hommes portant chacun un colis dans les bras, le déposant, s’arrêtant quelques secondes et s’en allant. En approchant de cette longue procession, muette, nous voyons que ce sont leurs enfants, morts, qu’ils déposent dans une fosse commune, les uns à côté des autres, rangée par rangée, recouvertes de chaux. Et devant lesquels, ils s’inclinent, quelques secondes… Ces enfants-là ne peuvent, en tout cas, pas être tenus pour responsables des crimes commis par leurs pères. Mais qui le dira si ce n’est la justice pénale ?
Une des armes les plus terribles des génocidaires est de faire croire à cette culpabilité collective qui effacerait la responsabilité individuelle de ces crimes, viols, assassinats. Si tous sont coupables, personne ne l’est…
Le lendemain, nous partons à Nyamata, au Rwanda. Ici, c’est le silence. Pas de journaliste, pas de pont aérien, pas de course contre la mort. Ici, tout semble s’être arrêté. Et, perdue au milieu de nulle part, une petite église, calme, trop calme… Quand nous en passons la porte, des centaines de personnes, agenouillées, les unes à côté des autres, le chapelet entre les mains, des enfants se lovant sous le ventre de leur mère dans la recherche d’une fragile protection. Assassinées, toutes, depuis des semaines. Empreintes indélébiles qui crient justice.
La mise en miroir de ces deux images fonde et justifie l’action pénale : elle seule pourra, dans le respect des règles du débat judiciaire, débusquer l’intention criminelle. Elle seule pourra faire mentir la sombre prédiction de ceux qui articulent les génocides : « Aucun témoin ne doit survivre. »
Une justice où les victimes se font témoins
Ce sont ces témoins, leur courage, qui ont construit la justice internationale. Cette justice qui multiplie les paradoxes. Le plus évident est que les victimes n’y ont pas droit à la parole. Si elles veulent se faire entendre, c’est comme témoin qu’elles doivent comparaitre. C’est probablement le premier échec des justices internationales : l’incapacité à fonder un droit pénal international singulier qui ne s’apparente entièrement ni à la common law ni à la civil law. Car si le droit pénal se fonde sur des principes universels, la procédure pénale se divise en deux blocs. Et ici, la chute du mur n’est pas pour demain !
Laquelle de ces deux procédures choisir ? Privilégier les juges d’instruction comme maitres des enquêtes, ces « petits juges » dont l’indépendance énerve souvent le politique ? Ou, en préférant la common law, choisir le « juge arbitre », laissant aux avocats et procureurs le soin de constituer la preuve, à décharge et à charge ? Comme trop souvent, l’ONU décida… de ne pas décider laissant aux juges eux-mêmes, étonnant paradoxe, le soin de « faire la loi » en rédigeant, en assemblées des juges, les statuts et règlements des tribunaux, mais rapidement, de même que l’anglais se substitue au français comme langue officielle du tribunal, la common law assoit sa suprématie. Conséquence directe en termes de procédure pénale : il revient au seul procureur de parler au nom des victimes.
Parler au nom des victimes… plutôt que leur donner ce droit à la parole. C’est prendre le risque d’une parole guidée, bridée tant par le procureur que par l’avocat. Même si le respect du contradictoire est le maitre mot des prétoires internationaux. La victime n’y a pas cette identité qu’elle aurait en cas de représentation directe. Les tribunaux ad hoc ne lui donnent pas ce rôle qu’elle pourrait jouer, non seulement dans le cours du procès, mais aussi dans l’identification même des auteurs des crimes repris dans l’acte de l’accusation. Et pourtant qui mieux qu’elle peut désigner ses bourreaux ?
Ce n’est pas le procès pénal qui est ici en cause. C’est la décision de la communauté internationale de choisir « le tout au procureur » plutôt que de permettre dès le début la présence dans le procès de ces parties civiles, de ces victimes qui, c’est vrai, sont plus incontrôlables… L’absence de la voix des victimes devant les prétoires internationaux a d’énormes conséquences. Une de ces conséquences est que, si certains auraient dû être jugés et ne le seront pas, d’autres l’ont été alors que chacun savait qu’ils ne partageaient pas l’idéologie génocidaire.
Ici aussi ce n’est pas le principe pénal qui est en cause mais la dérive de son application devant la justice internationale. En droit pénal « classique », c’est la conjonction des indices recueillis au cours de l’enquête qui aboutit à la mise en accusation. Au TPIR, c’est la fonction que l’on occupait durant le génocide qui constitue l’indice premier, et parfois suffisant, de cet acte d’accusation. Les procès se baptisent d’ailleurs Militaires I, Militaires II, Gouvernement I, Gouvernement II… C’est parce que l’on est chef d’état-major ou ministre que l’on est poursuivi, pas nécessairement parce que l’on est suspecté de crime de génocide. C’est un peu le syndrome du mari coupable : vous êtes arrêté non parce que l’on vous croit coupable mais parce que vous êtes le mari… D’abord l’on arrête et puis l’on s’interroge sur la culpabilité.
Cela donne lieu à d’étranges décisions. Telle celle du chef d’état-major général de la gendarmerie que j’ai défendu et fait acquitter après quatorze ans de procès. Les juges s’accordent à dire, dans le jugement, qu’il était de notoriété qu’il fut partisan des accords de paix, qu’il s’opposa au génocide et qu’il n’eut pas les moyens de s’y opposer d’autre façon. Mais alors pourquoi l’arrêter ? Il aurait suffi d’écouter, au Rwanda, ceux qui ont vécu le génocide. Eux, ils savent…
Et les exemples sont nombreux. Neuf ans de préventive suivi de dix ans de « safe house » après un jugement d’acquittement pour le doyen des ministres. Les juges ont dû se rendre à l’évidence : jamais l’accusé n’avait été dans sa préfecture d’origine durant le génocide, là où étaient dénoncés ses crimes. Par contre, constat était fait dans le jugement que les cinq témoins principaux du procureur avaient fabriqué de toutes pièces leur accusation. Ou encore cet autre acquitté dont la preuve fut rapportée qu’il était à l’étranger quand les assassinats qu’il aurait commis se sont perpétrés. Bien sûr, la justice a fait son travail, et ils furent acquittés mais de tels scénarios n’auraient pas été possibles si les victimes avaient eu leur mot à dire durant le procès.
Durant plus de quinze ans, j’ai enquêté au Rwanda : c’est à l’évidence là que se situe la vérité. C’est un des caractères les plus atroces du génocide : les voisins tuaient leurs voisins. Aujourd’hui, chacun sait qui a tué les siens. Pourquoi avoir alors confiné les victimes dans le rôle de témoins ?
La Cour pénale internationale a voulu tirer les leçons de cet échec des tribunaux ad hoc en laissant la place aux victimes comme quatrième acteur du procès pénal. Malheureusement, c’est un rôle de figuration qui leur a été donné. Le procureur reste le seul maitre des poursuites, seul responsable de l’identification des accusés qui comparaitront à La Haye. Avec les conséquences que l’on connait : ne pas poursuivre tous les principaux responsables, en voir acquitter certains eu égard à la faiblesse de la preuve du procureur, et surtout décevoir toutes ces victimes qui voyaient en cette nouvelle justice internationale un espoir de paix. Espoir déçu.
Le visage du mal absolu
Le droit pénal est une réponse adaptée en raison également de son universalité : quelle que soit la latitude sous laquelle il se rend, le droit a pour fonction de débusquer, de définir l’intention criminelle. Quelle que soit la façon dont les règles sont écrites, les peines applicables, ce que scrute le droit pénal, c’est ce qui fait que vous êtes criminel et que rien ne peut y être objecté, que ce soient des causes de justification, d’excuse ou la responsabilité de quelque supérieur hiérarchique.
L’expérience de la justice internationale démontre, avec ses difficultés et ses faiblesses, qu’à l’universalité du mal absolu peut répondre ce caractère universel du droit pénal. Le visage du génocide, des crimes contre l’humanité, est, de fait, étrangement semblable sous toutes les latitudes.
C’est un de nos grands esprits, Maxime Steinberg, qui, dans le cadre des procès de compétence universelle qui se déroulèrent devant la cour d’assises de Bruxelles, en fit l’étonnante démonstration. Il put établir, dessins et images à l’appui, ces proximités dans les représentations de ceux que l’on devait rendre haïssables. Pour abolir toute référence morale, pour s’autojustifier au moment où la machette tombait, où le fusil visait.
Comment, à dix-mille kilomètres de distance, dans des civilisations si contrastées, dans une ignorance de l’histoire de chacun, les visages des suppliciés se ressemblaient-ils tellement, les appels à la haine se faisaient-ils si proches ? Jusqu’à la linguistique qui s’y mettait : à l’«Arbeit macht frei » d’Auschwitz répondaient comme en écho, les appels au « travail » des génocidaires rwandais.
Le génocide ne peut se parer des oripeaux de la folie meurtrière qui, tout à coup, contaminerait un peuple comme le virus d’Ebola. Si tel était le cas, la réponse pénale ne serait, à coup sûr, pas la bonne. Il faudrait tenter de comprendre sans juger. Mais le regard des rescapés de la mort nous interdit de prendre cette voie. Ce serait celle de l’impunité. C’est bien au droit pénal qu’il appartient de juger. Ne pas juger sans comprendre, mais aussi ne pas comprendre sans faire justice.
Une justice de vainqueurs
Mais peut-on appeler justice des tribunaux qui détourneraient leurs regards des crimes contre l’humanité commis par certains pour ne sanctionner que les crimes commis par d’autres… les vaincus ?
C’est pourtant à ce constat qu’est arrivé le tribunal pénal international pour le Rwanda, constat définitif puisque ses portes sont, mécanisme résiduaire mis à part, définitivement fermées. Et pourtant la compétence donnée par l’ONU leur permettait de les juger tous : compétence de temps : l’ensemble de l’année 1994 ; compétence de lieu : l’ensemble du Rwanda. Alors pourquoi ? Dès 1999, les actes d’accusation étaient prêts, les accusés désignés, les témoins identifiés. Pas un ne sera poursuivi.
Parce que la question n’est pas tant de savoir si le droit pénal est une réponse idoine pour juger les crimes les plus graves contre l’humanité. La question est de savoir si le droit, tout court, si la norme, qu’elle soit nationale ou internationale, peut prendre le pas sur le politique. Autrement dit : une justice internationale peut-elle exister si elle reste tributaire des intérêts particuliers de chacun ?
Le régime rwandais a bien sûr permis de juger ceux qui, dans la structure de l’État, étaient accusés de génocide. Il a permis que des enquêtes soient menées sur son territoire. Sans cet accord, le TPIR n’aurait pas existé. Mais cette autorisation, il l’a fait payer au prix fort à la communauté internationale. Il a imposé aux juges d’enlever le bandeau de Thémis. La balance de la justice était lestée du poids de cette nécessaire approbation du régime rwandais. Chacun connaissait cette marque de fracture au-delà de laquelle la justice ne pouvait plus se rendre.
Deux présidents oubliés
N’est-il pas extraordinaire que l’assassinat du président Habyarimana qui a enflammé le Rwanda, le 6 avril 94 à 20h25, n’a jamais été jugé, ni même instruit par la justice pénale internationale. Bien sûr, ce n’est pas cet évènement qui a causé le génocide, mais chacun sait que ce fut son élément « déclencheur ». Quelle est cette justice qui refuse de s’interroger sur l’assassinat de deux présidents, le Rwandais et le Burundais ?
Quelle est cette justice qui, dès 1995, envoie les enquêteurs partout au Rwanda à la recherche des témoins, mais pour qui tous les témoignages ne se valent pas ? Témoins du génocide. Témoins aussi des crimes contre l’humanité commis par les soldats du Front patriotique rwandais (FPR). Ces derniers témoins ont compris que le prix de leur vie était leur silence. J’ai entendu les témoignages de ceux qui avaient vécu l’insoutenable du génocide, mais qui, aussi, avaient vécu la vengeance du vainqueur. Une vengeance qui faisait loi au Rwanda. Peut-être que si la communauté internationale ne s’était pas tue face au régime rwandais, s’était montrée un peu plus courageuse, des dizaines de milliers de personnes n’auraient pas été tuées sans jugement, dans le Kivu voisin.
Parce que c’est aussi une vraie question. Parce que la question du droit pénal n’est pas facultative. Pourquoi la justice internationale ne veut-elle pas voir cette guerre qui blesse, tue, viole des milliers de femmes, d’hommes et d’enfants ? À cent-cinquante mètres du Rwanda voisin…, il suffit de traverser le petit pont de la Rusizi. Pourquoi n’écoute-t-on pas le docteur Mukwege, ce gynécologue qui, depuis des années soigne les femmes mutilées, preuves vivantes que le viol est une des armes de guerre les plus terribles. Ne sont-elles pas terribles ses paroles lorsqu’il nous dit qu’il soigne aujourd’hui des filles, violées, dont il a soigné les mères, violées, il y a vingt ans. Où est l’action de la justice ? Devant ces crimes, seule la réponse pénale s’impose parce qu’il n’y a aucune volonté de pacification, de réconciliation dans le chef de ces assassins et des régimes qui les envoient.
La subsidiarité : voie royale du politique
Le constat de cette impuissance de la justice internationale réside dans le paradoxe de créer, à la fois, une Cour pénale internationale permanente et d’appliquer le principe de subsidiarité de sa compétence face aux autorités nationales.
Les tribunaux ad hoc (ex-Yougoslavie, Rwanda, Sierra Leone…) avaient la primauté sur les autorités nationales. Aujourd’hui, la cour pénale doit demander et obtenir l’autorisation du pays où eurent lieu les crimes pour mener à bien un procès contre leurs auteurs. Le fait que cette primauté de l’instance internationale n’existe plus se traduit par l’abandon de la primauté du droit face à l’outil politique que peut représenter, pour un régime, l’intervention ou la non-intervention de la Cour pénale internationale en appui au système judiciaire national.
C’est probablement la cause la plus évidente de l’échec actuel de la CPI après douze ans d’existence. À titre d’exemple, prenons le procès concernant l’Ituri : le président Kabila donne son accord à une intervention de la CPI. Comme avocat des victimes, j’ai longuement parcouru l’Ituri. De témoignage en témoignage, il devenait de plus en plus clair que Mbemba allait être mis en cause. Mbemba, le principal adversaire de Kabila, qui sera arrêté, mis à disposition de la CPI et aujourd’hui encore, après des années, détenu à La Haye.
Mais pourquoi alors ne pas accepter que, dans une autre province congolaise, où de mêmes massacres, crimes contre l’humanité, actes de génocide se perpétuent, au Kivu, la CPI ouvre des procès ?
Nous le savons tous : parce que les données géopolitiques sont différentes. Parce que mettre en accusation le M23 et les différentes milices d’agression du Congo équivaudrait à écrire l’acte d’accusation du Rwanda, déclarer la guerre à son petit, mais combien puissant voisin, s’aliéner une communauté internationale qui continue à soutenir inoxydablement le régime rwandais. Vous avez dit « Bizarre…»? Non. Ce sont les limites de l’indépendance d’une justice internationale qui ne choisit pas son terrain de compétence.
Ce n’est donc pas la question de l’opportunité de la réponse pénale qui est première. Nombre de pays ont instauré des commissions Vérité-Réconciliation. Mais justement… La volonté des États, et l’exemple de l’Afrique du Sud n’est pas le moindre, était d’apaiser les tensions. Non pas tant de juger que de réapprendre à se parler, à vivre ensemble. Parce que l’on savait que si l’on jugeait, les tensions risquaient de compromettre le processus de démocratisation. Telle n’est évidemment pas la situation au Rwanda…
La compétence universelle
La Belgique fut pionnière dans ce domaine avant que la politique ne s’en mêle. Qui ne se souvient de ce douloureux épisode qui fit que, d’urgence, le gouvernement réunit les chambres législatives pour modifier cette loi. Le pouvoir judiciaire belge avait osé braver la toute-puissance américaine en accueillant une plainte contre l’ancien président Bush. Il fallait choisir : maintenir la loi ou maintenir Bruxelles comme siège de l’Otan. Le chantage ne se cachait même pas sous un langage plus diplomatique. Le choix, vous le connaissez. Un « filtre » fut mis à cette compétence qui, du coup, se faisait bien moins universelle.
Cinq procès se déroulèrent cependant devant la cour d’assises de Bruxelles. Procès-fleuve qui durèrent des mois et posent la question de l’adéquation, non tant du droit pénal, que celle de la civil law pour juger des personnes accusées de génocide. Une réflexion doit d’urgence s’ouvrir pour adopter notre droit aux aspérités de la justice internationale, pour rétablir aussi l’égalité des armes entre défense et accusation.
Exemple : l’avocat ne peut avoir un contact avec les témoins autres que de moralité avant le procès. Mais comment connaitre les témoins si l’on n’a pas été sur le lieu des crimes, comment savoir que dans le fin fond de la préfecture de Cyangugu, un témoin existe qui pourrait innocenter votre client ? La common law organise ces recherches des témoins pour les avocats comme pour le procureur. La civil law l’interdit pour les avocats.
Exemple : non seulement le procureur belge assiste aux auditions, en l’absence de l’avocat, mais le procureur rwandais y assiste aussi. Imagine-t-on la liberté de parole d’un témoin qui, peut-être, a vu non seulement des actes de génocide, mais aussi les exactions commises par le FPR, lorsque l’on sait que le procureur a dû faire allégeance à un régime… aux mains du FPR ?
Exemple : l’avocat de la défense est bien démuni face à l’arsenal de moyens, en hommes et en matériel, mis à la disposition du juge et du procureur. Il est nécessaire de rétablir l’égalité entre défense et accusation si l’on veut atteindre les garanties d’un procès équitable.
La fermeture de l’ensemble des tribunaux ad hoc et les difficultés de cette imposante machine qu’est la CPI, montrent toute l’importance de la compétence universelle pour lutter contre l’impunité. La justice pénale internationale empruntera nécessairement cette voie. Il faudra cependant que le politique lui en donne les moyens, qu’un véritable dialogue s’instaure aussi entre les différentes instances judiciaires des pays concernés pour tenter d’établir un socle législatif et une jurisprudence communs.
Une justice internationale : réalité ou fiction ?
En conclusion, le droit pénal est-il cette meilleure façon qu’a la société de juger, mais aussi de faire mémoire et qui sait, d’aider à la réconciliation face aux crimes les plus graves contre notre humanité ? Trois missions données à la justice internationale. Ce bref retour en arrière de quinze ans d’expériences auprès des tribunaux internationaux n’incite guère, on l’aura compris, à un optimisme exagéré.
Le juge de cette justice-là semble bien désuet, bien impuissant, face à ces fureurs criminelles qui, au moment où elles se produisent, réduisent au silence non seulement les victimes, mais aussi la communauté internationale. De témoin celle-ci s’est faite complice : Rwanda, Ex-Yougoslavie, Cambodge, Sierra Léone… La liste est longue de ces trahisons que nous voulons, après que les armes se soient tues, occulter par une justice qui trop souvent, est celle des vainqueurs qui jugent les vaincus.
La Cour pénale internationale a suscité un espoir immense de pouvoir peser sur le cours de l’histoire, non après les évènements, mais avant et pendant. Son caractère permanent voulait casser ce cycle sans fin qui faisait qu’il fallait attendre le fairepart de mort de centaines de milliers de personnes pour que la communauté internationale lance un fairepart de naissance : celui d’un tribunal international ad hoc.
Espoir devenu plus fort parce qu’enfin une place était donnée pour la représentation légale des victimes. Parce que, concrètement, celles-ci pouvaient demander réparation. En sillonnant l’Ituri avec leur famille, j’ai vu ces écoles, ces hôpitaux saccagés lors des massacres. J’ai vu aussi dans leurs regards cette volonté de croire que la justice internationale allait reconnaitre leur souffrance, reconstruire ce que la violence criminelle leur avait enlevé pour leur permettre, enfin, de revivre ensemble.
Cette même volonté doit aujourd’hui nous animer pour renforcer les moyens de la CPI, mais surtout pour construire son indépendance. Le politique se fait distrait lorsque l’on parle de justice : elle coute cher, est peu efficace… comme si ce n’était pas la volonté politique et les moyens qu’on lui donne qui permettent à la justice internationale de mieux fonctionner.
Pas d’optimisme exagéré, mais pas de pessimisme non plus. Parce que l’évidence est que nous ne pouvons plus fermer les yeux. La CPI et les tribunaux ad hoc, avec tous leurs problèmes, leurs errements ont fait de la « question justice » une question incontournable pour la communauté internationale. J’ai cette certitude que demain donnera raison au docteur Mukwege : « Il faut que cela cesse. Nous n’allons plus nous taire. »